
- 303 pages
- French
- ePUB (adapté aux mobiles)
- Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub
Terre d'Espagne
À propos de ce livre
Édition Calmann-Lévy, 1896. Première édition en 1895.Carnet de voyage. Grand prix de l'Académie française.
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Informations
MADRID
Madrid, jusqu’au 8 octobre.
J’ai rencontré assez d’hommes en Espagne pour juger que l’accueil espagnol est bien différent de l’accueil italien. L’Italien est prévenant ; l’Espagnol est d’une politesse exacte, qui répond à la vôtre, et ne fait pas d’avances. Si vous êtes présenté à un Italien, vous serez immédiatement charmé par sa grâce enveloppante. Il vous étudiera en vous donnant déjà des noms d’amitié, et, dès que sa perspicacité, merveilleusement exercée, lui aura révélé en vous un homme utilisable, soit pour une affaire d’intérêt, soit pour la gloire du pays, il n’est pas d’idées ingénieuses qu’il ne cherche et ne trouve, pour vous plaire et vous amener à servir son dessein. Habileté noble, d’ailleurs, en bien des cas ! Je ne puis me rappeler sans une pointe d’émotion ce vieux sénateur de l’ancienne Vénétie, qui, malgré l’âge et la chaleur, et mille occupations dont il était chargé, se fit, pendant deux jours entiers, mon cicerone, et me dit, le soir où nous nous séparâmes : « N’aurez-vous pas bon souvenir de ma petite patrie ? » Cette récompense lui suffisait. Il était heureux de n’avoir pas ménagé ses forces, si l’étranger, grâce à lui, disait du bien des collines de la cité natale, et des monuments d’autrefois, et des œuvres nouvelles. L’Espagnol est plus réservé. Sa froideur est tout extérieure, mélange de souvenirs, d’insouciance personnelle et d’orgueil national. Il a de beaux usages, il est simple, il est droit, et, qu’il soit hidalgo ou homme du peuple, on pourra bien rarement dire qu’il a manqué de courtoisie. Interrogé, il répondra. Prié de rendre un service, il ne refusera pas, en général. Mais, pour les raisons que j’ai dites, il n’ira pas au-devant de vos désirs. L’action lui coûte, l’étranger lui est suspect, et la pensée de se concilier l’esprit d’un passant lui paraît négligeable. Car c’est là le plus curieux aspect d’une âme espagnole : aucun peuple n’a, peut-être, une plus fière idée de la patrie ; les Espagnols d’aujourd’hui se sentent les descendants légitimes, et nullement dégénérés, des Espagnols du temps de Charles-Quint, et il faut compter avec la susceptibilité d’un fils de croisés. Leur noblesse n’est pas à établir, elle s’impose ; elle est trop grande et trop ancienne même pour qu’il soit digne des titulaires actuels de se donner de la peine et d’en exposer les preuves. Tant pis pour qui ne les verrait pas ! Son témoignage serait sans valeur, contre la conscience du pays et l’évidence des faits.
Un tel état d’esprit fournirait l’occasion de plus d’une observation intéressante. On pourrait prétendre, non sans raison, je crois, qu’un peuple n’a jamais cette mémoire historique et cet orgueil de son passé, lorsqu’il a perdu les énergies qui lui valurent sa gloire. La confiance même qu’il a en soi est un signe de force latente. Les symptômes de décadence seraient bien plutôt le mépris de la tradition, l’engouement de la mode changeante, la recherche puérile et obstinée de la louange. Rien de pareil en Espagne : l’admiration de l’étranger touchera les cœurs comme un hommage, mais on ne la gagnera, on ne veut la gagner par aucun artifice et par aucune réclame. Je laisse ce point aux psychologues. Et je veux seulement noter de quels éléments est faite la réserve d’un Espagnol vis-à-vis d’un Français.
Nous avons contre nous, d’abord, les souvenirs de la francesada, puis, dans les campagnes surtout, le continuel passage de gens sans aveu, Français de naissance peut-être, qui se disent réfugiés, et qui mendient, et qui donnent une idée fâcheuse de la France aux paysans des villages, jusqu’à plus de cent lieues de nos frontières. Mais le plus gros grief, ici comme ailleurs, c’est notre esprit de moquerie, l’éternelle et ridicule habitude que nous avons de comparer Paris avec les moindres bourgs, d’exalter nos goûts, nos chapeaux, nos chemins de fer, nos hôtels, notre cuisine, de parler du Clos Vougeot quand on nous offre du Valdepeñas, et du beurre d’Isigny en présence d’une omelette à l’huile, comme si nous voyagions à l’étranger pour l’unique plaisir de regretter la maison. Si vous êtes mal, pourquoi le dire ? Allez-vous-en tout muets. Vous êtes venus pour votre plaisir, partez du moins sans offenser. Que de sympathies de plus nous nous serions acquises, si nous ne manquions pas un peu de cette faculté d’adaptation, qui est une des formes de la bienveillance, – et si souvent de la justice !
Parmi les Français qui habitent Madrid, plusieurs m’ont fait l’éloge de cette grande ville. « Il n’en est guère, m’ont-ils dit, où la vie soit plus facile, plus simple, mieux entourée. Les relations y sont les plus aisées du monde, et deviennent vite des amitiés, à une condition, celle de comprendre le caractère espagnol et d’adopter les usages, avec la langue et le climat. Sous l’écorce un peu rude des hommes, nous avons découvert très vite des natures éminemment généreuses et dévouées. Nous avons eu des deuils de famille, et je vous assure qu’en France les sympathies n’eussent pas été, autour de nous, plus nombreuses ni plus vives. Les diverses classes de la société se mêlent plus aisément que chez nous. La grandesse n’a aucune morgue avec les humbles. Tout le monde se coudoie, se salue et fraternise au moins d’un petit geste, au passage, à la promenade. C’est quelque chose. Nous regretterons, lorsque nous reviendrons en France, cette atmosphère de cordialité. Nous regretterons aussi, peut-être, la bonne humeur de ce peuple pauvre, qui n’a pas besoin qu’on l’amuse, qui sait encore, l’un des derniers, s’amuser seul, fermer boutique quand il lui plaît, et se faire autant de dimanches qu’il en trouve l’occasion. »
Les rues de Madrid, ni même ses monuments, n’ont jamais, je crois, ébloui personne. Elle est vivante, mais elle manque de couleur, presque partout. Je l’ai parcourue en tous sens, et, si j’ai surpris bien des scènes de mœurs, plus ou moins drôles, je n’ai rapporté de mes courses que deux ou trois paysages vraiment beaux. L’un d’eux, c’est la vue du haut de la terrasse du palais royal. On traverse la cour d’honneur, celle où se fait, chaque matin, la parade militaire ; on pénètre sous la galerie qui termine, vers le couchant, le palais et la ville, et, entre les piliers blancs des arcades, toute une vallée verte s’encadre, vallée profonde qui descend par étages jusqu’au Manzanarès, couverte de jardins et de parcs, et qui remonte sur l’autre rive, et, par une succession de bosquets et de grands bois, va rejoindre des montagnes, pierreuses en leurs sommets. Les lignes sont très nobles, la teinte générale est infiniment curieuse. Elle aide à comprendre les tableaux de Velasquez, qui peignait des lointains immenses, d’un vert triste confinant à des bleus sans éclat.
J’aime aussi, d’un amour singulier, la rue d’Alcalà. Il faut la voir aux dernières heures du jour, et d’en bas, de la place de la Independencia. Elle tourne, en montant vers la Puerta del Sol. Elle est large, bordée de palais. Le soir, un côté est dans l’ombre ; l’autre, d’un jaune léger, s’infléchit avec une grâce heureuse, coupé, çà et là, par une façade rose, et tout en haut, à l’endroit où les toits touchent le grand ciel clair, la poussière du jour lui fait comme une gloire. J’ai passé de longs quarts d’heure à regarder cette belle rue fuyante. Les petites Madrilènes, habituées du Prado, qui trottinaient devant leurs mères, avaient l’air de ne pas comprendre.
Cette rue d’Alcalà est, d’ailleurs, l’une des plus animées de Madrid. Les tramways la traversent et conduisent au Prado, au jardin del Buen Retiro, à la Plaza de Toros. Elle possède plusieurs des cafés les plus fréquentés de la ville, l’Académie des Beaux-Arts avec la Sainte Elisabeth de Murillo, deux ou trois ministères, et le rez-de-chaussée étroit et sérieux où Mariquita vend le meilleur chocolat de l’Espagne, et cette église de Calatrava, où, le dimanche, vers neuf heures, on voit tant de belles Madrilènes arriver, exactes, pour entendre la messe, et tant de beaux messieurs arriver en retard, pour guetter la sortie. Enfin, elle est une des dix rues qui déversent, jour et nuit, le peuple de Madrid dans la Puerta del Sol.
Je ne crois pas qu’on puisse éviter ce lieu fameux, étroit, encombré de voitures, de camelots, de filous, d’innombrables gens qui passent et de groupes d’oisifs qui forment comme des îles parmi ces courants noirs. Il a été trop célébré pour des mérites qu’il n’a pas. L’aspect est médiocre : une place à peu près ovale, avec une fontaine au milieu et des maisons tout autour, hôtels, banques ou palais qui sont de la même hauteur et recrépis en rose pâle. Aucune percée sur la campagne ou sur un jardin, aucun monument d’art. Le grouillement de la foule, ni son bruit, ni la poussière qu’elle soulève ne me semblent justifier les étonnements littéraires dont on nous a comblés. Mais la Puerta del Sol est amusante parce qu’elle a des habitués, un régime, presque une philosophie. Je l’ai étudiée, de ma fenêtre de l’hôtel de la Paix, souvent guidé par les conseils d’un Madrilène érudit. C’est tout un monde. Il appartient, de six heures à huit heures du matin, aux marchands de café et de beignets soufflés, à leur clientèle ouvrière, aux novios qui croiraient avoir perdu la journée s’ils ne la commençaient pas sur un mot d’amour à la novia. Ce qu’on en voit, de ces idylles brèves, au tournant des rues, sous l’abri des porches, autour des fontaines ! Ce qui se murmure de choses tendres, toujours les mêmes, avant que la grande ville soit éveillée ! Les bois, au temps des nids, en entendent seuls davantage. On se sépare sur un geste de la main, on se retourne, on se regarde encore. L’employé court à son bureau, l’ouvrière à son atelier. Vers neuf heures la chaleur est douce. Les amateurs de soleil, qui ont dormi sur les bancs, ou le long des portes, et soupé la veille d’un pauvre puchero aux entrailles de poulet, se retrouvent sur le trottoir, du côté de l’hôtel de la Paix. Ils ont des airs songeurs, et des capes misérables. Trois ou quatre agents de la sûreté, des habitués, eux aussi, échangent leurs impressions matinales, et observent d’un œil de tuteurs inquiets les premières belles breloques portées par un étranger et hasardées dans la foule des gueux. Un groupe d’ecclésiastiques en redingote, chapeau de soie et col droit, stationne au garage des tramways. La place s’emplit de minute en minute d’un plus grand nombre d’êtres humains. Vers cinq heures du soir, c’est une fourmilière. On ne voit plus les pavés : rien que des têtes en mouvement autour de rares points fixes, et dont les glissements compliqués, tournants, difficiles à suivre, font penser aux remous des écluses, quand toutes les vannes sont ouvertes. Les cafés sont pleins. Des toreros en petite veste et grand chapeau gris discutent devant la porte du Levante. On crie les billets de loterie, le programme de la prochaine corrida, les fleurs, les romans illustrés, l’eau fraîche, les journaux du soir. Des équipages traversent au pas. Les grandes dames vont au salut, ou faire un tour aux Récollets, ou prendre un consommé chez Lhardy. Aux oisifs du matin se sont joints les errants de la politique, les familiers les plus nombreux de la Puerta del Sol, les fidèles des ministères morts, les dévots besogneux de la sainte espérance : les cesantes.
En France, nous connaissons, hélas ! l’ouvrier sans travail. Mais Madrid nous offre un autre type : l’employé sans bureau. À chaque changement de ministère, le personnel est renouvelé. Conservateurs, libéraux, radicaux, tous les chefs de groupes ont leur clientèle de gratte-papier, de comptables, d’appariteurs, d’estafettes, qui chasse les titulaires en place, triomphe avec le ministère et succombe avec lui. Autrefois, les postes les plus humbles étaient, comme les autres, soumis à la loi cruelle des ras de marées parlementaires. Tout tombait à la fois. Les balayeurs passaient le balai quand le ministre passait le maroquin. Le mal est moindre aujourd’hui. Les infiniment petits se sont consolidés. Il n’en reste pas moins, sur le pavé de Madrid, une vingtaine de mille hommes, titulaires dépossédés de l’écritoire officielle, aspirants perpétuels, guetteurs de nuages politiques, dont la vie est précaire et dont l’avenir se joue à la bourse des nouvelles. Ils prennent l’air de la politique à la Puerta del Sol. Ils n’ont pas d’autre métier. Ce sont des bureaucrates en interrompu. Leur dignité ancienne, toujours près de reparaître, leur défend un travail manuel. Leur misère présente excuse les petits moyens, la mendicité déguisée, les expédients douteux, le sablazo, le « coup de sabre » qu’ils donnent avec maëstria. L’un d’eux, par exemple, – j’en sais quelque chose, – un vieux très digne et portant beau, vous aborde, la main tendue : « Eh ! cher, comment allez-vous ? – Mais, monsieur… – Vous ne me remettez pas ? Le vieux picador du café de Madrid, avec lequel vous avez causé… – Pardonnez-moi. – Vous m’avez oublié, je le vois bien !… Je suis, monsieur, un pauvre employé, qui espère la chute de Sagasta… » Il aura de quoi dîner ce soir, et peut-être de quoi acheter une place de soleil pour les toros de demain.
Vers la même heure, le samedi, la reine régente, en grand apparat, se rend par la Puerta del Sol à l’église del Buen Suceso, qui est aujourd’hui la paroisse du palais royal. Elle assiste au chant du Salve Regina, selon une coutume très ancienne, à laquelle les souverains d’Espagne n’ont jamais manqué, pendant leur séjour à Madrid, depuis le règne de Philippe IV. Ce n’est qu’une cavalcade rapide, qu’une coupure brillante dans les remous sombres qui s’agitent. L’instant d’après, la place reprend son aspect accoutumé.
Et c’est ainsi jusqu’à une heure très avancée de la nuit. Car Madrid, l’été surtout, est noctambule. Les marchandes de fleurs sont devenues plus nombreuses. Elles n’ont plus que trois brins de tubéreuse fanée pour excuser leur promenade parmi les groupes. Des femmes passent, deux par deux, un peu raides, la tête enveloppée de la mantille. L’une est jeune ; l’autre pourrait être sa mère, et l’est peut-être, hélas ! La poussière, au-dessus de la Puerta del Sol et des rues avoisinantes, fait trembler les étoiles. Il faudra, pour qu’elle s’abatte, que le jour soit près de naître.
Alors si vous sortez, enveloppé, dans le froid glacial de ces heures douteuses, vous rencontrerez des vieux et des tout petits, gîtés aux encoignures des portes, adossés contre une borne, achevant leur triste nuit. Dans la même guérite, auprès d’un ministère, je me souviens d’avoir vu deux enfants qui dormaient, frère et sœur sans doute, pressés l’un contre l’autre, les jambes ramenées sous eux, les deux visages rapprochés, si pâles et si bien pareils !… On a beau invoquer la douceur du climat, ce qui est un mensonge, et l’habitude de coucher dehors, et tout ce qu’on voudra, moi j’avais envie de crier : « Élargissez-vous encore, bras sacrés de la charité, et abritez ces pauvres ! »
Les maisons de Madrid sont, presque partout, très élevées. Les étages se désignent ainsi : primero, principal, segundo, tercero, etc. Le principal correspond à notre premier, dans les belles rues. Les locataires se connaissent tous. L’usage, du moins, leur fournit l’occasion de se connaître. Il veut qu’en prenant possession d’un appartement, on envoie sa carte aux habitants des autres étages, qui rendent immédiatement visite. Dans les provinces, à Séville, par exemple, dès qu’une famille nouvelle s’installe dans une rue, tous les voisins s’empressent de saluer la maîtresse de la maison. On sonne à la grille ouvragée du patio : « Qui est là ? – C’est le numéro six, ou le numéro quinze, ou le numéro neuf, qui vient offrir sa maison. » L’étiquette commande, en effet, et cela dans toute l’Espagne, qu’on n’achève pas cette première entrevue sans avoir dit : « Vous m’êtes très sympathique ; souvenez-vous qu’au numéro six, ou au numéro quinze, ou au numéro neuf, ou au troisième étage, vous avez une maison et une amie. » N’est-ce pas d’une jolie courtoisie ?
Le même sentiment chevaleresque et magnifique a réglé ce petit débat, tout de forme, qui se reproduit chaque jour. Vous admirez un bibelot quelconque, un tableau, une bague. Le possesseur doit se hâter de dire : « Il est à vous ! » et vous de répondre : « Mille grâces, il est trop bien là où il est ! »
À la promenade, aux portes des églises, on est sûr de recueillir, sur le passage d’une jeune fille ou d’une jeune femme, l’une de ces exclamations : « Est-elle jolie ! Mais voyez donc, quelle grâce ! quelle beauté ! quelle robe bien choisie ! que bonita ! que guapa ! » Les mères entendent, et restent dignes ; les filles écoutent, et le coin de leurs yeux s’amincit. J’ai demandé à un élégant de Madrid :
Vous connaissiez mademoiselle X… ?
– Non, puisque je ne l’ai pas saluée.
– Et vous avez dit : Que guapa !
– C’est l’habitude.
– Mais vous avez répété à sa voisine : Que bonita ! Elle était beaucoup moins bien. Où est la sincérité ?
– Que voulez-vous, nous autres, à Madrid, nous ne pouvons pas nous en taire : elles ont toutes quelque chose !
Les formules épistolaires ou oratoires ne sont pas moins tendres, galantes ou nobles, suivant les cas. J’en ai fait collection. On écrit à un supérieur : « Mon très seigneur et de ma plus grande considération ; » à un homme, on baise les mains, toujours en abrégé : « Q. b. s. m. Que besa sus manos ; » à une femme, on baise les pieds : « Q. s. p. b. » Mais les plus belles qualifications sont réservées aux corps délibérants et aux villes. Les conseils municipaux, par exemple, ont droit au titre d’illustre, d’illustrissime ou d’excellentissime. Et comme ils constituent une personne morale, on s’adresse à eux au singulier : « Excellentissime monsieur le conseil municipal. » Pour les villes, il faudrait un dictionnaire. Elles possèdent chacune, outre leurs armes, une sorte de légende héroïque, vraiment de belle allure, qui accompagne leur nom et résume leur histoire. Et ne croyez pas que la tradition soit brisée, qu’il s’agisse uniquement d’usages anciens, d’une liste fermée, destinée à perdre avec l’âge, un à un, ses alinéas. Je viens de lire un décret qui accorde nom d’excellence à un ayuntamiento, et celui de villa à deux pueblos. Madrid est imperial, coronada, muy noble, muy heróica y excelentissima villa ; Malaga, siempre la primera en el peligro de la libertad y excelentissima ciudad ; Jaen, muy noble, muy leal, guarda y defensa de los reinos de Castilla, y excelentissima ciudad ; Barcelone, « deux fois très noble, deux fois très fidèle, cinq fois notable, insigne tête et colonne de toute la Catalogne, éminente et excellentissime cité ; » Séville est « très noble, très loyale, très héroïque, invaincue et excellentissime ».
Je suis frappé de cette politesse grandiose des hommes entre eux. J’y crois voir, beaucoup mieux que dans la familiarité, le signe de mœurs démocratiques, parce que le sans-g...
Table des matières
- Terre d'Espagne
- I
- II
- III
- IV
- V
- VI
- VII
- VIII
- IX
- X
- XI
- XII
- XIII
- XIV
- XV
- XVI
- XVII
- XVIII
- XIX
- XX
- XXI
- XXII
- XXIII
- XXIV
- XXV
- XXVI
- XXVII
- XXVIII
- XXIX
- XXX
- XXXI
- Page de copyright