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III. 5.
Dès deux heures et demie, le train blanc, qui allait quitter Lourdes à trois heures quarante, se trouva en gare, le long du deuxième quai. Il avait attendu trois jours, sur une voie de garage, tout formé, tel qu’il était arrivé à Paris ; et, depuis qu’on venait de l’amener là des drapeaux blancs flottaient sur les wagons de tête et de queue, pour l’indiquer aux pèlerins, dont l’embarquement d’ordinaire était très long et fort laborieux. Les quatorze trains du pèlerinage national, d’ailleurs, devaient repartir ce jour-là. À dix heures du matin, le train vert était parti, puis le train rose, puis le train jaune ; et, après le train blanc, les autres, l’orange, le gris, le bleu suivraient. C’était encore, pour le personnel de la gare, une journée terrible, un tumulte, une bousculade, qui affolaient les employés.
Mais le départ du train blanc était toujours le vif intérêt, la grosse émotion de la journée, car il emportait les grands malades qu’il avait apportés, et parmi lesquels se trouvaient naturellement les bien-aimés de la Sainte Vierge, les élus du miracle. Aussi une foule se pressait-elle sous la marquise, obstruant le vaste promenoir couvert, long d’une centaine de mètres. Tous les bancs étaient occupés, encombrés de pèlerins et de paquets, qui attendaient déjà. À l’un des bouts, on avait pris d’assaut les petites tables du buffet, des hommes buvaient de la bière, des femmes se faisaient servir de la limonade gazeuse ; tandis que, devant la porte des messageries, à l’autre bout, des brancardiers maintenaient le passage libre, pour assurer le rapide transport des malades, qu’on allait amener. Et c’était, le long du large trottoir, une incessante promenade, un va-et-vient continu de pauvres gens effarés, de prêtres courant, se prodiguant, de messieurs en redingote, curieux et paisibles, tout un entassement de cohue, la plus mêlée, la plus bariolée qui se fût jamais coudoyée dans une gare.
À trois heures, le baron Suire se désespéra, plein d’inquiétude, parce que les chevaux manquaient, un grand arrivage inattendu de touristes ayant loué les voitures pour Barèges, Cauterets, Gavarnie. Enfin, il se précipita vers Berthaud et Gérard qui accouraient après avoir battu la ville, mais tout marchait à merveille, affirmaient-ils : ils avaient racolé les chevaux nécessaires, le transport des malades s’opérerait en d’excellentes conditions. Déjà, dans la cour, des équipes de brancardiers, avec leurs brancards et leurs petites voitures, guettaient les fourgons, les tapissières, les véhicules de toutes sortes, recrutés pour le déménagement de l’hôpital. Une réserve de matelas et de coussins s’entassait au pied d’un bec de gaz. Et, comme les premiers malades arrivaient, le baron Suire perdit de nouveau la tête, tandis que Berthaud et Gérard se hâtaient de gagner le quai d’embarquement. Ils surveillaient, ils donnaient des ordres, au milieu de la bousculade croissante.
Alors, sur ce quai, le père Fourcade qui se promenait le long du train, au bras du père Massias, s’arrêta, en voyant venir le docteur Bonamy.
« Ah ! docteur, je suis heureux... Le père Massias, qui va partir, me parlait encore à l’instant de la faveur extraordinaire dont la Sainte Vierge a comblé cette jeune fille si intéressante, Mlle Marie de Guersaint. Voilà des années qu’un miracle si éclatant n’avait eu lieu. C’est une insigne fortune pour nous tous, c’est une bénédiction qui doit féconder le fruit de nos efforts... Toute la chrétienté en sera illuminée, réconfortée, enrichie. »
Il rayonnait d’aise, et le docteur, immédiatement, exulta lui aussi, avec sa face rasée, aux gros traits paisibles, aux yeux las d’habitude.
« C’est prodigieux, prodigieux, mon révérend père ! J’écrirai une brochure, jamais guérison ne s’est produite par les voies surnaturelles d’une façon plus authentique... Oh ! quel tapage cela va faire ! »
Puis, comme tous les trois s’étaient remis à marcher, il s’aperçut que le père Fourcade traînait la jambe davantage, en s’appuyant fortement au bras de son compagnon.
« Est-ce que votre accès de goutte s’est aggravé, mon révérend père ? demanda-t-il. Vous paraissez beaucoup souffrir.
– Oh ! ne m’en parlez pas, je n’ai pu fermer l’œil de la nuit. Est-ce ennuyeux, cette crise qui m’a pris, le jour de mon arrivée ici ? Elle aurait bien dû attendre... Mais il n’y a rien à faire, n’en parlons pas. Je suis trop content des résultats de cette année.
– Ah ! oui, oui ! dit à son tour le père Massias, d’une voix tremblante de ferveur, nous pouvons être fiers, nous pouvons nous en aller le cœur débordant d’enthousiasme et de reconnaissance. En dehors de cette jeune fille, que d’autres prodiges ! Les miracles ne se comptent plus, des sourdes et des muettes guéries, des faces rongées de plaies redevenues lisses comme la main, des phtisiques moribondes qui mangent, qui dansent, ressuscitées ! Ce n’est plus un train de malades, c’est un train de résurrection, un train de gloire que j’emmène avec moi ! »
Il avait cessé de voir les malades autour de lui, il s’en allait en plein triomphe divin, dans l’aveuglement de sa foi. Et tous les trois continuèrent leur lente promenade, le long des wagons dont les compartiments commençaient à se remplir, souriant aux pèlerins qui les saluaient, s’arrêtant de nouveau parfois pour dire une bonne parole à quelque triste femme qui passait, pâle et grelottante, sur un brancard. Ils déclaraient qu’elle avait bien meilleure mine, qu’elle s’en tirerait sûrement.
Mais le chef de gare, très affairé, passa, en criant d’une voix aiguë :
« N’encombrez pas le quai ! N’encombrez pas le quai ! »
Puis, comme Berthaud lui faisait observer qu’il fallait pourtant poser les brancards, avant de monter les malades, il se fâcha.
« Voyons, est-ce raisonnable ? Regardez, là-bas, la petite voiture qui est restée en travers de cette voie... J’attends dans quelques minutes le train de Toulouse. Voulez-vous donc qu’on vous écrase votre monde ? »
Et il repartit en courant, pour poster des hommes d’équipe, qui écarteraient des voies le troupeau effaré des pèlerins, piétinant au hasard. Beaucoup, des vieux, des simples, ne reconnaissaient même pas la couleur de leur train ; et c’était pourquoi tous portaient au cou une carte de couleur appareillée, afin qu’on les dirigeât, qu’on les embarquât, comme du bétail marqué et parqué. Mais quelle alerte continue, ces quatorze départs de trains supplémentaires, sans que la circulation des trains habituels s’arrêtât !
Pierre, sa valise à la main, arriva, eut déjà de la peine à gagner le quai. Il était seul, Marie avait témoigné l’ardent désir de s’agenouiller une fois encore à la Grotte, pour que, jusqu’aux minutes dernières, son âme brûlât de reconnaissance, devant la Sainte Vierge ; et il avait laissé M. de Guersaint l’y conduire, pendant que lui réglait à l’hôtel. D’ailleurs, il leur avait fait promettre de prendre ensuite une voiture, ils allaient être sûrement là avant un quart d’heure. En les attendant, sa première idée fut de chercher leur wagon et de s’y débarrasser de sa valise. Mais, ce n’était pas une besogne facile, il ne le reconnut enfin qu’à la pancarte qui s’y balançait depuis trois jours, sous le soleil et les orages, un carré de papier fort, portant les noms de Mme de Jonquière, de sœur Hyacinthe et de sœur Claire des Anges. C’était bien lui : il revoyait en souvenir les compartiments pleins de ses compagnons de route ; des coussins marquaient déjà le coin de M. Sabathier ; et il retrouvait même, sur la banquette où Marie avait tant souffert, une entaille laissée dans le bois par une ferrure du chariot. Puis, lorsqu’il eut posé sa valise à sa place, il resta sur le quai, patientant, regardant, un peu surpris de ne pas apercevoir le docteur Chassaigne, qui lui avait promis de venir l’embrasser, au départ.
Maintenant que Marie était debout, Pierre avait abandonné ses bretelles de brancardier, et il ne portait plus sur sa soutane que la croix rouge des pèlerins. Cette gare, entrevue seulement sous le petit jour livide, dans l’angoisse du terrible matin de l’arrivée, le surprenait par ses vastes trottoirs, ses larges dégagements, sa gaieté claire. On ne voyait pas les montagnes ; mais, de l’autre côté, en face des salles d’attente, montaient des coteaux verdoyants, d’un charme délicieux. Et, cet après-midi-là, le temps était d’une infinie douceur, un fin duvet de nuages avait voilé le soleil, dans un ciel d’une blancheur de lait, d’où ne tombait qu’une grande lumière diffuse, comme une poussière nacrée de perles. Un temps de demoiselle, ainsi que disent les bonnes gens.
Trois heures venaient de sonner, et Pierre regardait la grande horloge, lorsqu’il vit arriver Mme Désagneaux et Mme Volmar, que suivaient Mme de Jonquière et sa fille. Ces dames, qu’un landau amenait de l’hôpital, cherchèrent, elles aussi, leur wagon tout de suite. Ce fut Raymonde qui reconnut le compartiment de première classe, dans lequel elle était venue.
« Maman, maman ! par ici, le voilà !... Reste un peu avec nous, tu as le temps d’aller t’installer avec tes malades, puisqu’ils ne sont pas là encore. »
Et Pierre, alors, se retrouva en face de Mme Volmar. Leurs regards se rencontrèrent. Mais il ne la reconnaissait pas, elle eut à peine un léger battement de cils. C’était de nouveau la femme vêtue de noir, lente, indolente, d’une modestie effacée heureuse de disparaître. Le brasier de ses larges yeux était mort, se ravivant par instants d’une étincelle sous leur voile d’indifférence, une moire d’ombre qui semblait les éteindre.
« Oh ! une migraine atroce ! répétait-elle à Mme Désagneaux. Vous voyez, je n’ai pas encore ma pauvre tête à moi... C’est le voyage qui me donne ça. Tous les ans, je suis sûre de mon affaire. »
Plus vive, plus rose, plus ébouriffée que jamais, l’autre s’agitait.
« Ma chère, pour le moment, j’en ai autant à votre service. Oui, ça m’a prise ce matin, une névralgie à tout casser... Seulement... »
Elle se pencha, poursuivit à voix basse :
« Seulement, je crois que ça y est. Oui ! ce bébé, que je désire tant, qui ne veut pas pousser... J’ai supplié la Sainte Vierge, et j’ai été malade, oh ! malade, à mon réveil ! Enfin, tous les signes !... Voyez-vous la tête de mon mari, qui m’attend à Trouville ! Sera-t-il heureux ! »
Très sérieuse, Mme Volmar écoutait. Puis, de son air tranquille :
« Eh bien ! moi, ma chère, je connais une personne qui ne voulait plus avoir d’enfants... Elle est venue ici, elle n’en a plus fait. »
Mais Gérard et Berthaud, ayant aperçu ces dames, se hâtèrent d’accourir. Le matin, à l’hôpital de Notre-Dame-des-Douleurs, les deux hommes s’étaient présentés, et Mme de Jonquière les avait reçus dans un petit bureau, voisin de la lingerie. Là, très correctement, en s’excusant avec une bonhomie souriante de cette démarche un peu bousculée, Berthaud avait demandé la main de Mlle Raymonde pour son cousin Gérard. Tout de suite, on s’était senti à l’aise, la mère avait eu un attendrissement, en disant que Lourdes porterait bonheur au jeune ménage. De sorte que le mariage se trouva ainsi conclu en quelques paroles, au milieu de la satisfaction générale. Même on prit rendez-vous, le 15 septembre, au château de Berneville, près de Caen, une propriété de l’oncle, le diplomate, que Berthaud connaissait et chez lequel il promit de mener Gérard. Puis, Raymonde, appelée, avait rougi de plaisir, en mettant ses deux petites mains dans celles de son fiancé.
Ce dernier s’empressait, demandait à la jeune fille :
« Voulez-vous des oreillers pour la nuit ? Ne vous gênez pas, je puis vous en donner, ainsi qu’à ces dames qui vous accompagnent. »
Raymonde refusa gaiement.
« Non, non ! nous ne sommes pas si douillettes. Il faut réserver ça aux pauvres malades. »
D’ailleurs, ces dames parlaient toutes à la fois. Mme de Joncquière déclarait qu’elle était si fatiguée, si fatiguée, qu’elle ne se sentait plus vivre ; et elle se montrait pourtant bien heureuse, ses regards riaient en couvant sa fille et le jeune homme, pendant qu’ils causaient ensemble. Mais Berthaud ne pouvait rester là, son service le réclamait, ainsi que Gérard. Tous deux prirent congé, après avoir rappelé le rendez-vous. N’est-ce pas, le 15 septembre, au château de Berneville ? Oui, oui, c’était chose entendue ! Et il y eut encore des rires, des poignées de main, tandis que les yeux, des yeux de caresse et de ravissement, achevaient ce qu’on n’osait dire tout haut, au milieu de cette foule.
« Comment ! s’écria la petite Mme Désagneaux, vous allez le 15 à Berneville. Mais si nous restons à Trouville jusqu’au 20, comme mon mari le désire, nous irons vous voir ! »
Et elle se tourna vers Mme Volmar, silencieuse.
« Venez donc aussi, vous. Ce serait si drôle de se retrouver toutes là-bas ! »
La jeune femme eut un geste lent, en répondant de son air d’indifférence lasse :
« Oh ! moi, c’est fini, le plaisir. Je rentre. »
Ses yeux, de nouveau, se rencontrèrent avec ceux de Pierre, qui était resté près de ces dames ; et il crut la voir se troubler une seconde, tandis qu’une expression d’indicible souffrance passait sur sa face morte.
Les sœurs de l’Assomption arrivaient, ces dames les rejoignirent devant le fourgon de la cantine. Ferrand, venu en voiture avec les religieuses, y monta d’abord, puis aida sœur Saint-François à franchir le haut marchepied ; et il resta debout, au seuil de ce fourgon, transformé en cuisine, où se trouvaient les provisions pour le voyage, du pain, du bouillon, du lait, du chocolat ; pendant que sœur Hyacinthe et sœur Claire des Anges, demeurées sur le trottoir, lui passaient sa petite pharmacie, ainsi que d’autres paquets, de menus bagages.
« Vous avez bien tout ? lui demanda sœur Hyacinthe. Bon ! maintenant, vous n’avez qu’à vous coucher dans votre coin et à dormir, puisque vous vous plaignez qu’on ne vous utilise pas. »
Ferrand se mit à rire doucement.
« Ma sœur je vais aider sœur Saint-François... J’allumerai le fourneau à pétrole, je laverai les tasses, je porterai les portions aux heures d’arrêt, marquées sur le tableau qui est là... Et, tout de même, si vous avez besoin de médecin, vous viendrez me chercher. »
Sœur Hyacinthe s’était aussi mise à rire.
« Mais nous n’avons plus besoin de médecin, puisque toutes nos malades sont guéries ! »
Et, les yeux dans les siens, de son air calme et fraternel :
« Adieu, monsieur Ferrand. »
Il sourit encore, tandis qu’une ém...