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CHAPITRE XXI.
Le lendemain Anna se rappela avec plaisir sa promesse à Mme Shmith. Elle serait absente quand M. Elliot viendrait, car l’éviter était maintenant son seul désir. Elle éprouvait cependant pour lui une grande bienveillance ; elle lui devait de la reconnaissance et de l’estime. Mais Wenvorth existait seul pour elle, soit qu’elle dût être unie à lui, soit qu’elle en fût séparée pour toujours. Jamais peut-être les rues de Bath n’avaient été traversées par de pareils rêves d’amour.
Ce matin-là son amie sembla particulièrement reconnaissante, car elle comptait à peine sur sa visite. Elle demanda des détails, et Anna se fit un plaisir de lui raconter la soirée. Ses traits étaient animés par le souvenir. Mais ce n’était pas assez pour la curieuse Mme Shmith, qui demanda des détails particuliers sur les personnes.
« Les petites Durand étaient-elles là, la bouche ouverte pour gober la musique, comme des moineaux qui demandent la becquée. Elles ne manquent jamais un concert.
– Je ne les ai pas vues. Mais j’ai entendu dire qu’elles étaient dans la salle.
– Et la vieille lady Maclean ? Elle devait être dans votre voisinage, car vous étiez certainement aux places d’honneur, près de l’orchestre, avec lady Dalrymph ?
– Non, c’est ce que je craignais ; mais heureusement lady Dalrymph cherche toujours à être le plus loin possible, et il paraît que je n’ai pas vu grand’chose.
– Oh ! assez pour votre amusement, il me semble, et puis vous aviez mieux à faire. Je vois dans vos yeux que vous avez eu une soirée agréable. Vous causiez dans les entr’actes ? »
Anna sourit. « Que voyez-vous dans mes yeux ?
– Votre visage me dit que vous étiez hier avec la personne que vous trouvez la plus aimable entre toutes, et qui vous intéresse plus que l’univers entier. »
Une rougeur s’étendit sur les joues d’Anna ; elle ne put répondre.
« Et cela étant, continua Mme Shmith après un silence, vous saurez combien j’apprécie votre visite. C’est vraiment bien bon de votre part, vous qui avez tant d’autres invitations. »
La pénétration de Mme Shmith saisit Anna d’étonnement et de confusion ; elle ne pouvait imaginer comment elle savait quelque chose sur Wenvorth.
« Dites-moi, je vous prie, continua Mme Shmith ; M. Elliot sait-il que je suis à Bath, et que vous me connaissez ?
– M. Elliot ! reprit Anna surprise, mais elle se reprit aussitôt, et ajouta d’un air indifférent : Vous le connaissez ?
– Je l’ai connu beaucoup autrefois, dit madame Shmith gravement ; mais c’est fini maintenant.
– Vous ne m’en avez jamais rien dit ! Si je l’avais su, j’aurais eu le plaisir de lui parler de vous.
– Pour dire la vérité, dit Mme Shmith reprenant son air gai, c’est exactement le plaisir que je vous prie de me faire. M. Elliot peut m’être très utile, et si vous avez la bonté, chère miss Elliot, de prendre ma cause en main, elle sera gagnée.
– J’en serais extrêmement heureuse : j’espère que vous ne doutez pas de mon désir de vous être utile, répondit Anna, mais vous me supposez une plus grande influence que je n’en ai. Je suis parente de M. Elliot, à ce titre seulement n’hésitez pas à m’employer. »
Mme Shmith lui jeta un regard pénétrant, puis, souriant, elle lui dit :
« J’ai été un peu trop vite à ce que je vois. Pardonnez-le-moi, j’aurais dû attendre une déclaration officielle. Mais, chère miss Elliot, dites-moi, comme à une vieille amie, quand je pourrai parler. Me sera-t-il permis, la semaine prochaine, de penser que tout est décidé, et de bâtir mes projets égoïstes sur le bonheur de M. Elliot ?
– Non, répondit Anna ; ni la semaine prochaine, ni les suivantes. Rien de ce que vous pensez ne se fera. Je ne dois pas épouser M. Elliot. Qui vous le fait croire ? »
Mme Shmith la regarda avec attention, sourit, secoua la tête et dit :
« Je crois que vous ne serez pas cruelle quand le moment sera arrivé. Jusque-là, nous autres femmes, nous ne voulons rien avouer. Tout homme qui ne nous a pas encore demandées est censé refusé. Laissez-moi plaider pour mon ancien ami. Où trouverez-vous un mari plus gentleman, un homme plus aimable ? Laissez-moi recommander M. Elliot. Je suis sûre que le colonel Wallis ne vous a dit de lui que du bien ; et qui peut le mieux connaître que le colonel Wallis ?
– Ma chère madame Shmith, il n’y a pas un an que Mme Elliot est morte. Votre supposition n’est pas admissible.
– Oh ! si ce sont là vos seules objections ! dit Mme Shmith d’un air malin, M. Elliot est sauvé, et je ne m’inquiète plus de lui. Ne m’oubliez pas quand vous serez mariée : voilà tout. Dites-lui que je suis votre amie, et il m’obligera plus facilement qu’aujourd’hui. J’espère, chère miss Elliot, que vous serez très heureuse. M. Elliot a assez de bon sens pour apprécier la valeur d’une femme telle que vous. Votre bonheur ne fera pas naufrage comme le mien. Vous avez la fortune, et vous connaissez le caractère de votre fiancé. D’autres ne l’entraîneront pas à sa ruine.
– Oui, dit Anna, je peux croire tout le bien possible de mon cousin. Son caractère paraît ferme et décidé, et j’ai pour lui un grand respect. Mais je ne le connais pas depuis longtemps, et ce n’est pas un homme qu’on puisse connaître vite. Ne comprenez-vous pas qu’il ne m’est rien ? S’il demandait ma main, je refuserais. Je vous assure que M. Elliot n’était pour rien dans le plaisir que j’ai eu hier soir. Ce n’est pas M. Elliot qui…»
Elle s’arrêta, et rougit fortement, regrettant d’en avoir tant dit. Puis, impatiente d’échapper à de nouvelles remarques, elle voulut savoir pourquoi Mme Shmith s’était imaginé qu’elle épouserait M. Elliot.
« D’abord, pour vous avoir vus souvent ensemble. J’ai pensé, comme tout le monde, que vos parents et vos amis désiraient cette union. Mais c’est depuis deux jours seulement que j’en ai entendu parler.
– Vraiment, on en a parlé !
– Avez-vous regardé la femme qui vous a introduite hier soir ? C’était la garde, Mme Rock, qui, par parenthèse, était très curieuse de vous voir et très contente de se trouver là. C’est elle qui m’a dit que vous épousiez M. Elliot.
– Elle n’a pu dire grand’chose sur des bruits qui n’ont aucun fondement, » dit Anna en riant.
Mme Shmith ne répondit pas.
« Dois-je dire à M. Elliot que vous êtes à Bath ?
– Non, certainement. Je vous remercie ; ne vous occupez pas de moi.
– Vous disiez avoir connu M. Elliot pendant longtemps ?
– Oui.
– Pas avant son mariage, sans doute ?
– Il n’était pas marié quand je l’ai connu.
– Et vous étiez très liée avec lui ?
– Intimement.
– Vraiment ! alors dites-moi ce qu’il était à cette époque : je suis curieuse de le savoir. Était-il tel qu’aujourd’hui ?
– Je ne l’ai pas vu depuis trois ans, » répondit Mme Shmith d’une voix si grave, que continuer ce sujet devenait impossible.
La curiosité d’Anna en fut accrue. Elles restèrent toutes deux silencieuses ; enfin Mme Shmith dit :
« Je vous demande pardon, chère miss Elliot, mais j’étais incertaine sur ce que je devais faire, et je me décide à vous laisser connaître le vrai caractère de M. Elliot. Je crois maintenant que vous n’avez pas l’intention de l’accepter. Mais on ne sait ce qui peut arriver ; vous pourriez un jour ou l’autre penser différemment. Écoutez la vérité :
» M. Elliot est un homme sans cœur et sans conscience ; un être prudent, rusé et froid, qui ne pense qu’à lui, qui, pour son bien-être ou son intérêt, commettrait une cruauté, une trahison, s’il n’y trouvait aucun risque. Il est capable d’abandonner ceux qu’il a entraînés à la ruine sans le moindre remords. Il n’a aucun sentiment de justice ni de compassion. Oh ! il n’a pas de cœur, et son âme est noire. »
Elle s’arrêta, voyant l’air surpris d’Anna, et ajouta d’un ton plus calme :
« Mes expressions vous étonnent ; il faut faire la part d’une femme irritée et maltraitée, mais j’essayerai de me dominer. Je ne veux pas le décrier. Je vous dirai seulement ce qu’il a été pour moi.
» Il était, avant mon mariage, l’ami intime de mon cher mari, qui le croyait aussi bon que lui-même. M. Elliot me plut aussi beaucoup, et j’eus de lui une haute opinion. À dix-neuf ans on ne raisonne pas beaucoup. Nous vivions très largement : il avait moins d’aisance que nous, et demeurait au temple ; c’est à peine s’il pouvait soutenir son rang. Mais notre maison était la...