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I 1
Nous sommes à Paris, Henri IV régnant sur la France pacifiée, par
un matin de mai, clair, ensoleillé.
La fenêtre d’une petite maison bourgeoise de la rue de l’Arbre-Sec
s’ouvre. Une jeune fille paraît au balcon. Les chauds rayons du
soleil viennent poser comme une impalpable poussière d’or sur le
nuage d’or de son opulente chevelure. Ses yeux plus bleus et plus
purs que l’azur éclatant du ciel, sa taille élancée, ses formes
d’une harmonie incomparable, une dignité ingénue dans ses
attitudes, une franchise de regard admirable, un voile de
mélancolie répandu sur ce front de neige, tout en elle force
l’attention et la garde, tout en elle charme et captive.
Comme attirée par quelque force invincible, sa tête charmante se
lève timidement, furtivement, vers la maison d’en face.
Là-haut, à la lucarne du grenier, apparaît un jeune cavalier. Et ce
cavalier, les mains jointes, l’air extasié, fixe sur elle un regard
profond, chargé d’une muette adoration.
La jeune fille rougit, pâlit... son chaste sein se soulève
d’émoi... Elle demeure un instant les yeux posés sur ceux de
l’inconnu, puis lentement, comme à regret, elle rentre chez elle et
pousse le battant de la fenêtre.
*
En bas, dans la rue, un pauvre hère, dans l’ombre protectrice d’un
renfoncement, dresse vers la radieuse apparition une face d’ascète
morne, ravagée, où luisent, au-dessous de sourcils broussailleux,
deux yeux vitreux de visionnaire. Et à la vue de la gracieuse jeune
fille, voici que ces yeux de fou s’animent, s’humanisent, prennent
une expression de douceur et de tendresse mystique. Voici que cette
sombre physionomie s’illumine d’une joie céleste. Et le pauvre
hère, lui aussi, joint les deux mains dans un geste d’imploration
et murmure :
– Qu’elle est belle !...
Comme il prononce ces mots, quelque chose d’informe, un tas, une
énorme boule de graisse, déboule on ne sait d’où, roule avec une
agilité surprenante et vient s’arrêter devant l’homme en adoration.
Cela est couvert d’un froc cavalièrement relevé sur la hanche,
surmonté d’une autre petite boule joviale outrageusement enluminée.
Deux pattes de basset, courtes et cagneuses, servent de colonnes et
deux pieds plats, immenses, sont les assises solides de ce monument
de graisse. Et cela parle d’une voix de basse taille qui semble
sourdre de profondeurs inconnues ; cela se prononce sans
raillerie :
– Je vous y prends encore, frère Ravaillac !... Toujours
plongé dans vos sombres visions, donc !
Brutalement arraché à son rêve, Ravaillac, Jean-François Ravaillac
tressaille violemment. Ses traits reprennent leur expression
absente, l’étincelle de vie allumée dans son œil s’éteint
brusquement, et ramenant son regard à terre, sans contrariété
apparente, sans surprise, sans plaisir, avec une morne
indifférence, il dit doucement, poliment :
– Bonjour, frère Parfait Goulard.
À ce moment, la jeune fille ferme sa fenêtre sans avoir eu la
curiosité de jeter un coup d’œil en bas. Ravaillac pousse un soupir
et, sans affectation, s’éloigne dans la direction de la rue
Saint-Honoré, proche, entraînant avec lui le frère Parfait Goulard,
enchanté de la rencontre, et qui se prête complaisamment à la
manœuvre.
Le moine cependant a guigné du coin de l’œil la jeune fille. Il a
noté le soupir de celui qu’il a appelé frère Ravaillac. Mais il ne
laisse rien paraître et sa bonne grosse face demeure parfaitement
hilare.
En s’éloignant, ils croisent un personnage qui doit être quelque
puissant seigneur, à en juger par sa mine hautaine et par la
richesse du costume. Ce seigneur discute âprement avec une digne
matrone qui a toute l’apparence d’une petite bourgeoise.
En passant près du moine, le brillant seigneur ébauche un geste
furtif auquel le moine répond par un clignement d’yeux.
Ni la vénérable matrone ni Ravaillac ne remarquent cet échange de
signaux mystérieux.
Le grand seigneur et la bourgeoise continuent leur chemin et
viennent s’arrêter devant le perron de la petite maison de la jeune
fille. Ils continuent à discuter avec animation et ni l’un ni
l’autre ne font attention à une ombre blottie dans une encoignure,
laquelle, bien qu’ils parlent à voix basse, ne perd pas un mot de
leur entretien.
Le jeune cavalier était resté accoudé à sa lucarne.
Peut-être ressassait-il son bonheur. Peut-être attendait-il
patiemment qu’une heureuse fortune lui permît d’apercevoir encore
une fois un bout de ruban ou l’ombre de la bien-aimée se profiler
sur les vitraux... Les amoureux, on le sait, sont insatiables.
Celui-ci, tout à ses rêves, ne voyait rien en dehors du balcon où
elle lui était apparue.
Sous ce balcon, cependant, leur discussion sans doute terminée, la
matrone avait franchi les trois marches et mettait la clé dans la
serrure.
Par hasard, les yeux de l’amoureux quittèrent un instant le
bienheureux balcon et se portèrent dans la rue. Alors, un cri de
colère lui échappa, à la vue du seigneur qui n’avait pas
bougé :
– Encore ce ruffian maudit de Fouquet !...
Il se pencha à faire croire qu’il allait se précipiter tête
première. Et il grinçait :
– Que fait-il là, devant sa porte ?... Qui
appelle-t-il ainsi ?...
En effet, à ce moment, celui que notre amoureux venait de nommer
Fouquet appelait la matrone qui se disposait à entrer dans la
maison. Elle redescendit une marche et tendit la main. Geste
d’adieu ?... Marché conclu ?... Arrhes données ?...
C’est ce que l’amoureux n’aurait pu dire. Il lui sembla bien
entrevoir une bourse... Mais le geste avait été si rapide, si
subtil l’escamotage !... En tout cas, il connaissait la
matrone, car en se retirant précipitamment de la fenêtre, il était
blême et il bredouillait :
– Dame Colline Colle !... Ah ! par tous les démons
de l’enfer, je veux savoir !... Malheur au damné
Fouquet !...
Et il se rua en trombe dans l’escalier.
À cet instant précis, trois braves s’arrêtaient devant sa porte.
Ils avaient des allures de tranche-montagne, avec des rapières
formidables qui leur battaient les talons. À les voir, on devinait
des diables à quatre, ne redoutant rien ni personne. Et cependant
ils restaient indécis devant la porte, n’osant soulever le marteau.
– Eh vé ! dit l’un avec un accent provençal, vas-y toi,
Gringaille... Tu es Parisien, tu parles bien...
– Voire ! répondit l’interpellé. Tu n’as pas non plus ta
langue dans ta poche, toi, Escargasse... M’est avis cependant que
Carcagne me paraît être celui de nous trois qui a le plus de chance
de s’en tirer avec honneur... Il a des manières si avenantes, si
polies !...
L’homme aux manières polies dit à son tour :
– Vous êtes encore de singuliers bélîtres de me vouloir
exposer seul à la colère du chef... Savez-vous pas, mauvais garçons
que vous êtes, qu’il nous a formellement interdit de nous présenter
chez lui sans son assentiment ?... Pensez-vous que je me
soucie de me faire jeter par la fenêtre uniquement pour préserver
vos chiennes de carcasses ?...
– Il faut cependant lui faire savoir que le signor Concini
désire le voir aujourd’hui même.
– Que la peste l’étrangle, celui-là ! Il avait bien
besoin de nous charger d’une commission pareille !
– Vé ! allons-y ensemble.
– Au moins nous serons trois à recevoir l’averse.
– Ce sera moins dur.
Ayant ainsi tourné la difficulté, ils se prirent par le bras et
allongèrent la main vers le marteau.
La porte s’ouvrit brusquement, quelque chose comme un ouragan
fondit sur eux, les sépara brutalement, les envoya rouler à droite
et à gauche. C’était l’amoureux, qui se mit à remonter la rue en
courant.
– C’est le chef ! s’écria Escargasse. J’ai reconnu sa
manière de nous dire bonjour.
Et il se tenait la mâchoire ébranlée par un maître coup de poing.
– Malheur ! gémit Gringaille en se relevant péniblement,
je crois qu’il m’a défoncé une côte.
– Où court-il ainsi ? dit Carcagne qui n’avait reçu
qu’une bourrade sans conséquence.
Chose curieuse, ils ne paraissaient ni étonnés ni mortifiés. Ils
étaient dressés sans doute.
Sans s’attarder plus longtemps, tous trois, ensemble :
– Suivons-le !...
Et ils se lancèrent à la poursuite de celui qu’ils appelaient
« le chef » et qu’ils paraissaient tant redouter.
Celui-ci, trompé par une vague similitude de costume et de
démarche, s’était lancé dans la direction de la Croix-du-Trahoir
située au bout de la rue. Il allait droit devant lui, comme un
furieux, bousculant et renversant tout ce qui lui faisait obstacle,
sans se soucier des protestations et des malédictions soulevées sur
son passage.
Il avait ainsi parcouru une cinquantaine de toises lorsqu’il heurta
violemment un gentilhomme qui cheminait devant lui. Il continua
d’avancer sans se retourner, sans un mot d’excuse. Mais, cette
fois-ci, il était tombé sur quelqu’un qui n’était pas d’humeur à se
laisser malmener :
– Holà !... Hé !... monsieur l’homme pressé !
s’écria le gentilhomme.
L’amoureux ne tourna pas la tête. Peut-être n’avait-il pas entendu.
Tout à coup, une poigne s’abattit sur son épaule. Sans se
retourner, confiant en sa force, il se secoua comme un jeune
sanglier, pensant faire lâcher prise au gêneur. Mais le gêneur ne
céda pas. Au contraire, son étreinte se resserra, se fit plus
puissante. Sous la poigne de fer qui le maîtrisait, l’amoureux fut
contraint de s’arrêter. Il se retourna en grinçant.
Il se vit en présence d’un gentilhomme de haute mine qui pouvait
avoir une soixantaine d’années, mais n’en paraissait pas cinquante.
En tout cas, ce gentilhomme était doué d’une force prodigieuse,
puisqu’il avait pu, d’une seule main, paralyser, sans effort
apparent, la résistance de notre amoureux.
Face à face, les deux hommes se regardèrent dans les yeux un
inappréciable instant.
La stupeur, la honte, l’admiration, la fureur, le désespoir, tous
ces sentiments passèrent sur le visage expressif du jeune homme.
Le gentilhomme, très calme, sans colère, le regardait d’un air
froid. Il faut croire que ce gentilhomme n’était pas le premier
venu. Comme si cette jeune physionomie qu’il considérait avait été
un livre ouvert dans lequel il lisait couramment, une expression de
pitié adoucit son œil fixe jusque-là et, lâchant le bouillant
amoureux, il lui dit avec une douceur qui n’excluait pas une
certaine hauteur :
– Je vois, monsieur, que si je vous laisse aller, ma
susceptibilité va être cause de quelque irréparable malheur.
« Il me convient d’oublier la brusquerie de vos manières.
Allez, jeune homme, pour cette fois-ci le chevalier de Pardaillan
oubliera votre incivilité. »
L’amoureux eut un sursaut violent, ses yeux s’injectèrent, sa main
se crispa sur la poignée de sa rapière comme s’il eût voulu
dégainer à l’instant même. Mais il n’acheva pas le geste et,
secouant la tête, pour lui-même, il expliqua :
– Non !... Je n’ai pas un instant à perdre !...
Et se rapprochant du chevalier de Pardaillan jusqu’à le toucher,
les yeux dans les yeux, il gronda :
– Vous voulez bien me pardonner !... Et moi qui ne suis
pas chevalier, moi Jehan qu’on appelle le Brave, je ne vous
pardonnerai jamais l’humiliation que vous venez de m’infliger... Je
vous tuerai, monsieur !... Allez, profitez des quelques heures
qui vous restent à vivre. Demain matin, à neuf heures, je vous
attendrai derrière le mur des Chartreux... Et s’il vous convenait
d’oublier le rendez-vous qu’il vous donne, sachez que Jehan le
Brave saura vous retrouver, fussiez-vous au plus profond des
enfers !
Et il repartit comme un fauve déchaîné.
Le chevalier de Pardaillan fit un mouvement en avant comme pour le
saisir à nouveau. Puis il s’arrêta, haussa les épaules avec
insouciance et s’éloigna paisiblement en sifflotant un air du temps
de Charles IX.
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II
Pendant que Jehan le Brave – à défaut de nom, laissons-lui ce fier prénom – pendant que l’impétueux amoureux, disons-nous, le cherchait du côté de la Croix-du-Trahoir, Fouquet était redescendu vers la rue Saint-Honoré.
Il passa sans s’arrêter auprès du moine Parfait Goulard, à qui il fit un signe imperceptible, et c...