Journal d'un Curé de Campagne
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Journal d'un Curé de Campagne

  1. 364 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
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Journal d'un Curé de Campagne

À propos de ce livre

Le nouveau curé d'Ambricourt, un jeune prêtre plein de zèle, s'installe dans sa paroisse. La fragilité de sa santé est largement compensée par son énergie morale et son ardent désir d'aider ses paroissiens à sortir de l'ennui qui les ronge. Mais, accaparé par les multiples soucis de sa vie quotidienne - dont le manque d'argent n'est pas le moindre - incapable d'accomplir son ministère avec une autorité suffisante, il accumule les maladresses...Dans cet ouvrage, grand prix du roman de l'Académie française, un des plus émouvants de Bernanos, la technique du journal fictif permet à l'auteur de décrire l'itinéraire spirituel du personnage central tel que celui-ci le perçoit, au niveau d'une humanité vécue dans l'angoisse, la souffrance, le doute. Ce texte dépasse largement la question du catholicisme et de la vie d'un curé. Le héros est avant tout un idéaliste, plein d'enthousiasme, qui va se heurter, à sa hiérarchie - ce qui n'est guère étonnant - mais aussi à ses ouailles, dont il trouble les habitudes, et qui trouvent dans la réalisation de menus profits ou l'accomplissement de leurs préoccupations bassement matérielles, une sordide jouissance. Et l'idéaliste finira mal...

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Informations

Année
2020
ISBN de l'eBook
9782322207794

II

J’ai eu ce matin, après la messe, une longue conversation avec Mlle Louise. Je la voyais jusqu’ici rarement aux offices de la semaine, car sa situation d’institutrice au château nous impose à tous deux une grande réserve. Mme la comtesse l’estime beaucoup. Elle devait, paraît-il, entrer aux Clarisses, mais s’est consacrée à une vieille mère infirme qui n’est morte que l’année dernière. Les deux petits garçons l’adorent. Malheureusement la fille aînée, Mlle Chantal, ne lui témoigne aucune sympathie et même semble prendre plaisir à l’humilier, à la traiter en domestique. Enfantillages peut-être, mais qui doivent exercer cruellement sa patience, car je tiens de Mme la comtesse qu’elle appartient à une excellente famille et a reçu une éducation supérieure.
J’ai cru comprendre que le château m’approuvait de me passer de servante.
On trouverait néanmoins préférable que je fisse la dépense d’une femme de journée, ne fût-ce que pour le principe, une ou deux fois par semaine. Évidemment, c’est une question de principe. J’habite un presbytère très confortable, la plus belle maison du pays, après le château, et je laverais moi-même mon linge ! j’aurais l’air de le faire exprès.
Peut-être aussi n’ai-je pas le droit de me distinguer des confrères pas plus fortunés que moi, mais qui tirent un meilleur parti de leurs modestes ressources. Je crois sincèrement qu’il m’importe peu d’être riche ou pauvre, je voudrais seulement que nos supérieurs en décidassent une fois pour toutes. Ce cadre de félicité bourgeoise où l’on nous impose de vivre convient si peu à notre misère… L’extrême pauvreté n’a pas de peine à rester digne. Pourquoi maintenir ces apparences ? Pourquoi faire de nous des besogneux ?
Je me promettais quelques consolations de l’enseignement du catéchisme élémentaire, de la préparation à la sainte communion privée selon le vœu du saint pape Pie X. Encore aujourd’hui, lorsque j’entends le bourdonnement de leurs voix dans le cimetière, et sur le seuil le claquement de tous ces petits sabots ferrés, il me semble que mon cœur se déchire de tendresse. Sinite parvulos… Je rêvais de leur dire, dans ce langage enfantin que je retrouve si vite, tout ce que je dois garder pour moi, tout ce qu’il ne m’est pas possible d’exprimer en chaire où l’on m’a tant recommandé d’être prudent. Oh ! je n’aurais pas exagéré, bien entendu ! Mais enfin j’étais très fier d’avoir à leur parler d’autre chose que des problèmes de fractions, du droit civique, ou encore de ces abominables leçons de choses, qui ne sont en effet que des leçons de choses et rien de plus. L’homme à l’école des choses ! Et puis j’étais délivré de cette sorte de crainte presque maladive, que tout jeune prêtre éprouve, je pense, lorsque certains mots, certaines images lui viennent aux lèvres, d’une raillerie, d’une équivoque, qui brisant notre élan, fait que nous nous en tenons forcément à d’austères leçons doctrinales dans un vocabulaire si usé mais si sûr qu’il ne choque personne, ayant au moins le mérite de décourager les commentaires ironiques à force de vague et d’ennui. À nous entendre on croirait trop souvent que nous prêchons le Dieu des spiritualistes, l’Être suprême, je ne sais quoi, rien qui ressemble, en tout cas, à ce Seigneur que nous avons appris à connaître comme un merveilleux ami vivant, qui souffre de nos peines, s’émeut de nos joies, partagera notre agonie, nous recevra dans ses bras, sur son cœur.
J’ai tout de suite senti la résistance des garçons, je me suis tu. Après tout, ce n’est pas leur faute, si à l’expérience précoce des bêtes – inévitable – s’ajoute maintenant celle du cinéma hebdomadaire.
Quand leur bouche a pu l’articuler pour la première fois, le mot amour était déjà un mot ridicule, un mot souillé qu’ils auraient volontiers poursuivi en riant, à coups de pierres, comme ils font des crapauds. Mais les filles m’avaient donné quelque espoir, Séraphita Dumouchel surtout. C’est la meilleure élève du catéchisme, gaie, proprette, le regard un peu hardi, bien que pur. J’avais pris peu à peu l’habitude de la distinguer parmi ses camarades moins attentives, je l’interrogeais souvent, j’avais un peu l’air de parler pour elle. La semaine passée, comme je lui donnais à la sacristie son bon point hebdomadaire – une belle image – j’ai posé sans y penser les deux mains sur ses épaules et je lui ai dit : « As-tu hâte de recevoir le bon Jésus ? Est-ce que le temps te semble long ? – Non, m’a-t-elle répondu, pourquoi ? Ça viendra quand ça viendra. » J’étais interloqué, pas trop scandalisé d’ailleurs, car je sais la malice des enfants. J’ai repris : « Tu comprends, pourtant ? Tu m’écoutes si bien ! » Alors son petit visage s’est raidi et elle a répondu en me fixant : « C’est parce que vous avez de très beaux yeux. »
Je n’ai pas bronché, naturellement, nous sommes sortis ensemble de la sacristie et toutes ses compagnes qui chuchotaient se sont tues brusquement, puis ont éclaté de rire. Évidemment, elles avaient combiné la chose entre elles.
Depuis je me suis efforcé de ne pas changer d’attitude, je ne voulais pas avoir l’air d’entrer dans leur jeu. Mais la pauvre petite, sans doute encouragée par les autres, me poursuit de grimaces sournoises, agaçantes, avec des mines de vraie femme, et une manière de relever sa jupe pour renouer le lacet qui lui sert de jarretière. Mon Dieu, les enfants sont les enfants, mais l’hostilité de ces petites ? Que leur ai-je fait ?
Les moines souffrent pour les âmes. Nous, nous souffrons par elles. Cette pensée qui m’est venue hier soir a veillé près de moi toute la nuit, comme un ange.
Jour anniversaire de ma nomination au poste d’Ambricourt. Trois mois déjà ! J’ai bien prié ce matin pour ma paroisse, ma pauvre paroisse – ma première et dernière paroisse peut-être, car je souhaiterais d’y mourir. Ma paroisse ! Un mot qu’on ne peut prononcer sans émotion, – que dis-je ! sans un élan d’amour. Et cependant, il n’éveille encore en moi qu’une idée confuse. Je sais qu’elle existe réellement, que nous sommes l’un à l’autre pour l’éternité, car elle est une cellule vivante de l’Église impérissable et non pas une fiction administrative. Mais je voudrais que le bon Dieu m’ouvrît les yeux et les oreilles, me permît de voir son visage, d’entendre sa voix. Sans doute est-ce trop demander ? Le visage de ma paroisse ! Son regard ! Ce doit être un regard doux, triste, patient, et j’imagine qu’il ressemble un peu au mien lorsque je cesse de me débattre, que je me laisse entraîner par ce grand fleuve invisible qui nous porte tous, pêle-mêle, vivants et morts, vers la profonde Éternité. Et ce regard ce serait celui de la chrétienté, de toutes les paroisses, ou même… peut-être celui de la pauvre race humaine ? Celui que Dieu a vu du haut de la Croix. Pardonnez-leur parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font…
(J’ai eu l’idée d’utiliser ce passage, en l’arrangeant un peu, pour mon instruction du dimanche. Le regard de la paroisse a fait sourire et je me suis arrêté une seconde au beau milieu de la phrase avec l’impression, très nette hélas ! de jouer la comédie. Dieu sait pourtant que j’étais sincère ! Mais il y a toujours dans les images qui ont trop ému notre cœur quelque chose de trouble. Je suis sûr que le doyen de Torcy m’eût blâmé. À la sortie de la messe, M. le comte m’a dit, de sa drôle de voix un peu nasale : « Vous avez eu une belle envolée ! » J’aurais voulu rentrer sous terre.)
Mlle Louise m’a transmis une invitation à déjeuner au château, mardi prochain. La présence de Mlle Chantal me gênait un peu, mais j’allais néanmoins répondre par un refus quand Mlle Louise m’a fait discrètement signe d’accepter.
La femme de ménage reviendra mardi au presbytère. Mme la comtesse aura la bonté de la rembourser de sa journée une fois par semaine. J’étais si honteux de l’état de mon linge que j’ai couru ce matin jusqu’à Saint-Vaast pour y faire l’emplette de trois chemises, de caleçons, de mouchoirs, bref, les cent francs de M. le curé de Torcy ont à peine suffi à couvrir cette grosse dépense. De plus, je dois donner le repas de midi et une femme qui travaille a besoin d’une nourriture convenable.
Heureusement mon bordeaux va me rendre service. Je l’ai mis en bouteilles hier. Il m’a paru un peu trouble, néanmoins il embaume.
Les jours passent, passent… Qu’ils sont vides ! J’arrive encore à bout de ma besogne quotidienne, mais je remets sans cesse au lendemain l’exécution du petit programme que je me suis tracé. Défaut de méthode, évidemment. Et que de temps je passe sur les routes ! Mon annexe la plus proche est à trois bons kilomètres, l’autre à cinq. Ma bicyclette ne me rend que peu de services, car je ne puis monter les côtes, à jeun surtout, sans d’horribles maux d’estomac. Cette paroisse si petite sur la carte !… Quand je pense que telle classe de vingt ou trente élèves, d’âge et de condition semblables, soumis à la même discipline, entraînés aux mêmes études, n’est connue du maître qu’au cours du second trimestre – et encore !… Il me semble que ma vie, toutes les forces de ma vie vont se perdre dans le sable.
Mlle Louise assiste maintenant chaque jour à la Sainte Messe. Mais elle apparaît et disparaît si vite qu’il m’arrive de ne pas m’apercevoir de sa présence. Sans elle, l’église eût été vide.
Rencontré hier Séraphita en compagnie de M. Dumouchel. Le visage de cette petite me semble se transformer de jour en jour : jadis si changeant, si mobile, je lui trouve maintenant une espèce de fixité, de dureté bien au-dessus de son âge.
Tandis que je lui parlais, elle m’observait avec une attention si gênante que je n’ai pu m’empêcher de rougir. Peut-être devrais-je prévenir ses parents… Mais de quoi ? Sur un papier laissé sans doute intentionnellement dans un des catéchismes et que j’ai trouvé ce matin, une main maladroite avait dessiné une minuscule bonne femme avec cette inscription : « La chouchoute de M. le curé. » Comme je distribue chaque fois les livres au hasard, inutile de rechercher l’auteur de cette plaisanterie. J’ai beau me dire que ces sortes d’ennuis sont, dans les maisons d’éducation les mieux tenues, monnaie courante, cela ne m’apaise qu’à demi. Un maître peut toujours se confier à son supérieur, prendre date. Au lieu qu’ici…
« Souffrir par les âmes », je me suis répété toute la nuit cette phrase consolante. Mais l’ange n’est pas revenu.
Mme Pégriot est arrivée hier. Elle m’a paru si peu satisfaite des prix fixés par Mme la comtesse que j’ai cru devoir ajouter cinq francs de ma poche Il paraît que le vin a été mis en bouteilles beaucoup trop tôt, sans les précautions nécessaires, en sorte que je l’ai gâté. J’ai retrouvé la bouteille dans la cuisine à peine entamée.
Évidemment cette femme a un caractère ingrat et des manières pénibles. Mais il faut être juste : je donne maladroitement et avec un embarras ridicule qui doit déconcerter les gens. Aussi ai-je rarement l’impression de faire plaisir, probablement parce que je le désire trop. On croit que je donne à regret.
Réunion mardi chez le curé d’Hébuterne, pour la conférence mensuelle. Sujet traité par M. l’abbé Thomas, licencié en histoire : « La Réforme, ses origines, ses causes. » Vraiment, l’état de l’Église au XVIe siècle fait frémir. À mesure que le conférencier poursuivait son exposé forcément un peu monotone, j’observais les visages des auditeurs sans y voir autre chose que l’expression d’une curiosité polie, exactement comme si nous nous étions réunis pour entendre lire quelque chapitre de l’histoire des Pharaons. Cette indifférence apparente m’eût jadis exaspéré. Je crois maintenant qu’elle est le signe d’une grande foi, peut-être aussi d’un grand orgueil inconscient. Aucun de ces hommes ne saurait croire l’Église en péril, pour quelque raison que ce soit. Et certes ma confiance n’est pas moindre, mais probablement d’une autre espèce. Leur sécurité m’épouvante.
(Je regrette un peu d’avoir écrit le mot d’orgueil, et cependant je ne puis l’effacer, faute d’en trouver un qui convienne mieux à un sentiment si humain, si concret. Après tout, l’Église n’est pas un idéal à réaliser, elle existe et ils sont dedans.)
À l’issue de la conférence, je me suis permis de faire une timide allusion au programme que je me suis tracé. Encore ai-je supprimé la moitié des articles. On n’a pas eu beaucoup de mal à me démontrer que son exécution, même partielle, exigerait des jours de quarante-huit heures et une influence personnelle que je suis loin d’avoir, que je n’aurai peut-être jamais. Heureusement, l’attention s’est détournée de moi et le curé de Lumbres, spécialiste en ces matières, a traité supérieurement le problème des caisses rurales et des coopératives agricoles.
Je suis rentré assez tristement, sous la pluie. Le peu de vin que j’avais pris me causait d’affreuses douleurs d’estomac. Il est certain que je maigris énormément depuis l’automne et ma mine doit être de plus en plus mauvaise car on m’épargne désormais toute réflexion sur ma santé. Si les forces allaient me manquer ! J’ai beau faire, il m’est difficile de croire que Dieu m’emploiera vraiment – à fond, – se servira de moi comme des autres. Je suis chaque jour plus frappé de mon ignorance des détails les plus élémentaires de la vie pratique, que tout le monde semble connaître sans les avoir appris, par une espèce d’intuition. Évidemment, je ne suis pas plus bête que tel ou tel, et à condition de m’en tenir à des formules retenues aisément, je puis donner l’illusion d’avoir compris. Mais ces mots qui pour chacun ont un sens précis me paraissent au contraire se distinguer à peine entre eux, au point qu’il m’arrive de les employer au hasard, comme un mauvais joueur risque une carte. Au cours de la discussion sur les caisses rurales, j’avais l’impression d’être un enfant fourvoyé dans une conversation de grandes personnes.
Il est probable que mes confrères n’étaient guère plus instruits que moi, en dépit des tracts dont on nous inonde. Mais je suis stupéfait de les voir si vite à l’aise dès qu’on aborde ces sortes de questions. Presque tous sont pauvres, et s’y résignent courageusement. Les choses d’argent n’en semblent pas moins exercer sur eux une espèce de fascination. Leurs visages prennent tout de suite un air de gravité, d’assurance, qui me décourage, m’impose le silence, presque le respect.
Je crains bien de n’être jamais pratique, l’expérience ne me formera pas. Pour un observateur superficiel, je ne me distingue guère des confrères, je suis un paysan comme eux. Mais je descends d’une lignée de très pauvres gens, tâcherons, manœuvres, filles de ferme, le sens de la propriété nous manque, nous l’avons sûrement perdu au cours des siècles. Sur ce point mon père ressemblait à mon grand-père qui ressemblait lui-même à son père mort de faim pendant le terrible hiver de 1854. Une pièce de vingt sous leur brûlait la poche et ils couraient retrouver un camarade pour faire ribote. Mes condisciples du petit séminaire ne s’y trompaient pas : maman avait beau mettre son meilleur jupon, sa plus belle coiffe, elle avait cet air humble, furtif, ce pauvre sourire des misérables qui élèvent les enfants des autres. S’il ne me manquait encore que le sens de la propriété ! Mais je crains de ne pas plus savoir commander que je ne saurais posséder. Ça, c’est plus grave.
N’importe ! Il arrive que des élèves médiocres, mal doués, accèdent au premier rang. Ils n’y brillent jamais, c’est entendu. Je n’ai pas l’ambition de réformer ma nature, je vaincrai mes répugnances, voilà tout. Si je me dois d’abord aux âmes, je ne puis rester ignorant des préoccupations, légitimes en somme, qui tiennent une si grande place dans la vie de mes paroissiens. Notre instituteur – un Parisien pourtant – fait bien des conférences sur les assolements et les engrais. Je m’en vais bûcher ferme toutes ces questions.
Il faudra aussi que je réussisse à fonder une société sportive, à l’exemple de la plupart de mes confrères. Nos jeunes gens se passionnent pour le football, la boxe ou le tour de France. Vai...

Table des matières

  1. Journal d'un Curé de Campagne
  2. I
  3. II
  4. III
  5. Page de copyright