La Grande Ombre
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La Grande Ombre

  1. 212 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
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La Grande Ombre

À propos de ce livre

La peur rĂšgne en Europe: une menace pĂšse sur la paix des peuples, et cette " grande ombre " n'est autre que celle de NapolĂ©on. Un jeune Anglais plonge alors dans un tourbillon des guerres entre puissants aux mains desquels les peuples ne sont que les instruments de leur quĂȘte de pouvoir et de gloire. Au-delĂ  d'une apparente revendication nationaliste, et Ă  travers le destin de ce modeste adolescent britannique Ă  l'Ăąme simple, Conan Doyle se montre ici digne des grands Stevenson, Fielding ou Dickens. Et c'est par ce vĂ©ritable roman de formation qu'in nous livre un facette, inĂ©dite en France, de ses talents de romancier.

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Informations

Éditeur
Books on Demand
Année
2019
ISBN de l'eBook
9782322185030
Édition
1

XII : L’OMBRE SUR LA TERRE

Il faisait encore une pluie fine le matin ; des nuages bruns se mouvaient sous un vent humide et glacial. J’éprouvai une impression Ă©trange en ouvrant les yeux, quand je songeai que je prendrais part, ce jour­lĂ , Ă  une bataille, bien qu’aucun de nous ne s’attendit Ă  une bataille telle que celle qui se livra. Toutefois, nous Ă©tions debout, et tout prĂȘts dĂšs la premiĂšre clartĂ©, et quand nous ouvrĂźmes les portes de notre grange, nous entendĂźmes la plus divine musique que j’aie jamais Ă©coutĂ©e, et qui jouait quelque part, dans le lointain.
Nous nous Ă©tions formĂ©s en petits groupes pour y prĂȘter l’oreille. Comme, c’était doux, innocent, mĂ©lancolique. Mais notre sergent Ă©clata de rire en voyant combien nous Ă©tions charmĂ©s.
– Ce sont les musiques françaises, dit­il, et si vous montez jusque par ici, vous verrez ce que bon nombre d’entre vous pourront bien ne plus revoir.
Nous montĂąmes. La belle musique arrivait encore Ă  nos oreilles. Nous nous arrĂȘtĂąmes sur une hauteur qui se trouvait Ă  quelques pas de la grange. Là­bas, au pied de la pente, Ă  une demi­portĂ©e de fusil de nous, s’élevait une coquette maison de ferme couverte de tuiles, entourĂ©e d’une haie avec un bout de verger. Tout autour Ă©taient rangĂ©s en ligne des hommes en habits rouges et hauts bonnets de fourrure, qui travaillaient avec une activitĂ© d’abeilles, Ă  percer des trous dans les murailles et Ă  barrer les portes.
– Ceux­lĂ , ce sont les compagnies lĂ©gĂšres de la Garde, dit le sergent. Ils tiendront bon dans cette ferme, tant qu’un seul sera capable de remuer le doigt. Mais regardez par­dessus. Vous verrez les feux de bivouac des Français.
Nous regardĂąmes de l’autre cĂŽtĂ© de la vallĂ©e, vers la crĂȘte basse, et nous vĂźmes un millier de petites pointes jaunes de flamme, surmontĂ©es d’un panache de fumĂ©e noire qui montait lentement dans l’air alourdi. Il y avait une autre ferme sur la pente opposĂ©e de la vallĂ©e, et pendant que nous regardions, apparut soudain sur un tertre voisin, un petit groupe de cavaliers qui nous examinĂšrent attentivement. Il y avait, en arriĂšre, une douzaine de hussards, et en avant, cinq hommes, dont trois coiffĂ©s de casques, un autre avec un long plumet rouge et droit Ă  son chapeau. Le dernier avait une coiffure basse.
– Par Dieu ! s’écria le sergent. C’est lui, c’est Boney, celui qui monte le cheval gris. Oui, j’en parierais un mois de solde.
J’écarquillai les yeux pour le voir, cet homme qui avait Ă©tendu au­ dessus de toute l’Europe cette grande ombre, qui avait plongĂ© les Nations dans les tĂ©nĂšbres pendant vingt­cinq ans, cette ombre qui Ă©tait mĂȘme allĂ©e s’étendre jusqu’au­dessus de notre ferme lointaine, et nous avait violemment arrachĂ©s, moi, Edie et Jim, Ă  l’existence que nos familles avaient menĂ©es avant nous.
Autant que je pus en juger Ă  cette distante, c’était un homme trapu, aux Ă©paules carrĂ©es. Il tenait appliquĂ©e Ă  ses yeux sa lorgnette, en Ă©cartant fortement les coudes de chaque cĂŽtĂ©. J’étais encore occupĂ© Ă  le regarder, quand j’entendis Ă  cĂŽtĂ© de moi un fort souffle de respiration.
C’était Jim, dont les yeux luisaient comme des charbons ardents.
Il avançait la figure jusque sur mon épaule.
– C’est lui, Jock, dit­il à voix basse.
– Oui, c’est Boney, rĂ©pondis­je.
– Non, non, c’est lui ; c’est de Lapp, ou de Lissac, Ă  moins que ce dĂ©mon n’ait encore quelque autre nom. C’est lui.
Alors je le reconnus immĂ©diatement. C’était le cavalier dont le chapeau Ă©tait ornĂ© d’un grand plumet rouge. MĂȘme Ă  cette distance, j’aurais jurĂ© que c’était lui, en voyant ses Ă©paules tombantes, et sa façon de porter la tĂȘte.
Je fermai les mains sur le bras de Jim, car je voyais bien qu’il avait le sang en Ă©bullition Ă  la vue de cet homme, et qu’il Ă©tait capable de n’importe quelle folie. Mais Ă  ce moment il sembla que Bonaparte se penchait et disait Ă  de Lissac quelques mots. Le groupe fit demi­tour et disparut pendant que rĂ©sonnait un coup de canon, et que d’une batterie placĂ©e sur la crĂȘte partait un nuage de fumĂ©e blanche.
Au mĂȘme instant, on sonna, dans notre village, au rassemblement. Nous courĂ»mes Ă  nos armes et on se forma. Il y eut une sĂ©rie de coups de feu tirĂ©s tout le long de la ligne, et nous crĂ»mes que la bataille avait commencĂ©, mais en rĂ©alitĂ© cela venait de ce que nos canonniers nettoyaient leurs piĂšces. Il Ă©tait en effet Ă  craindre que les amorces n’aient Ă©tĂ© mouillĂ©es par l’humiditĂ© de la nuit. De l’endroit oĂč nous Ă©tions, nous avions sous les yeux un spectacle qui mĂ©ritait qu’on passĂąt la mer pour le voir. Sur notre crĂȘte s’étendaient les carrĂ©s, alternativement rouges et bleus, qui allaient jusqu’à un village, situĂ© Ă  plus de deux miles de nous.
On se disait nĂ©anmoins tout bas, de rang en rang, qu’il y avait trop de bleu et pas assez de rouge, car les Belges avaient montrĂ© la veille qu’ils n’avaient pas le cƓur assez ferme pour la besogne, et nous avions vingt mille de des hommes­lĂ  comme camarades. En outre, nos troupes anglaises elles­mĂȘmes Ă©taient composĂ©es de miliciens et de recrues, car l’élite de nos vieux rĂ©giments de la PĂ©ninsule Ă©taient encore sur des transports, en train de passer l’OcĂ©an, au retour de quelque stupide querelle avec nos parents d’AmĂ©rique.
Nous avions toutefois, avec nous, les peaux d’ours de la Garde, formant deux fortes brigades, les bonnets des Highlanders, les bleus de la LĂ©gion allemande, les lignes rouges de la brigade Pack, de la brigade de Kempt, le petit pointillĂ© vert des carabiniers, disposĂ©s Ă  l’avant. Nous savions que, quoiqu’il arrivĂąt, c’étaient des gens Ă  tenir bon partout oĂč on les placerait, et qu’ils avaient Ă  leur tĂȘte un homme capable de les placer dans les postes oĂč ils pourraient tenir bon.
Du cĂŽtĂ© des Français, nous n’apercevions guĂšre que le clignotement de leurs feux de bivouac, et quelques cavaliers dispersĂ©s sur les courbes de la crĂȘte. Mais comme nous Ă©tions lĂ  Ă  attendre, tout Ă  coup retentit la bruyante fanfare de leurs musiques. Leur armĂ©e entiĂšre monta et dĂ©borda, par­dessus la faible hauteur qui les avait cachĂ©s ; les brigades succĂ©dant aux brigades, les divisions aux divisions, jusqu’à ce qu’enfin toute la pente, jusqu’en bas, eĂ»t pris la couleur bleue de leurs uniformes, et scintilla de l’éclat de leurs armes.
On eĂ»t dit qu’ils n’en finiraient pas, car il en venait, il en venait, sans interruption, pendant que nos hommes, appuyĂ©s sur leurs fusils, fumant leur pipe, regardaient là­bas ce vaste rassemblement, et Ă©coutaient ce que savaient les vieux soldats qui avaient dĂ©jĂ  combattu contre les Français. Puis, lorsque l’infanterie se fut formĂ©e en masses longues et profondes, leurs canons arrivĂšrent en bondissant et tournant le long de la pente. Rien de plus joli Ă  voir que la prestesse avec laquelle ils les mirent en batterie, tout prĂȘts Ă  entrer en action.
Ensuite, à un trot imposant, se présenta la cavalerie, trente régiments au moins, avec la cuirasse, le plumet au casque, armés du sabre étincelant ou de la lance à pennon. Ils se formÚrent sur les flancs et en arriÚre en longues lignes mobiles et brillantes.
– VoilĂ  nos gaillards, s’écria notre vieux sergent. Ce sont des goinfres Ă  la bataille. Oh pour cela ! oui. Et vous voyez ces rĂ©giments au milieu, ceux qui ont de grands shakos, un peu en arriĂšre de la ferme. C’est la Garde. Ils sont vingt mille, mes enfants, tous des hommes d’élite, des diables Ă  tĂȘte grise, qui n’ont fait autre chose que de se battre depuis le temps oĂč ils n’étaient pas plus haut que mes guĂȘtres. Ils sont trois contre deux, ils ont deux canons contre un, et par Dieu ! vous autres recrues, ils vous feront dĂ©sirer d’ĂȘtre revenus Ă  Argyle street, avant d’en avoir fini avec vous.
Il n’était guĂšre encourageant, notre sergent, mais il faut dire qu’il avait Ă©tĂ© Ă  toutes les batailles depuis la Corogne, et qu’il avait sur la poitrine une mĂ©daille avec sept barrettes, de sorte qu’il avait le droit de parler comme il lui plaisait.
Quand les Français se furent rangĂ©s entiĂšrement, un peu hors de la portĂ©e des canons, nous vĂźmes un petit groupe de cavaliers tout chamarrĂ©s d’argent, d’écarlate et d’or, circuler rapidement entre les divisions, et sur leur passage Ă©clatĂšrent, des deux cĂŽtĂ©s, des cris d’enthousiasme, et nous pĂ»mes voir des bras s’allonger, des mains s’agiter vers eux. Un instant aprĂšs, le bruit cassa. Les deux armĂ©es restĂšrent face Ă  face dans un silence absolu, terrible.
C’est un spectacle qui revient souvent dans mes rĂȘves. Puis, tout Ă  coup, il se produisit un mouvement dĂ©sordonnĂ© parmi les hommes qui se trouvaient juste devant nous. Une mince colonne se dĂ©tacha de la grosse masse bleue, et s’avança d’un pas vif vers la ferme situĂ©e en bas de notre position. Elle n’avait pas fait cinquante pas qu’un coup de canon partit d’une batterie anglaise Ă  notre gauche.
La batailla de Waterloo venait de commencer.
Il ne m’appartient pas de chercher Ă  vous raconter l’histoire de cette bataille, et d’ailleurs je n’aurais pas demandĂ© mieux que de me tenir en dehors d’un pareil Ă©vĂ©nement, s’il n’était pas arrivĂ© que notre destin, celui de trois modestes ĂȘtres qui Ă©taient venus lĂ  de la frontiĂšre, avait Ă©tĂ© de nous y mĂȘler au mĂȘme point que s’il s’était agi de n’importe lequel de tous les rois ou empereurs. À dire honnĂȘtement la vĂ©ritĂ©, j’en ai appris sur cette bataille, plus par ce que j’ai lu que par ce que j’ai vu.
En effet, qu’est­ce que je pouvais voir, avec un camarade de chaque cĂŽtĂ©, et une grosse masse de fumĂ©e blanche au bout de mon fusil. Ce fut par les lĂšvres et par les conversations d’autres personnes que j’appris comment la grosse cavalerie avait fait des charges, comment elle avait enfoncĂ© les fameux cuirassiers, comment elle fut hachĂ©e en morceaux avant d’avoir pu revenir. C’est aussi par lĂ  que j’appris tout ce qui concerne les attaques successives, la fuite des Belges, la fermetĂ© qu’avaient montrĂ©e Pack et Kempt.
Mais je puis, d’aprĂšs ce que je sais par moi­mĂȘme, parler de ce que nous vĂźmes nous­mĂȘmes par les intervalles de la fumĂ©e et les moments d’accalmie de la fusillade, et c’est prĂ©cisĂ©ment cela que je vous raconterai. Nous Ă©tions Ă  la gauche de la ligne, et en rĂ©serve, car le duc craignait que Boney ne cherchĂąt Ă  nous tourner de ce cĂŽtĂ©, pour nous prendre par­derriĂšre, de sorte que nos trois rĂ©giments, ainsi qu’une autre brigade anglaise et les Hanovriens, avaient Ă©tĂ© postĂ©s lĂ  pour ĂȘtre prĂȘts Ă  tout hasard.
Il y avait aussi deux brigades de cavalerie lĂ©gĂšre, mais l’attaque des Français se faisait entiĂšrement de front, si bien que la journĂ©e Ă©tait dĂ©jĂ  assez avancĂ©e avant qu’on eĂ»t rĂ©ellement besoin de nous. La batterie anglaise, qui avait tirĂ© le premier coup de canon, continuait Ă  faire feu bien loin vers notre gauche. Une batterie allemande travaillait ferme Ă  notre droite. Aussi Ă©tions­nous complĂštement enveloppĂ©s de fumĂ©e, mais nous n’étions pas cachĂ©s au point de rester invisibles pour une ligne d’artillerie française, postĂ©e en face de nous, car une vingtaine de boulets traversĂšrent l’air avec un sifflement aigu, et vinrent s’abattre juste au milieu de nous.
Comme j’entendis le bruit de l’un d’eux qui passa prĂšs de mon oreille, je baissai la tĂȘte comme un homme qui va plonger, mais notre sergent me donna une bourrade dans les cĂŽtes avec le bout de sa hallebarde.
– Ne vous montrez pas si poli que ça, dit­il. Ce sera assez tĂŽt pour le faire une fois pour toutes quand vous serez touchĂ©.
Il y eut un de ces boulets qui rĂ©duisit en une bouillie sanglante cinq hommes Ă  la fois, et je vis ce boulet immobile par terre. On eĂ»t dit un ballon rouge de football. Un autre traversa le cheval de l’adjudant avec un bruit sourd comme celui d’une pierre lancĂ©e dans de la boue. Il lui brisa les reins et le laissa lĂ  gisant, comme une groseille Ă©clatĂ©e. Trois autres boulets tombĂšrent plus loin vers la droite. Les mouvements dĂ©sordonnĂ©s et les cris nous apprirent qu’ils avaient portĂ©.
– Ah ! James, vous avez perdu une bonne monture, dit le major Reed, qui se trouvait juste devant moi, en regardant l’adjudant dont les bottes et les culottes ruisselaient de sang.
– Je l’avais payĂ© cinquante belles livres Ă  Glasgow, dit l’autre. N’ĂȘtes­vous pas d’avis, major, que les hommes feraient mieux de se tenir couchĂ©s, maintenant que les canons ont prĂ©cisĂ© leur tir sur nous ?
– Pfut ! dit l’autre, ils sont jaunes, James. Cela leur fera du bien.
– Ils en apprendront assez, avant que la journĂ©e soit finie, rĂ©pondit l’adjudant.
Mais Ă  ce moment, le colonel Reynell vit que les carabiniers et le 52Ăšme Ă©taient couchĂ©s Ă  droite et Ă  gauche de nous, de sorte qu’il nous commanda de nous Ă©tendre aussi Ă  terre. Nous fĂ»mes rudement contents, lorsque nous pĂ»mes entendre les projectiles passer, en hurlant comme des chiens affamĂ©s, par­dessus notre dos Ă  quelques pieds de hauteur. MĂȘme alors un bruit sourd, un Ă©claboussement presque Ă  chaque minute, puis un cri de douleur, un trĂ©pignement de bottes sur le sol, nous apprenaient que nous subissions de grosses pertes.
Il tombait une pluie fine.
L’air humide maintenait la fumĂ©e prĂšs de terre : aussi nous ne pouvions voir que par intervalles ce qui se passait juste devant nous, bien que le grondement des canons nous montra que la bataille Ă©tait engagĂ©e sur toute la ligne. Quatre cents piĂšces tournaient alors ensemble, et faisaient assez de bruit pour nous briser le tympan. En effet, il n’y eut pas un de nous Ă  qui il ne resta un sifflement dans la tĂȘte pendant bien des jours qui suivirent. Juste en face de nous, sur la pente de la hauteur, il y avait un canon français et nous distinguions parfaitement les servants de cette piĂšce.
C’était de petits hommes agiles, avec des culottes trĂšs collantes, de grands chapeaux, avec de grands plumets raides et droits, mais ils travaillaient comme des tondeurs de moutons, ne faisant que bourrer, passer l’écouvillon, et tirer. Ils Ă©taient quatorze quand je les vis pour la premiĂšre fois. La derniĂšre, ils n’étaient plus que quatre, mais ils travaillaient plus activement que jamais. La ferme qu’on appelle Hougoumont Ă©tait en bas, en face de nous. Pendant toute la matinĂ©e, nous pĂ»mes voir qu’il s’y livrait une lutte terrible, car les murs, les fenĂȘtres, les haies du verger n’étaient que flammes et fumĂ©e et il en sortait des cris et des hurlements tels que je n’avais jamais rien entendu de pareil jusqu’alors.
Elle Ă©tait Ă  moitiĂ© brĂ»lĂ©e, tout Ă©ventrĂ©e par les boulets. Dix mille hommes martelaient ses portes, mais quatre cents soldats de la garde s’y maintinrent pendant la matinĂ©e, deux cents pendant la soirĂ©e, et pas un Français n’en dĂ©passa le seuil. Mais comme ils se battaient, ces Français ! Ils ne faisaient pas plus de cas de leur vie que de la boue dans laquelle ils marchaient. Un d’eux – je crois le voir encore – un homme au teint hĂąlĂ©, assez repus, et qui marchait avec une canne, s’avança en boitant, tout seul, pendant une accalmie de la fusillade, vers la porte latĂ©rale de Hougoumont, oĂč il se mit Ă  frapper, en criant Ă  ses hommes de les suivre.
Il resta lĂ  cinq minutes, allant et venant devant les canons de fusil qui l’épargnaient, jusqu’à ce qu’enfin un tirailleur de Brunswick, postĂ© dans le verger, lui cassa la tĂȘte d’un coup de feu. Et il y en eut bien d’autres comme lui, car pendant toute la journĂ©e, quand ils n’arrivaient pas en masses, ils venaient par deux, par trois, l’air aussi rĂ©solu que s’ils avaient toute l’armĂ©e sur leurs talons. Nous restĂąmes ainsi tout le matin, Ă  contempler la bataille qui se livrait là­bas Ă  Hougoumont ; mais bientĂŽt le Duc reconnut qu’il n’avait rien Ă  craindre sur sa droite, et il se mit Ă  nous employer d’une autre maniĂšre. Les français avaient poussĂ© leurs tirailleurs jusqu’au­delĂ  de la ferme.
Ils Ă©taient couchĂ©s dans le blĂ© encore vert en face de nous. De lĂ , ils visaient les canonniers, si bien que sur notre gauche trois piĂšces sur six Ă©taient muettes, avec leurs servants Ă©pars sur le sol autour d’elles. Mais le Duc avait l’Ɠil Ă  tout. À ce moment, il arriva au galop. C’était un homme maigre, brun, tout en nerfs, avec un regard trĂšs vif, un nez crochu, et une grande cocarde Ă  son chapeau. Il avait derriĂšre lui une douzaine d’officiers, aussi fringants que s’ils participaient Ă  une chasse au renard, mais de cette douzaine il n’en restait pas un seul le soir.
– Chaude affaire, Adams ! dit­il en passant.
– TrĂšs chaude, votre GrĂące, dit notre gĂ©nĂ©ral.
– Mais nous pouvons les arrĂȘter, je crois. Tut ! Tut ! nous ne saurions permettre Ă  des tirailleurs de rĂ©duire une batterie au silence. Allez me dĂ©busquer ces gens­lĂ , Adams.
Alors j’éprouvai pour la premiĂšre fois ce frisson diabolique qui vous court dans le corps, quand on vous donne votre rĂŽle Ă  remplir dans le combat. Jusqu’à prĂ©sent, nous n’avions pas fait autre chose que de rester couchĂ©s et d’ĂȘtre tuĂ©s, ce qui est la chose la plus maussade du monde.
À prĂ©sent notre tour Ă©tait venu, et sur ma parole, nous Ă©tions prĂȘts. Nous nous levĂąmes, toute la brigade, en formant une ligne d...

Table des matiĂšres

  1. La Grande Ombre
  2. Préface
  3. I : LA NUIT DES SIGNAUX
  4. II : LA COUSINE EDIE D’EYEMOUTH
  5. III : L’OMBRE SUR LES EAUX
  6. IV : LE CHOIX DE JIM
  7. V : L’HOMME D’OUTRE­MER
  8. VI : UN AIGLE SANS ASILE
  9. VII : LA TOUR DE GARDE DE CORRIEMUIR
  10. VIII : L’ARRIVÉE DU CUTTER
  11. IX : CE QUI SE FIT À WEST INCH
  12. X : LE RETOUR DE L’OMBRE
  13. XI : LE RASSEMBLEMENT DES NATIONS
  14. XII : L’OMBRE SUR LA TERRE
  15. XIII : LA FIN DE LA TEMPÊTE
  16. XIV : LE RÈGLEMENT DE COMPTE DE LA MORT
  17. XV : COMMENT TOUT CELA FINIT
  18. Page de copyright