
- 316 pages
- French
- ePUB (adapté aux mobiles)
- Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub
À propos de ce livre
Le narrateur et sa famille déménagent dans l'hôtel de Guermantes. Après un voyage à Doncières où il retrouve son ami Saint-Loup, le narrateur commence à fréquenter les salons dont celui de la marquise de Villeparisis. Cette vie désormais mondaine sera renforcée par la disparition de sa grand-mère et l'absence de ses parents partis pour Combray. Le texte est accompagné d'un appareil critique.
Foire aux questions
Oui, vous pouvez résilier à tout moment à partir de l'onglet Abonnement dans les paramètres de votre compte sur le site Web de Perlego. Votre abonnement restera actif jusqu'à la fin de votre période de facturation actuelle. Découvrez comment résilier votre abonnement.
Pour le moment, tous nos livres en format ePub adaptés aux mobiles peuvent être téléchargés via l'application. La plupart de nos PDF sont également disponibles en téléchargement et les autres seront téléchargeables très prochainement. Découvrez-en plus ici.
Perlego propose deux forfaits: Essentiel et Intégral
- Essentiel est idéal pour les apprenants et professionnels qui aiment explorer un large éventail de sujets. Accédez à la Bibliothèque Essentielle avec plus de 800 000 titres fiables et best-sellers en business, développement personnel et sciences humaines. Comprend un temps de lecture illimité et une voix standard pour la fonction Écouter.
- Intégral: Parfait pour les apprenants avancés et les chercheurs qui ont besoin d’un accès complet et sans restriction. Débloquez plus de 1,4 million de livres dans des centaines de sujets, y compris des titres académiques et spécialisés. Le forfait Intégral inclut également des fonctionnalités avancées comme la fonctionnalité Écouter Premium et Research Assistant.
Nous sommes un service d'abonnement à des ouvrages universitaires en ligne, où vous pouvez accéder à toute une bibliothèque pour un prix inférieur à celui d'un seul livre par mois. Avec plus d'un million de livres sur plus de 1 000 sujets, nous avons ce qu'il vous faut ! Découvrez-en plus ici.
Recherchez le symbole Écouter sur votre prochain livre pour voir si vous pouvez l'écouter. L'outil Écouter lit le texte à haute voix pour vous, en surlignant le passage qui est en cours de lecture. Vous pouvez le mettre sur pause, l'accélérer ou le ralentir. Découvrez-en plus ici.
Oui ! Vous pouvez utiliser l’application Perlego sur appareils iOS et Android pour lire à tout moment, n’importe où — même hors ligne. Parfait pour les trajets ou quand vous êtes en déplacement.
Veuillez noter que nous ne pouvons pas prendre en charge les appareils fonctionnant sous iOS 13 ou Android 7 ou versions antérieures. En savoir plus sur l’utilisation de l’application.
Veuillez noter que nous ne pouvons pas prendre en charge les appareils fonctionnant sous iOS 13 ou Android 7 ou versions antérieures. En savoir plus sur l’utilisation de l’application.
Oui, vous pouvez accéder à Le côté de Guermantes par Marcel Proust en format PDF et/ou ePUB ainsi qu'à d'autres livres populaires dans Littérature et Fiction historique. Nous disposons de plus d'un million d'ouvrages à découvrir dans notre catalogue.
Informations
Deuxième partie.
Comme je l’avais supposé avant de faire la connaissance de Mme de Villeparisis à Balbec, il y avait une grande différence entre le milieu où elle vivait et celui de Mme de Guermantes. Mme de Villeparisis était une de ces femmes qui, nées dans une maison glorieuse, entrées par leur mariage dans une autre qui ne l’était pas moins, ne jouissent pas cependant d’une grande situation mondaine, et, en dehors de quelques duchesses qui sont leurs nièces ou leurs belles-sœurs, et même d’une ou deux têtes couronnées, vieilles relations de famille, n’ont dans leur salon qu’un public de troisième ordre, bourgeoisie, noblesse de province ou tarée, dont la présence a depuis longtemps éloigné les gens élégants et snobs qui ne sont pas obligés d’y venir par devoirs de parenté ou d’intimité trop ancienne. Certes je n’eus au bout de quelques instants aucune peine à comprendre pourquoi Mme de Villeparisis s’était trouvée, à Balbec, si bien informée, et mieux que nous-mêmes, des moindres détails du voyage que mon père faisait alors en Espagne avec M. de Norpois. Mais il n’était pas possible malgré cela de s’arrêter à l’idée que la liaison, depuis plus de vingt ans, de Mme de Villeparisis avec l’Ambassadeur pût être la cause du déclassement de la marquise dans un monde où les femmes les plus brillantes affichaient des amants moins respectables que celui-ci, lequel d’ailleurs n’était probablement plus depuis longtemps pour la marquise autre chose qu’un vieil ami. Mme de Villeparisis avait-elle eu jadis d’autres aventures ? étant alors d’un caractère plus passionné que maintenant, dans une vieillesse apaisée et pieuse qui devait peut-être pourtant un peu de sa couleur à ces années ardentes et consumées, n’avait-elle pas su, en province où elle avait vécu longtemps, éviter certains scandales, inconnus des nouvelles générations, lesquelles en constataient seulement l’effet dans la composition mêlée et défectueuse d’un salon fait, sans cela, pour être un des plus purs de tout médiocre alliage ? Cette « mauvaise langue » que son neveu lui attribuait lui avait-elle, dans ces temps-là, fait des ennemis ? l’avait-elle poussée à profiter de certains succès auprès des hommes pour exercer des vengeances contre des femmes ? Tout cela était possible ; et ce n’est pas la façon exquise, sensible – nuançant si délicatement non seulement les expressions mais les intonations – avec laquelle Mme de Villeparisis parlait de la pudeur, de la bonté, qui pouvait infirmer cette supposition ; car ceux qui non seulement parlent bien de certaines vertus, mais même en ressentent le charme et les comprennent à merveille (qui sauront en peindre dans leurs Mémoires une digne image), sont souvent issus, mais ne font pas eux-mêmes partie, de la génération muette, fruste et sans art, qui les pratiqua. Celle-ci se reflète en eux, mais ne s’y continue pas. À la place du caractère qu’elle avait, on trouve une sensibilité, une intelligence, qui ne servent pas à l’action. Et qu’il y eût ou non dans la vie de Mme de Villeparisis de ces scandales qu’eût effacés l’éclat de son nom, c’est cette intelligence, une intelligence presque d’écrivain de second ordre bien plus que de femme du monde, qui était certainement la cause de sa déchéance mondaine.
Sans doute c’étaient des qualités assez peu exaltantes, comme la pondération et la mesure, que prônait surtout Mme de Villeparisis ; mais pour parler de la mesure d’une façon entièrement adéquate, la mesure ne suffit pas et il faut certains mérites d’écrivains qui supposent une exaltation peu mesurée ; j’avais remarqué à Balbec que le génie de certains grands artistes restait incompris de Mme de Villeparisis ; et qu’elle ne savait que les railler finement, et donner à son incompréhension une forme spirituelle et gracieuse. Mais cet esprit et cette grâce, au degré où ils étaient poussés chez elle, devenaient eux-mêmes – dans un autre plan, et fussent-ils déployés pour méconnaître les plus hautes œuvres – de véritables qualités artistiques. Or, de telles qualités exercent sur toute situation mondaine une action morbide élective, comme disent les médecins, et si désagrégeante que les plus solidement assises ont peine à y résister quelques années. Ce que les artistes appellent intelligence semble prétention pure à la société élégante qui, incapable de se placer au seul point de vue d’où ils jugent tout, ne comprenant jamais l’attrait particulier auquel ils cèdent en choisissant une expression ou en faisant un rapprochement, éprouve auprès d’eux une fatigue, une irritation d’où naît très vite l’antipathie. Pourtant dans sa conversation, et il en est de même des Mémoires d’elle qu’on a publiés depuis, Mme de Villeparisis ne montrait qu’une sorte de grâce tout à fait mondaine. Ayant passé à côté de grandes choses sans les approfondir, quelquefois sans les distinguer, elle n’avait guère retenu des années où elle avait vécu, et qu’elle dépeignait d’ailleurs avec beaucoup de justesse et de charme, que ce qu’elles avaient offert de plus frivole. Mais un ouvrage, même s’il s’applique seulement à des sujets qui ne sont pas intellectuels, est encore une œuvre de l’intelligence, et pour donner dans un livre, ou dans une causerie qui en diffère peu, l’impression achevée de la frivolité, il faut une dose de sérieux dont une personne purement frivole serait incapable. Dans certains Mémoires écrits par une femme et considérés comme un chef-d’œuvre, telle phrase qu’on cite comme un modèle de grâce légère m’a toujours fait supposer que pour arriver à une telle légèreté l’auteur avait dû posséder autrefois une science un peu lourde, une culture rébarbative, et que, jeune fille, elle semblait probablement à ses amies un insupportable bas bleu. Et entre certaines qualités littéraires et l’insuccès mondain, la connexité est si nécessaire, qu’en lisant aujourd’hui les Mémoires de Mme de Villeparisis, telle épithète juste, telles métaphores qui se suivent, suffiront au lecteur pour qu’à leur aide il reconstitue le salut profond, mais glacial, que devait adresser à la vieille marquise, dans l’escalier d’une ambassade, telle snob comme Mme Leroi, qui lui cornait peut-être un carton en allant chez les Guermantes mais ne mettait jamais les pieds dans son salon de peur de s’y déclasser parmi toutes ces femmes de médecins ou de notaires. Un bas bleu, Mme de Villeparisis en avait peut-être été un dans sa prime jeunesse, et, ivre alors de son savoir, n’avait peut-être pas su retenir contre des gens du monde moins intelligents et moins instruits qu’elle, des traits acérés que le blessé n’oublie pas.
Puis le talent n’est pas un appendice postiche qu’on ajoute artificiellement à ces qualités différentes qui font réussir dans la société, afin de faire, avec le tout, ce que les gens du monde appellent une « femme complète ». Il est le produit vivant d’une certaine complexion morale où généralement beaucoup de qualités font défaut et où prédomine une sensibilité dont d’autres manifestations que nous ne percevons pas dans un livre peuvent se faire sentir assez vivement au cours de l’existence, par exemple telles curiosités, telles fantaisies, le désir d’aller ici ou là pour son propre plaisir, et non en vue de l’accroissement, du maintien, ou pour le simple fonctionnement des relations mondaines. J’avais vu à Balbec Mme de Villeparisis enfermée entre ses gens et ne jetant pas un coup d’œil sur les personnes assises dans le hall de l’hôtel. Mais j’avais eu le pressentiment que cette abstention n’était pas de l’indifférence, et il paraît qu’elle ne s’y était pas toujours cantonnée. Elle se toquait de connaître tel ou tel individu qui n’avait aucun titre à être reçu chez elle, parfois parce qu’elle l’avait trouvé beau, ou seulement parce qu’on lui avait dit qu’il était amusant, ou qu’il lui avait semblé différent des gens qu’elle connaissait, lesquels, à cette époque où elle ne les appréciait pas encore parce qu’elle croyait qu’ils ne la lâcheraient jamais, appartenaient tous au plus pur faubourg Saint-Germain. Ce bohème, ce petit bourgeois qu’elle avait distingué, elle était obligée de lui adresser ses invitations, dont il ne pouvait pas apprécier la valeur, avec une insistance qui la dépréciait peu à peu aux yeux des snobs habitués à coter un salon d’après les gens que la maîtresse de maison exclut plutôt que d’après ceux qu’elle reçoit. Certes, si à un moment donné de sa jeunesse, Mme de Villeparisis, blasée sur la satisfaction d’appartenir à la fine fleur de l’aristocratie, s’était en quelque sorte amusée à scandaliser les gens parmi lesquels elle vivait, à défaire délibérément sa situation, elle s’était mise à attacher de l’importance à cette situation après qu’elle l’eut perdue. Elle avait voulu montrer aux duchesses qu’elle était plus qu’elles, en disant, en faisant tout ce que celles-ci n’osaient pas dire, n’osaient pas faire. Mais maintenant que celles-ci, sauf celles de sa proche parenté, ne venaient plus chez elle, elle se sentait amoindrie et souhaitait encore de régner, mais d’une autre manière que par l’esprit. Elle eût voulu attirer toutes celles qu’elle avait pris tant de soin d’écarter. Combien de vies de femmes, vies peu connues d’ailleurs (car chacun, selon son âge, a comme un monde différent, et la discrétion des vieillards empêche les jeunes gens de se faire une idée du passé et d’embrasser tout le cycle), ont été divisées ainsi en périodes contrastées, la dernière toute employée à reconquérir ce qui dans la deuxième avait été si gaiement jeté au vent. Jeté au vent de quelle manière ? Les jeunes gens se le figurent d’autant moins qu’ils ont sous les yeux une vieille et respectable marquise de Villeparisis et n’ont pas l’idée que la grave mémorialiste d’aujourd’hui, si digne sous sa perruque blanche, ait pu être jadis une gaie soupeuse qui fit peut-être alors les délices, mangea peut-être la fortune d’hommes couchés depuis dans la tombe ; qu’elle se fût employée aussi à défaire, avec une industrie persévérante et naturelle, la situation qu’elle tenait de sa grande naissance ne signifie d’ailleurs nullement que, même à cette époque reculée, Mme de Villeparisis n’attachât pas un grand prix à sa situation. De même l’isolement, l’inaction où vit un neurasthénique peuvent être ourdis par lui du matin au soir sans lui paraître pour cela supportables, et tandis qu’il se dépêche d’ajouter une nouvelle maille au filet qui le retient prisonnier, il est possible qu’il ne rêve que bals, chasses et voyages. Nous travaillons à tout moment à donner sa forme à notre vie, mais en copiant malgré nous comme un dessin les traits de la personne que nous sommes et non de celle qu’il nous serait agréable d’être. Les saluts dédaigneux de Mme Leroi pouvaient exprimer en quelque manière la nature véritable de Mme de Villeparisis, ils ne répondaient aucunement à son désir.
Sans doute, au même moment où Mme Leroi, selon une expression chère à Mme Swann, « coupait » la marquise, celle-ci pouvait chercher à se consoler en se rappelant qu’un jour la reine Marie-Amélie lui avait dit : « Je vous aime comme une fille. » Mais de telles amabilités royales, secrètes et ignorées, n’existaient que pour la marquise, poudreuses comme le diplôme d’un ancien premier prix du Conservatoire. Les seuls vrais avantages mondains sont ceux qui créent de la vie, ceux qui peuvent disparaître sans que celui qui en a bénéficié ait à chercher à les retenir ou à les divulguer, parce que dans la même journée cent autres leur succèdent. Se rappelant de telles paroles de la reine, Mme de Villeparisis les eût pourtant volontiers troquées contre le pouvoir permanent d’être invitée que possédait Mme Leroi, comme, dans un restaurant, un grand artiste inconnu, et de qui le génie n’est écrit ni dans les traits de son visage timide, ni dans la coupe désuète de son veston râpé, voudrait bien être même le jeune coulissier du dernier rang de la société mais qui déjeune à une table voisine avec deux actrices, et vers qui, dans une course obséquieuse et incessante, s’empressent patron, maître d’hôtel, garçons, chasseurs et jusqu’aux marmitons qui sortent de la cuisine en défilés pour le saluer comme dans les féeries, tandis que s’avance le sommelier, aussi poussiéreux que ses bouteilles, bancroche et ébloui comme si, venant de la cave, il s’était tordu le pied avant de remonter au jour.
Il faut dire pourtant que, dans le salon de Mme de Villeparisis, l’absence de Mme Leroi, si elle désolait la maîtresse de maison, passait inaperçue aux yeux d’un grand nombre de ses invités. Ils ignoraient totalement la situation particulière de Mme Leroi, connue seulement du monde élégant, et ne doutaient pas que les réceptions de Mme de Villeparisis ne fussent, comme en sont persuadés aujourd’hui les lecteurs de ses Mémoires, les plus brillantes de Paris.
À cette première visite qu’en quittant Saint-Loup j’allai faire à Mme de Villeparisis, suivant le conseil que M. de Norpois avait donné à mon père, je la trouvai dans son salon tendu de soie jaune sur laquelle les canapés et les admirables fauteuils en tapisseries de Beauvais se détachaient en une couleur rose, presque violette, de framboises mûres. À côté des portraits des Guermantes, des Villeparisis, on en voyait – offerts par le modèle lui-même – de la reine Marie-Amélie, de la reine des Belges, du prince de Joinville, de l’impératrice d’Autriche. Mme de Villeparisis, coiffée d’un bonnet de dentelles noires de l’ancien temps (qu’elle conservait avec le même instinct avisé de la couleur locale ou historique qu’un hôtelier breton qui, si parisienne que soit devenue sa clientèle, croit plus habile de faire garder à ses servantes la coiffe et les grandes manches), était assise à un petit bureau, où devant elle, à côté de ses pinceaux, de sa palette et d’une aquarelle de fleurs commencée, il y avait dans des verres, dans des soucoupes, dans des tasses, des roses mousseuses, des zinnias, des cheveux de Vénus, qu’à cause de l’affluence à ce moment-là des visites elle s’était arrêtée de peindre, et qui avaient l’air d’achalander le comptoir d’une fleuriste dans quelque estampe du XVIIIe siècle. Dans ce salon légèrement chauffé à dessein, parce que la marquise s’était enrhumée en revenant de son château, il y avait, parmi les personnes présentes quand j’arrivai, un archiviste avec qui Mme de Villeparisis avait classé le matin les lettres autographes de personnages historiques à elle adressées et qui étaient destinées à figurer en fac-similés comme pièces justificatives dans les Mémoires qu’elle était en train de rédiger, et un historien solennel et intimidé qui, ayant appris qu’elle possédait par héritage un portrait de la duchesse de Montmorency, était venu lui demander la permission de reproduire ce portrait dans une planche de son ouvrage sur la Fronde, visiteurs auxquels vint se joindre mon ancien camarade Bloch, maintenant jeune auteur dramatique, sur qui elle comptait pour lui procurer à l’œil des artistes qui joueraient à ses prochaines matinées. Il est vrai que le kaléidoscope social était en train de tourner et que l’affaire Dreyfus allait précipiter les Juifs au dernier rang de l’échelle sociale. Mais, d’une part, le cyclone dreyfusiste avait beau faire rage, ce n’est pas au début d’une tempête que les vagues atteignent leur plus grand courroux. Puis Mme de Villeparisis, laissant toute une partie de sa famille tonner contre les Juifs, était jusqu’ici restée entièrement étrangère à l’Affaire et ne s’en souciait pas. Enfin un jeune homme comme Bloch, que personne ne connaissait, pouvait passer inaperçu, alors que de grands Juifs représentatifs de leur parti étaient déjà menacés. Il avait maintenant le menton ponctué d’un « bouc », il portait un binocle, une longue redingote, un gant, comme un rouleau de papyrus à la main. Les Roumains, les Égyptiens et les Turcs peuvent détester les Juifs. Mais dans un salon français les différences entre ces peuples ne sont pas si perceptibles, et un Israélite faisant son entrée comme s’il sortait du fond du désert, le corps penché comme une hyène, la nuque obliquement inclinée et se répandant en grands « salams », contente parfaitement un goût d’orientalisme. Seulement il faut pour cela que le Juif n’appartienne pas au « monde », sans quoi il prend facilement l’aspect d’un lord, et ses façons sont tellement francisées que chez lui un nez rebelle, poussant, comme les capucines, dans des directions imprévues, fait penser au nez de Mascarille plutôt qu’à celui de Salomon. Mais Bloch n’ayant pas été assoupli par la gymnastique du « Faubourg », ni ennobli par un croisement avec l’Angleterre ou l’Espagne, restait, pour un amateur d’exotisme, aussi étrange et savoureux à regarder, malgré son costume européen, qu’un Juif de Decamps. Admirable puissance de la race qui du fond des siècles pousse en avant jusque dans le Paris moderne, dans les couloirs de nos théâtres, derrière les guichets de nos bureaux, à un enterrement, dans la rue, une phalange intacte stylisant la coiffure moderne, absorbant, faisant oublier, disciplinant la redingote, demeurant, en somme, toute pareille à celle des scribes assyriens peints en costume de cérémonie à la frise d’un monument de Suse qui défend les portes du palais de Darius. (Une heure plus tard, Bloch allait se figurer que c’était par malveillance antisémitique que M. de Charlus s’informait s’il portait un prénom juif, alors que c’était simplement par curiosité esthétique et amour de la couleur locale.) Mais, au reste, parler de permanence de races rend inexactement l’impression que nous recevons des Juifs, des Grecs, des Persans, de tous ces peuples auxquels il vaut mieux laisser leur variété. Nous connaissons, par les peintures antiques, le visage des anciens Grecs, nous avons vu des Assyriens au fronton d’un palais de Suse. Or il nous semble, quand nous rencontrons dans le monde des Orientaux appartenant à tel ou tel groupe, être en présence de créatures que la puissance du spiritisme aurait fait apparaître. Nous ne connaissions qu’une image superficielle ; voici qu’elle a pris de la profondeur, qu’elle s’étend dans les trois dimensions, qu’elle bouge. La jeune dame grecque, fille d’un riche banquier, et à la mode en ce moment, a l’air d’une de ces figurantes qui, dans un ballet historique et esthétique à la fois, symbolisent, en chair et en os, l’art hellénique ; encore, au théâtre, la mise en scène banalise-t-elle ces images ; au contraire, le spectacle auquel l’entrée dans un salon d’une Turque, d’un Juif, nous fait assister, en animant les figures, les rend plus étranges, comme s’il s’agissait en effet d’être évoqués par un effort médiumnique. C’est l’âme (ou pl...
Table des matières
- Le côté de Guermantes
- Deuxième partie.
- Chapitre premier.
- Chapitre deuxième.
- Page de copyright