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CHAPITRE IX. Jean de Montfort. – Ses alliances avec l’Angleterre. – Il persécute Clisson. (1366 – 1399)
Jean de Montfort, alors unanimement reconnu comme duc de Bretagne, se rendit dans son duché, où d’abord il fit battre une nouvelle monnaie en son nom. En même temps il fit publier par chaque ville qu’il avait enfin la paix avec tout le monde, et qu’il défendait, sous quelque prétexte que ce pût être, de se livrer à aucune hostilité. Il assembla ensuite les états, et travailla à rétablir partout l’ordre et la tranquillité.
Les Bretons vivaient en repos depuis cinq ans, et commençaient à réparer les désastres causés par la guerre, lorsque le roi de France saisit une occasion de reprendre les hostilités contre l’Angleterre. Le prince de Galles, qui gouvernait la Guienne pour Édouard III, ayant surchargé d’impôts cette province, vit les barons de Gascogne en appeler à la cour des pairs et à son suzerain Charles V. Le parlement le fit sommer de comparaître. Le prince, indigné, répondit qu’il s’y rendrait avec soixante mille lances en guise de témoins ; et sur-le-champ il ordonna aux débris des grandes compagnies, revenues des campagnes de Navarre et de Castille, d’entrer sur les terres françaises et d’y vivre à discrétion. Charles V, de son côté, envoya l’un de ses gentilshommes à Du Guesclin, alors en Catalogne, pour l’engager à lui ramener les troupes bretonnes et françaises qu’il avait encore sous ses ordres.
Le duc de Bretagne, attaché au roi d’Angleterre par les liens de la reconnaissance, crut ne pouvoir se dispenser d’accorder passage à quatre cents hommes d’armes et à autant d’arbalétriers, envoyés au prince de Galles par le roi son père, au commencement de cette guerre, qui devait être surtout funeste à Jean de Montfort. Charles V ne pouvait se dissimuler, d’après tout ce qu’il apprenait, que Montfort ne fût au fond plus Anglais que Français, et il attendait impatiemment le retour de Du Guesclin. Le roi commença par le nommer connétable de France ; mais, par prudence et par une économie que lui commandaient rigoureusement les circonstances, il ne voulut pas lui donner plus de cinq cents hommes, dont la solde était payée pour quatre mois. Du Guesclin eut beau représenté qu’il ne pouvait rien faire avec cette poignée de soldats, et surtout sans argent ; il ne gagna rien sur l’esprit du monarque.
Bertrand, très-mécontent d’avoir accepté une charge si lourde, partit pour la Normandie, où le rejoignirent ses fidèles Bretons : Clisson, Rohan, Raiz, etc. Ranimé par cet entourage des plus célèbres capitaines du siècle, il écrivit à sa femme de lui apporter les joyaux et la vaisselle qu’il avait conquis en Espagne, ou qui provenaient de la reconnaissance du roi de Castille. Il vendit tout, et bientôt il eut à sa solde plus de quatre mille hommes d’armes. Son frère Olivier ne put s’empêcher de lui dire en voyant une telle dépense : « Monsieur, des gens de guerre vous arrivent de toutes parts, et il en accourt encore ; l’argent du roi ne suffirait pas à payer quinze cents hommes d’armes ; faites, je vous prie, un peu d’attention à vos affaires. – Vous avez bien raison, mon frère, reprit Du Guesclin ; mais s’il en vient mille fois plus, je n’en refuserai pas un seul tant que dureront les bagues de ma femme, ma vaisselle et mes meubles. Les grandes compagnies, que nous avons eu tant de peine à extirper du royaume, ne se sont formées qu’à défaut de paiement. Peut-être le roi me le rendra-t-il un jour. » Puis il se mit en campagne à la tête de ses braves : partout l’Anglais fuyait devant lui, abandonnant ses conquêtes passées. Le connétable était dignement secondé, et lui et ses compagnons firent de si belles actions, que le roi en les apprenant, s’écria : « Je voudrais être Breton ; il n’y a pas de plus vaillante nation au monde ! »
Il récompensa largement les troupes de Bertrand, qui venaient de nettoyer le Poitou, et les dirigea sur la Guienne, où elles se couvrirent d’une gloire nouvelle. En peu de temps la Saintonge, le Rochelois, la Gascogne, se trouvèrent purgés d’Anglais, et le roi combla les Bretons de tant d’honneurs, ils acquirent une telle renommée parmi les guerriers de cette époque, qu’on ne croyait point à la vaillance d’un soldat s’il ne se disait Breton.
Le duc de Bretagne, loin de prendre part à l’allégresse générale, s’affligeait des désastres de l’armée anglaise. Non-seulement il leur avait donné passage à travers son pays, mais encore il était resté chez lui pendant la guerre dont nous venons de parler, pour ne pas exposer ses États, disait-il, à l’invasion des ennemis de la France. Charles V n’était pas dupe de cette hypocrisie, et il attendait un moment favorable pour le punir d’avoir sitôt manqué à ses promesses. De plus, Jean n’avait su se concilier ni l’affection de ses barons, ni l’amour de ses sujets des classes plus humbles ; tous en général embrassaient le parti de la France contre leur seigneur. On se plaignait hautement, et avec raison, de ce que Jean préférait les Anglais aux Bretons. En effet, honneurs, richesses, places, tout était réservé aux insulaires. L’injustice devint si manifeste, que la plupart des seigneurs bretons s’empressaient de se rattacher à la cause française.
Jean IV, loin de chercher à calmer l’exaspération toujours croissante de ses peuples, livra aux Anglais toutes ses places maritimes, telles que Brest, Concarneau, Quimperlé, Hennebon ; et les barons en conçurent de telles alarmes, qu’ils députèrent vers le roi de France pour le supplier d’occuper les bonnes villes de Bretagne et d’y placer des hommes de guerre, afin de les délivrer du joug de l’étranger. Charles V, irrité de la conduite du duc, qui favorisait ainsi ses ennemis et leur ouvrait ses ports, envoya au connétable l’ordre d’entrer en Bretagne avec une armée, pour lui faire la guerre et le contraindre de chasser les Anglais. Du Guesclin partit à la tête de quatre raille hommes, accompagné des ducs de Bourgogne, de Berri, de Bourbon, et s’avança jusqu’à Rennes. Les Bretons les plus dévoués à la personne du duc lui conseillèrent alors d’entrer en arrangement avec le roi de France et de renvoyer les Anglais, pour détourner l’orage dont il était menacé. Le duc, qui avec sept cents lances s’était approché de l’armée française dans le dessein de la combattre, rejeta cet avis. Cependant il ne tarda pas à prendre une résolution plus sensée, qui fut de négocier avec le connétable et les autres chefs de l’armée ennemie. Le duc promit de renvoyer prochainement les Anglais, et Du Guesclin se retira. C’est ainsi qu’un auteur contemporain raconte ce fait. Un autre historien, un peu postérieur, l’expose avec des circonstances différentes. L’armée française, selon lui, s’avança jusqu’à Rennes, d’où la duchesse venait de partir pour se retirer à Vannes. On dépêcha après elle cinq cents hommes d’armes, qui la joignirent à quatre lieues de là et l’amenèrent au duc de Bourbon. La duchesse, en le voyant, s’écria : « Ah ! beau cousin, suis-je prisonnière ? – Non, Madame, répondit le duc, je ne fais point la guerre aux dames. » En même temps il lui fit rendre tout ce qu’on lui avait pris, excepté des lettres d’alliance entre le roi d’Angleterre et le duc son mari ; ensuite on lui donna une escorte pour la conduire à Lohéac. L’armée française se présenta devant Redon : le sire de Rieux, qui y commandait, étant sorti de la place pour s’aboucher avec les généraux, on lui fit voir les lettres qu’on avait prises à la duchesse. Ce seigneur, après les avoir lues, protesta qu’il ne servirait jamais le duc tant qu’il en userait ainsi à l’égard de son souverain. « Alors, ajoute cet auteur, comme la saison était avancée, les chefs de l’armée revinrent à Paris, et y emmenèrent le sire de Rieux et quelques autres Bretons. Le roi n’épargna rien pour se les attacher, et pour soulever contre le duc toute la noblesse de Bretagne, dont la plus grande partie prit des engagements afin de le forcer à chasser les Anglais. »
Cependant le duc, toujours obstiné à favoriser les ennemis de la France, renouvela ses alliances avec le roi d’Angleterre. Par ses lettres du 22 octobre 1372, datées de Brest, il s’engagea à recevoir en Bretagne tous les soldats qu’Édouard y voudrait envoyer pour faire la guerre à la France ; et le roi d’Angleterre, par les siennes du 19 décembre de la même année, promit au duc de le secourir, et que, si lui ou ses successeurs devenaient un jour rois de France, le duc de Bretagne serait affranchi de l’hommage.
L’année suivante (1373), une flotte anglaise de quarante gros vaisseaux, sur lesquels il y avait deux mille hommes d’armes, sans compter les archers, aborda à Saint-Malo comme par accident, et y brûla sept navires espagnols. Les seigneurs bretons, ayant été informés que le duc avait lui-même fait venir cette flotte, en furent indignés. Charles V, de son côté, convaincu de sa mauvaise foi et de sa félonie, ordonna au connétable d’entrer en Bretagne et de saisir le duché. Du Guesclin partit de Paris et alla à Angers, où il avait donné ordre aux troupes de s’assembler. Le duc de Bretagne se trouva alors dans un grand embarras. Le comte de Salisbury, général des troupes anglaises débarquées depuis peu en Bretagne, voyant que tout le pays était soulevé contre le duc, et que les forces de la France allaient l’accabler, avait jugé à propos de rembarquer ses troupes et de se retirer à Brest. Dans ces fâcheuses circonstances, le duc, après avoir envoyé la duchesse son épouse à Auray, où commandait un chevalier anglais, se rendit au port de Concarneau et passa en Angleterre. En partant, il laissa le gouvernement de son duché à Robert Knolle, général anglais.
L’armée française, composée de troupes nombreuses et de la plus illustre noblesse du royaume, entra alors en Bretagne sous la conduite du connétable. Elle se présenta d’abord devant Rennes, qui lui ouvrit ses portes, et reconnut le roi de France pour seigneur et premier souverain du duché. Fougères, Dinan, Vannes, Guingamp, Saint-Mahé, Quimper, Quimperlé, Redon et Guérande se rendirent pareillement. Quelques villes défendues par les Anglais, ayant opposé de la résistance, furent prises de force et leurs garnisons passées au fil de l’épée. À Hennebon particulièrement, on fit main basse sur tous les Anglais, et on n’épargna que deux capitaines : on en agit de même à Concarneau, et on n’excepta que le capitaine de la place.
Le connétable marcha ensuite vers Nantes, et somma les habitants de se rendre. Ceux-ci répondirent que le roi de France ayant reconnu Jean IV pour duc de Bretagne, et leur ayant ordonné de le reconnaître, ils lui avaient prêté serment de fidélité ; que le duc avait été bon et loyal seigneur, et qu’ils ignoraient qu’il eût commis le crime de félonie envers le roi ; qu’ils consentaient cependant à ce que le connétable entrât dans la ville, à condition que si le duc revenait et faisait son devoir à l’égard du roi, ils le reconnaîtraient pour leur seigneur comme auparavant, et qu’il ne leur serait d’ailleurs fait aucun tort. Le connétable jura d’observer ces conditions et entra dans Nantes.
Derval, château appartenant à Knolle, traita aussi avec le connétable, et promit de se rendre si dans deux mois il ne paraissait pas une armée en campagne capable de livrer bataille aux Français. On stipula que durant la suspension d’armes la place ne serait point ravitaillée, et que dans le temps du combat la garnison ne pourrait sortir pour combattre ni pour faire aucune entreprise. Pour sûreté du traité, les Anglais donnèrent des otages. Knolle obtint les mêmes conditions pour Brest, et donna aussi des otages.
Cependant le duc de Lancastre, accompagné du duc de Bretagne, débarqua à Calais avec une nombreuse armée. Ils s’avancèrent jusqu’à Hesdin, où Lancastre demeura quelque temps, tandis que le duc de Bretagne ravageait la Picardie du côté de Corbie et de Doullens. Il passa même la Somme, et écrivit au roi pour le défier, en lui déclarant qu’il le réputait pour son ennemi, et qu’il se tenait déchargé de sa foi et hommage. En même temps le comte de Salisbury reçut en Bretagne un secours d’Angleterre, et envoya offrir la bataille au connétable. Comme il s’était fait un détachement considérable de l’armée de Bretagne, par ordre du roi, pour aller en Picardie, le connétable ne jugea pas à propos d’accepter le combat. Le général anglais lui proposa de rendre les otages, ce que Du Guesclin refusa. Salisbury entra alors dans Brest avec des vivres et des munitions : le connétable, de son côté, se retira avec ses otages, accusant le comte d’avoir enfreint le traité.
À l’égard de celui qui avait été fait par le commandant du château de Derval, nommé Broite, Knolle désavoua cet officier, qui était son neveu, en disant qu’il n’avait pu traiter sans sa participation. Le duc d’Anjou, lorsque le terme prescrit fut expiré, vint en personne au siège de Derval, et envoya sommer la garnison de se rendre, et, en cas de refus, menaça de faire mourir les otages. Knolle qui était entré dans la place malgré le traité, fit répondre qu’il se mettait peu en peine de cette menace, et qu’il userait de représailles. Le duc ordonna donc qu’on amenât les otages en vue du château, et qu’on leur coupât la tête. Knolle fit aussitôt dresser une espèce d’échafaud à une des fenêtres du fort, y fit monter quatre prisonniers qu’il avait, trois chevaliers et un écuyer, et aux yeux des assiégeants il les fit décapiter. Après cette cruelle exécution, le duc d’Anjou et le connétable levèrent le siège et retournèrent en France pour s’opposer aux ducs de Lancastre et de Bretagne, qui, à la tête de trente mille hommes, étaient entrés en France, et y commettaient de grands désordres. Ils traversèrent une grande partie du royaume, et se rendirent à Bordeaux, où le duc de Bretagne passa le reste de l’année.
Au commencement de l’année suivante (1374), il s’embarqua et vint séjourner quelque temps à Auray. Il fit fortifier cette place et celles de Derval et de Brest, presque les seules qui tinssent pour lui en Bretagne. Mais, se voyant haï et abandonné de ses barons et de presque tous ses sujets, il résolut de retourner en Angleterre, où il emmena la duchesse sa femme. Après avoir habité quelque temps son comté de Richemont, il reçut d’Édouard un secours de trois mille archers, payés pour six mois, et de quatre mille hommes d’armes commandés par Edmond, comte de Cambridge, fils du roi d’Angleterre. Le duc s’embarqua avec cette armée à Southampton, et aborda à Saint-Mahé : il assiégea d’abord le château, le prit et passa la garnison au fil de l’épée : exemple qui intimida la ville et la força d’ouvrir ses portes. Il se préparait à faire d’autres conquêtes, et il était sur le point de prendre Quimperlé, lorsqu’on lui apporta une copie du traité de Bruges, par lequel le roi de France et le roi d’Angleterre étaient convenus d’une suspension d’armes pendant un an, entre eux et leurs alliés. Le duc, se voyant les mains liées par ce traité, jugea à propos de repasser en Angleterre. De là il se rendit en Flandre, où il resta quelque temps, espérant s’accorder avec Charles V et rentrer en grâce. Frustré de ses espérances, il retourna encore en Angleterre, où il trouva Édouard atteint de la maladie dont il mourut, le 23 juin 1377. Comme la trêve conclue par le traité de Bruges, et prolongée depuis, était expirée (1377), les hostilités recommencèrent en Bretagne. Le duc de Lancastre partit d’Angleterre avec une armée considérable, et vint assiéger Saint-Malo ; mais Du Guesclin et Olivier de Clisson le forcèrent à lever le siège et à s’en retourner. Peu de temps après, Charles V fit attaquer Auray : après un siège assez long, la ville se rendit à Clisson, lieutenant du roi en Bretagne.
Durant tous ces troubles, le duché se trouvait dans un état déplorable. La justice n’était plus rendue, le bon droit était opprimé : ce n’était partout que violence et déprédation. Les exactions des seigneurs ne faisaient pas moins gémir le peuple que les ravages des gens de guerre. Charles V étant devenu le maître de to...