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XIII
Corignan et Rascasse en campagne
Depuis combien de temps Rascasse et Corignan étaient-ils enfermés dans le funèbre in pace ? Ils l’ignoraient.
Tout à coup, la porte du cachot s’ouvrit, et, dans la vague lumière confuse d’un falot, ils distinguèrent la sévère figure du Père Joseph. Les deux prisonniers tombèrent à genoux, tandis que le Père Joseph descendait auprès d’eux.
« Vous avez menti tous les deux, dit le prieur des capucins. M. de Saint-Priac nous a raconté ce qui s’est passé à l’enclos Saint-Lazare. Votre tête tient à peine sur vos épaules !
– Ah ! ah ! fit Rascasse en se relevant. M. de Saint-Priac a parlé de l’enclos Saint-Lazare ?
– Certes, et il nous a assuré que vous n’avez nullement vu Trencavel : vous vous êtes vantés. »
Les yeux de Rascasse brillaient de malice.
« Je me permets de poser une simple question à Votre magnanime Révérence : Son Éminence le cardinal tient-il toujours à mettre la main sur une demoiselle de noblesse nommée Annaïs de Lespars, récemment venue d’Angers ? Si cela est, je suis sûr de largement réparer une faute où je n’ai péché que par excès de zèle, je vous le jure. Je suis sûr, en un mot, de trouver cette terrible ennemie du cardinal, plus terrible que sa mère !...
– Parlez, dit le Père Joseph.
– J’ai une idée ! fit Rascasse.
– Moi aussi ! » dit aussitôt Corignan.
Le Père Joseph éprouva à cette minute une des plus fortes émotions de sa vie. Oui, Annaïs était un danger vivant pour le cardinal de Richelieu – son œuvre ! son chef-d’œuvre !... Mais ce n’était pas tout. Il était persuadé que la lettre, l’effroyable lettre volée, était aux mains d’Annaïs... La capture de la jeune fille, c’était la délivrance, l’évasion du cauchemar de terreur où il vivait. Or, le Père Joseph avait une réelle confiance dans l’instinct de Rascasse – et son flair de limier.
« Expliquez-moi votre idée, dit-il.
– Monseigneur, dit résolument Rascasse, je vous supplie de vouloir bien comprendre. Je dis que je puis arrêter maintenant Annaïs de Lespars. Je dis que je puis découvrir son gîte, et l’amener pieds et poings liés au cardinal. Je dis que je ne puis expliquer mon idée et qu’il faut me faire crédit. Je dis enfin que, pour arrêter Annaïs de Lespars, j’ai besoin de la liberté immédiate – et d’argent. »
Le Père Joseph sonda Rascasse de son regard perçant.
« Monseigneur, fit Rascasse, vous me ferez accompagner par frère Corignan, qui n’a aucun intérêt à me ménager. Si j’ai menti, vous pourrez toujours me remettre dans ce cachot...
– Venez », dit le Père Joseph.
Corignan fut stupéfait. « Comment, songeait-il, cet avorton a-t-il pu obtenir ?... » Mais il n’en suivit pas moins, avec un empressement facile à comprendre, son supérieur et Rascasse, qui déjà sortaient du cachot. Il y eut dans le cabinet de l’Éminence grise une courte conférence, à la suite de laquelle ils franchirent les portes du couvent. Leur premier soin fut de se précipiter dans le premier cabaret qu’ils rencontrèrent, et ils étonnèrent l’aubergiste par la quantité de choses solides qu’ils engloutirent.
« Nous allons, dit Rascasse, nous munir chacun d’une monture. Nous devons être prêts à tout.
– Mais enfin, dit Corignan, que ferons-nous ? Expliquez-moi un peu la belle idée que nous avons eue...
– À quoi avez-vous donc passé votre temps dans la maison du clos Saint-Lazare ?
– Mais, fit Corignan avec ingénuité, à regarder par le trou de la serrure. Et j’ai très bien vu cette Annaïs, belle fille d’ailleurs, en conversation avec... Ah ! s’interrompit-il tout à coup. Têtebleu ! Ventrebleu ! Et je n’ai pas compris cela tout de suite ! Ah ! bélître que je suis ! Avec qui se trouve Annaïs ? Avec Saint-Priac. C’est sur l’ordre de Saint-Priac qu’est entrée soudain cette bande de démons. Donc, Saint-Priac a enlevé Annaïs. Or, on nous met aux trousses d’Annaïs ! Nous n’avons qu’à suivre Saint-Priac.
– Puissamment raisonné, dit Rascasse. En route, donc. D’abord pour nous procurer des montures, car je soupçonne qu’il nous faudra peut-être voyager. Ensuite pour commencer notre faction devant le logis de Saint-Priac. »
Et ils sortirent en toute hâte.
Une heure plus tard, deux bidets prenaient place, tout harnachés, dans l’écurie de Rascasse. Alors, les deux espions se rendirent à l’hôtel de la place Royale : au bout de cinq minutes, ils connaissaient le logis de Saint-Priac : c’était rue Saint-Antoine, presque en face le taudis de Rascasse, à l’hôtellerie du Grand Cardinal.
Nos deux drôles n’eurent donc qu’à s’installer au logis pour surveiller. Ils montaient la faction à la porte et se relayaient d’heure en heure. Le soir, Corignan s’installa devant l’hôtellerie, et, vers les huit heures, eut la satisfaction de voir arriver Saint-Priac, qui disparut à l’intérieur.
« Bon !... fit Rascasse lorsqu’il eut appris ces détails, nous sommes tranquilles pour la nuit. Demain matin, à l’aube, nous reprendrons notre faction. S’il sort, nous le suivrons... »
À l’aube, ils furent debout et reprirent la faction.
« À cheval ! » commanda tout à coup Rascasse.
Quelques instants plus tard, les deux drôles étaient en selle : Saint-Priac venait de sortir de l’auberge. Ils le suivirent à deux cents pas. La porte de Paris franchie, ils atteignirent Bourg-la-Reine, puis Longjumeau sans avoir été vus par le baron. À Longjumeau, Rascasse passa du trot au pas, et, l’œil luisant d’allégresse narquoise :
« Inutile de risquer d’être éventés : je sais où il va ! »
Ils passèrent la Seine au bac d’Étioles, entrèrent dans le village et s’arrêtèrent devant une auberge.
Les chevaux remisés, ils s’installèrent dans une petite salle attenante à la grande, et, à travers les rideaux de la fenêtre, surveillèrent la route. Au bout de deux heures, Rascasse se recula en arrière : il venait de voir Saint-Priac qui revenait de la Riche-Liesse. Et Saint-Priac s’arrêtait devant l’auberge. Il mettait pied à terre. Il entrait !...
« C’est l’assassin ! » songea Rascasse en pâlissant.
L’assassin était là. Et la fille de la morte était au pouvoir de l’assassin. Si Rascasse avait pu formuler clairement les obscures idées qui, péniblement, se levaient en lui, voici ce qu’il se serait surpris à songer :
« Je suis chargé d’amener Mlle de Lespars au cardinal. Et que veut faire le cardinal ? La tuer comme la mère ? Non. Il me l’a dit : s’en débarrasser. Et comment ? Par Saint-Priac ! Et comment ? Il me l’a dit aussi : il faudra qu’elle épouse l’homme qui a tué sa mère... »
Le moine entendit Rascasse qui murmurait :
« C’est donc moi qui aurai fait cet effroyable mariage ? »
Ils se mirent en route à pied, laissant leurs chevaux à l’auberge. Vingt minutes plus tard, ils étaient devant la maison isolée à demi enfouie dans la forêt, la maison où Saint-Priac venait de passer deux heures.
« Savez-vous comment s’appelle ce castel ? fit Rascasse. Il appartient au cardinal. C’est la Riche-Liesse.
– La Riche-Liesse ! Seigneur ! Un admirable château, de plaisante et avenante figure ! Comme tout est riant, ici !
– Nous allons entrer là, reprit Rascasse.
– J’ai compris !... La petite raffinée d’honneur est là ! »
Rascasse, d’un coup autoritaire, heurta le marteau. Un judas s’ouvrit et encadra un visage de femme, un visage fané.
« Messagers de Son Éminence ! » dit Rascasse.
Peut-être les avait-on vus à la place Royale. Sans doute, on les reconnut. La porte leur laissa un étroit passage et se referma. Et à l’intérieur, d’un ton sans réplique, Rascasse dit :
« Nous avons une dépêche pour noble demoiselle Annaïs de Lespars.
– Donnez ! » fit la gouvernante.
Rascasse jeta à Corignan un regard de triomphe. Ce mot était un aveu : Annaïs était là !
« Non, fit-il. En main propre. Dites-moi, ajouta-t-il, M. de Saint-Priac sort d’ici, n’est-ce pas ? A-t-il eu avec Mlle de Lespars l’entrevue espérée par Son Éminence ?
– Hélas ! non, monsieur Rascasse.
– Vous me connaissez ?
– Qui ne vous connaît ?... Pour en revenir à M. le baron, aujourd’hui pas plus qu’hier et les jours précédents, il n’a pu seulement lui dire deux mots. Pensez-vous réussir mieux que le baron de Saint-Priac ? Je vais la prévenir. »
Rascasse rayonnait. Corignan ruminait ; il élaborait un nouveau projet de vengeance. La gouvernante avait ouvert une porte à forts verrous que Corignan remarqua sur-le-champ. Ils entrèrent et se trouvèrent dans une salle basse dont la fenêtre, comme toutes celles de la maison, était munie de solides barreaux. Rascasse frémissait d’orgueil. Il se redressa vers le capucin :
« Qu’en dis-tu, frocard ?
– Il n’y a plus qu’à courir à Paris à franc étrier et prévenir Son Éminence. C’est ce que je vais faire ! »
En même temps, d’un bond, Corignan franchit la porte, la referma violemment, poussa les verrous, et, éclatant de rire :
« Qu’en dis-tu. Rascasse ? »
La gouvernante, qui arrivait avec un plateau, poussa un cri. Corignan, laissant Rascasse frapper et hurler tout son soûl, pencha sur elle sa tête menaçante :
« Vous avez reconnu Rascasse le traître. Et moi, bonne femme, me reconnaissez-vous ?
– Non... c’est-à-dire... si fait. Vous êtes frère Corignan.
– Frater Corignanus. Oui, madame. Et bien vous en prend de me reconnaître. Sans quoi, je ne répondrais pas de votre tête. Car le cardinal eût pu croire que vous êtes la complice de Rascasse le traître. Proditor Rascassius.
– Que se passe-t-il ? fit la gouvernante d’un ton bref.
– Il se passe que cet homme, payé, suborné, stipendié par un certain Trencavel, est venu ici pour enlever notre jeune prisonnière. J’ai fait semblant d’être en accord avec lui et l’ai pris au piège. Adieu. Dans trois heures, le cardinal sera ici.
– Un mot, un seul ! dit la gouvernante.
– Un seul mot ! interrompit Corignan. Le voici : regardez ce beau chêne, là-bas. Si vous laissez partir Mlle de Lespars, et surtout si vous laissez s’échapper Rascasse, dès ce soir vous serez le plus beau fruit de la maîtresse branche de ce chêne, qui semble avoir poussé là tout exprès. Adieu ! »
Corignan s’élança au-dehors. Rascasse faisait un tapage infernal. La gouvernante s’approcha de la porte, et, pa...