Le Ventre de Paris
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Le Ventre de Paris

  1. 452 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
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Le Ventre de Paris

À propos de ce livre

Le ventre de Paris, ce sont les Halles. Florent, Ă©vadĂ© du bagne oĂč l'avait envoyĂ© son opposition au coup d'Etat de NapolĂ©on III, y revient aprĂšs sept ans d'absence. Il est accueilli par son demi-frĂšre, Quenu, le charcutier. On dĂ©couvre alors un monde de commĂ©rages pernicieux, de prĂ©occupations triviales et mesquines, tout Ă  l'opposĂ© de l'idĂ©alisme de Florent et de son ami le peintre Claude Lantier. On assiste Ă  la rivalitĂ© farouche de Louise, la poissonniĂšre et de Lisa la charcutiĂšre, aux rĂ©unions clandestines des rĂ©publicains dans un cafĂ© truffĂ© d'espions, aux querelles sourdes que Claude Lantier appelle la lutte des Gras contre les Maigres.

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Informations

Éditeur
Books on Demand
Année
2020
ISBN de l'eBook
9782322209217
Édition
1

III

III
Trois jours plus tard, les formalitĂ©s Ă©taient faites, la prĂ©fecture acceptait Florent des mains de monsieur Verlaque, presque les yeux fermĂ©s, Ă  simple titre de remplaçant, d’ailleurs. Gavard avait voulu les accompagner. Quand il se retrouva seul avec Florent, sur le trottoir, il lui donna des coups de coude dans les cĂŽtes, riant sans rien dire, avec des clignements d’yeux goguenards. Les sergents de ville qu’il rencontra sur le quai de l’Horloge lui parurent sans doute trĂšs ridicules ; car, en passant devant eux, il eut un lĂ©ger renflement de dos, une moue d’homme qui se relient pour ne pas Ă©clater au nez des gens.
DĂšs le lendemain, monsieur Verlaque commença Ă  mettre le nouvel inspecteur au courant de la besogne. Il devait, pendant quelques matinĂ©es, le guider au milieu du monde turbulent qu’il allait avoir Ă  surveiller. Ce pauvre Verlaque, comme le nommait Gavard, Ă©tait un petit homme pĂąle, toussant beaucoup, emmaillotĂ© de flanelle, de foulards, de cache-nez, se promenant dans l’humiditĂ© fraĂźche et dans les eaux courantes de la poissonnerie, avec des jambes maigres d’enfant maladif.
Le premier matin, lorsque Florent arriva Ă  sept heures, il se trouva perdu, les yeux effarĂ©s, la tĂȘte cassĂ©e. Autour des neuf bancs de criĂ©e, rĂŽdaient dĂ©jĂ  des revendeuses, tandis que les employĂ©s arrivaient avec leurs registres, et que les agents des expĂ©diteurs, portant en sautoir des gibeciĂšres de cuir, attendaient la recette, assis sur des chaises renversĂ©es, contre les bureaux de vente. On dĂ©chargeait, on dĂ©ballait la marĂ©e, dans l’enceinte fermĂ©e des bancs, et jusque sur les trottoirs. C’était, le long du carreau, des amoncellements de petites bourriches, un arrivage continu de caisses et de paniers, des sacs de moules empilĂ©s laissant couler des rigoles d’eau. Les compteurs-verseurs, trĂšs affairĂ©s, enjambant les tas, arrachaient d’une poignĂ©e la paille des bourriches, les vidaient, les jetaient, vivement ; et, sur les larges mannes rondes, en un seul de coup de main, ils distribuaient les lots, leur donnaient une tournure avantageuse. Quand les mannes s’étalĂšrent, Florent put croire qu’un banc de poissons venait d’échouer lĂ , sur ce trottoir, rĂąlant encore, avec les nacres roses, les coraux saignants, les perles laiteuses, toutes les moires et toutes les pĂąleurs glauques de l’OcĂ©an.
PĂȘle-mĂȘle, au hasard du coup de filet, les algues profondes, oĂč dort la vie mystĂ©rieuse des grandes eaux, avaient tout livrĂ© : les cabillauds, les aigrefins, les carrelets, les plies, les limandes, bĂȘtes communes, d’un gris sale, aux taches blanchĂątres ; les congres, ces grosses couleuvres d’un bleu de vase, aux minces yeux noirs, si gluantes qu’elles semblent ramper, vivantes encore ; les raies Ă©largies, Ă  ventre pĂąle bordĂ© de rouge tendre, dont les dos superbes, allongeant les nƓuds saillants de l’échine, se marbrent, jusqu’aux baleines tendues des nageoires, de plaques de cinabre coupĂ©es par des zĂ©brures de bronze florentin, d’une bigarrure assombrie de crapaud et de fleur malsaine ; les chiens de mer, horribles, avec leurs tĂȘtes rondes, leurs bouches largement fendues d’idoles chinoises, leurs courtes ailes de chauves-souris charnues, monstres qui doivent garder de leurs abois les trĂ©sors des grottes marines. Puis, venaient les beaux poissons, isolĂ©s, un sur chaque plateau d’osier : les saumons, d’argent guillochĂ©, dont chaque Ă©caille semble un coup de burin dans le poli du mĂ©tal ; les mulets, d’écailles plus fortes, de ciselures plus grossiĂšres ; les grands turbots, les grandes barbues, d’un grain serrĂ© et blanc comme du lait caillĂ© ; les thons, lisses et vernis, pareils Ă  des sacs de cuir noirĂątre ; les bars arrondis, ouvrant une bouche Ă©norme, faisant songer Ă  quelque Ăąme trop grosse, rendue Ă  pleine gorge, dans la stupĂ©faction de l’agonie. Et, de toutes parts, les soles, par paires, grises ou blondes, pullulaient ; les Ă©quilles minces, raidies, ressemblaient Ă  des rognures d’étain ; les harengs, lĂ©gĂšrement tordus, montraient tous, sur leurs robes lamĂ©es, la meurtrissure de leurs ouĂŻes saignantes ; les dorades grasses se teintaient d’une pointe de carmin, tandis que les maquereaux, dorĂ©s, le dos striĂ© de brunissures verdĂątres, faisaient luire la nacre changeante de leurs flancs, et que les grondins roses, Ă  ventres blancs, les tĂȘtes rangĂ©es au centre des mannes, les queues rayonnantes, Ă©panouissaient d’étranges floraisons, panachĂ©es de blanc de perle et de vermillon vif. Il y avait encore des rougets de roche, Ă  la chair exquise, du rouge enluminĂ© des cyprins, des caisses de merlans aux reflets d’opale, des paniers d’éperlans, de petits paniers propres, jolis comme des paniers de fraises, qui laissaient Ă©chapper une odeur puissante de violette. Cependant, les crevettes roses, les crevettes grises, dans des bourriches, mettaient, au milieu de la douceur effacĂ©e de leurs tas, les imperceptibles boutons de jais de leurs milliers d’yeux ; les langoustes Ă©pineuses, les homards tigrĂ©s de noir, vivants encore, se traĂźnant sur leurs pattes cassĂ©es, craquaient.
Florent Ă©coutait mal les explications de monsieur Verlaque, Une barre de soleil, tombant du haut vitrage de la rue couverte, vint allumer ces couleurs prĂ©cieuses, lavĂ©es et attendries par la vague, irisĂ©es et fondues dans les tons de chair des coquillages, l’opale des merlans, la nacre des maquereaux, l’or des rougets, la robe lamĂ©e des harengs, les grandes piĂšces d’argenterie des saumons. C’était comme les Ă©crins, vidĂ©s Ă  terre, de quelque fille des eaux, des parures inouĂŻes et bizarres, un ruissellement, un entassement de colliers, de bracelets monstrueux, de broches gigantesques, de bijoux barbares, dont l’usage Ă©chappait. Sur le dos des raies et des chiens de mer, de grosses pierres sombres, violĂątres, verdĂątres, s’enchĂąssaient dans un mĂ©tal noirci ; et les minces barres des Ă©quilles, les queues et les nageoires des Ă©perlans, avaient des dĂ©licatesses de bijouterie fine.
Mais ce qui montait Ă  la face de Florent, c’était un souffle frais, un vent de mer qu’il reconnaissait, amer et salĂ©. Il se souvenait des cĂŽtes de la Guyane, des beaux temps de la traversĂ©e. Il lui semblait qu’une baie Ă©tait lĂ , quand l’eau se retire et que les algues fument au soleil ; les roches mises Ă  nu s’essuient, le gravier exhale une haleine forte de marĂ©e. Autour de lui, le poisson, d’une grande fraĂźcheur, avait un bon parfum, ce parfum un peu Ăąpre et irritant qui dĂ©prave l’appĂ©tit.
Monsieur Verlaque toussa. L’humiditĂ© le pĂ©nĂ©trait, il se serrait plus Ă©troitement dans son cache-nez.
– Maintenant, dit-il, nous allons passer au poisson d’eau douce.
LĂ , du cĂŽtĂ© du pavillon aux fruits, et le dernier vers la rue Rambuteau, le banc de la criĂ©e est entourĂ© de deux viviers circulaires, sĂ©parĂ©s en cases distinctes par des grilles de fonte. Des robinets de cuivre, Ă  col de cygne, jettent de minces filets d’eau. Dans chaque case, il y a des grouillements confus d’écrevisses, des nappes mouvantes de dos noirĂątres de carpes, des nƓuds vagues d’anguilles, sans cesse dĂ©nouĂ©s et renouĂ©s. Monsieur Verlaque fut repris d’une toux opiniĂątre. L’humiditĂ© Ă©tait plus fade, une odeur molle de riviĂšre, d’eau tiĂšde endormie sur le sable.
L’arrivage des Ă©crevisses d’Allemagne, en boĂźtes et en paniers, Ă©tait trĂšs fort ce matin-lĂ . Les poissons blancs de Hollande et d’Angleterre encombraient aussi le marchĂ©. On dĂ©ballait les carpes du Rhin, mordorĂ©es, si belles avec leurs roussissures mĂ©talliques, et dont les plaques d’écailles ressemblent Ă  des Ă©maux cloisonnĂ©s et bronzĂ©s ; les grands brochets, allongeant leurs becs fĂ©roces, brigands des eaux, rudes, d’un gris de fer ; les tanches, sombres et magnifiques, pareilles Ă  du cuivre rouge tachĂ© de vert-de-gris. Au milieu de ces dorures sĂ©vĂšres, les mannes de goujons et de perches, les lots de truites, les tas d’ablettes communes, de poissons plats pĂȘchĂ©s Ă  l’épervier, prenaient des blancheurs vives, des Ă©chines bleuĂątres d’acier peu Ă  peu amollies dans la douceur transparente des ventres ; et de gros barbillons, d’un blanc de neige, Ă©taient la note aiguĂ« de lumiĂšre de cette colossale nature morte. Doucement, dans les viviers, on versait des sacs de jeunes carpes ; les carpes tournaient sur elles-mĂȘmes, restaient un instant Ă  plat, puis filaient, se perdaient. Des paniers de petites anguilles se vidaient d’un bloc, tombaient au fond des cases comme un seul nƓud de serpents ; tandis que les grosses, celles qui avaient l’épaisseur d’un bras d’enfant, levant la tĂȘte, se glissaient d’elles-mĂȘmes sous l’eau, du jet souple des couleuvres qui se cachent dans un buisson. Et couchĂ©s sur l’osier sali des mannes, des poissons dont le rĂąle durait depuis le matin, achevaient longuement de mourir, au milieu du tapage des criĂ©es ; ils ouvraient la bouche, les flancs serrĂ©s, comme pour boire l’humiditĂ© de l’air, et ces hoquets silencieux, toutes les trois secondes, bĂąillaient dĂ©mesurĂ©ment.
Cependant monsieur Verlaque avait ramenĂ© Florent aux bancs de la marĂ©e. Il le promenait, lui donnait des dĂ©tails trĂšs compliquĂ©s. Aux trois cĂŽtĂ©s intĂ©rieurs du pavillon, auteur des neuf bureaux, des flots de foule s’étaient massĂ©s, qui faisaient sur chaque bord des tas de tĂȘtes moutonnantes, dominĂ©es par des employĂ©s, assis et haut perchĂ©s, Ă©crivant sur des registres.
– Mais, demanda Florent, est-ce que ces employĂ©s appartiennent tous aux facteurs ?
Alors, monsieur Verlaque, faisant le tour par le trottoir, l’amena dans l’enceinte d’un des bancs de criĂ©e. Il lui expliqua les cases et le personnel du grand bureau de bois jaune, puant le poisson, maculĂ© par les Ă©claboussures des mannes. Tout en haut, dans la cabine vitrĂ©e, l’agent des perceptions municipales prenait les chiffres des enchĂšres. Plus bas, sur des chaises Ă©levĂ©es, les poignets appuyĂ©s Ă  d’étroits pupitres, Ă©taient assises les deux femmes qui tenaient les tablettes de vente pour le compte du facteur. Le banc est double ; de chaque cĂŽtĂ©, Ă  un bout de la table de pierre qui s’allonge devant le bureau, un crieur posait les mannes, mettait Ă  prix les lots et les grosses piĂšces ; tandis que la tabletiĂšre, au-dessus de lui, la plume aux doigts, attendait l’adjudication. Et il lui montra, en dehors de l’enceinte, en face, dans une autre cabine de bois jaune, la caissiĂšre, une vieille et Ă©norme femme, qui rangeait des piles de sous et de piĂšces de cinq francs.
– Il y a deux contrĂŽles, disait-il, celui de la prĂ©fecture de la Seine et celui de la prĂ©fecture de police. Cette derniĂšre, qui nomme les facteurs, prĂ©tend avoir la charge de les surveiller. L’administration de la Ville, de son cĂŽtĂ©, entend assister Ă  des transactions qu’elle frappe d’une taxe.
Il continua de sa petite voix froide, racontant tout au long la querelle des deux prĂ©fectures. Florent ne l’écoutait guĂšre. Il regardait la tablettiĂšre qu’il avait en face de lui, sur une des hautes chaises. C’était une grande fille brune, de trente ans, avec de gros yeux noirs, l’air trĂšs posĂ© ; elle Ă©crivait, les doigts allongĂ©s, en demoiselle qui a reçu de l’instruction.
Mais son attention fut détournée par le glapissement du crieur, qui mettait un magnifique turbot aux enchÚres.
– Il y a marchand à trente francs !
 à trente francs ! à trente francs !
Il répétait ce chiffre sur tous les tons, montant une gamme étrange, pleine de soubresauts. Il était bossu, la face de travers, les cheveux ébouriffés, avec un grand tablier bleu à bavette. Et le bras tendu, violemment, les yeux jetant des flammes :
– Trente-un ! trente-deux ! trente-trois ! trente-trois cinquante !
 trente-trois cinquante !

Il reprit haleine, tournant la manne, l’avançant sur la table de pierre, tandis que des poissonniĂšres se penchaient, touchaient le turbot, lĂ©gĂšrement, du bout du doigt. Puis, il repartit, avec une furie nouvelle, jetant un chiffre de la main Ă  chaque enchĂ©risseur, surprenant les moindres signes, les doigts levĂ©s, les haussements de sourcils, les avancements de lĂšvres, les clignements d’yeux ; et cela avec une telle rapiditĂ©, un tel bredouillement, que Florent, qui ne pouvait le suivre, resta dĂ©concertĂ© quand le bossu, d’une voix plus chantante, psalmodia d’un ton de chantre qui achĂšve un verset :
– Quarante-deux ! quarante-deux !
 à quarante-deux francs le turbot !
C’était la belle Normande qui avait mis la derniĂšre enchĂšre. Florent la reconnut, sur la ligne des poissonniĂšres, rangĂ©es contre les tringles de fer qui fermaient l’enceinte de la criĂ©e. La matinĂ©e Ă©tait fraĂźche. Il y avait lĂ  une file de palatines, un Ă©talage de grands tabliers blancs, arrondissant des ventres, des gorges, des Ă©paules Ă©normes. Le chignon haut, tout garni de frisons, la chair blanche et dĂ©licate, la belle Normande montrait son nƓud dentelle, au milieu des tignasses crĂ©pues, coiffĂ©es d’un foulard, des nez d’ivrognesses, des bouches insolemment fendues, des faces Ă©gueulĂ©es comme des pots cassĂ©s. Elle aussi reconnut le cousin de madame Quenu, surprise de le voir lĂ , au point d’en chuchoter avec ses voisines.
Le vacarme des voix devenait tel, que monsieur Verlaque renonça Ă  ses explications. Sur le carreau, des hommes annonçaient les grands poissons, avec des cris prolongĂ©s qui semblaient sortir de porte-voix gigantesques ; un surtout qui hurlait : « La moule ! la moule ! » d’une clameur rauque et brisĂ©e, dont les toitures des Halles tremblaient. Les sacs de moules, renversĂ©s, coulaient dans des paniers ; on en vidait d’autres Ă  la pelle. Les mannes dĂ©filaient, les raies, les soles, les maquereaux, les congres, les saumons, apportĂ©s et remportĂ©s par les compteurs-verseurs, au milieu des bredouillements qui redoublaient, et de l’écrasement des poissonniĂšres qui faisaient craquer les barres de fer. Le crieur, le bossu, allumĂ©, battant l’air de ses bras maigres, tendait les mĂąchoires en avant. À la fin, il monta sur un escabeau, fouettĂ© par les chapelets de chiffres qu’il lançait Ă  toute volĂ©e, la bouche tordue, les cheveux en coup de vent, n’arrachant plus Ă  son gosier sĂ©chĂ© qu’un sifflement inintelligible. En haut, l’employĂ© des perceptions municipales, un petit vieux tout emmitouflĂ© dans un collet de faux astrakan, ne montrait que son nez, sous sa calotte de velours noir ; et la grande tablettiĂšre brune, sur sa haute chaise de bois, Ă©crivait paisiblement, les yeux calmes dans sa face un peu rougie par le froid, sans seulement battre des paupiĂšres, aux bruits de crĂ©celle du bossu, qui montaient le long de ses jupes.
– Ce Logre est superbe, murmura monsieur Verlaque en souriant. C’est le meilleur crieur du marché  Il vendrait des semelles de bottes pour des paires de soles.
Il revint avec Florent dans le pavillon. En passant de nouveau devant la criĂ©e du poisson d’eau douce, oĂč les enchĂšres Ă©taient plus froides, il lui dit que cette vente baissait, que la pĂȘche fluviale en France se trouvait fort compromise. Un crieur, de mine blonde et chafouine, sans un geste, adjugeait d’une voix monotone des lots d’anguilles et d’écrevisses ; tandis que, le long des viviers, les compteurs-verseurs allaient, pĂȘchant avec des filets Ă  manches courts.
Cependant, la cohue augmentait autour des bureaux de vente. Monsieur Verlaque remplissait en toute conscience son rĂŽle d’instructeur, s’ouvrant un passage Ă  coups de coude, continuant Ă  promener son successeur au plus Ă©pais des enchĂšres. Les grandes revendeuses Ă©taient lĂ , paisibles, attendant les belles piĂšces, chargeant sur les Ă©paules des porteurs les thons, les turbots, les saumons. À terre, les marchandes des rues se partageaient des mannes de harengs et de petites limandes, achetĂ©es en commun. Il y avait encore des bourgeois, quelques rentiers des quartiers lointains, venus Ă  quatre heures du matin pour faire l’emplette d’un poisson frais, et qui finissaient par se laisser adjuger tout un lot Ă©norme, quarante Ă  cinquante francs de marĂ©e, qu’ils mettaient ensuite la journĂ©e entiĂšre Ă  cĂ©der aux personnes de leurs connaissances. Des poussĂ©es enfonçaient brusquement des coins de foule. Une poissonniĂšre trop serrĂ©e, se dĂ©gagea, les poings levĂ©s, le cou gonflĂ© d’ordures. Puis, des murs compacts se formaient. Alors, Florent qui Ă©touffait, dĂ©clara qu’il avait assez vu, qu’il avait compris.
Comme monsieur Verlaque l’aidait Ă  se dĂ©gager, ils se trouvĂšrent face Ă  face avec la belle Normande. Elle resta plantĂ©e devant eux ; et, de son air de reine :
– Est-ce que c’est bien dĂ©cidĂ©, monsieur Verlaque, vous nous quittez ?
– Oui, oui, rĂ©pondit le petit homme. Je vais me reposer Ă  la campagne, Ă  Clamart. Il paraĂźt que l’odeur du poisson me fait mal
 Tenez, voici monsieur qui me remplace.
Il s’était tournĂ©, en montrant Florent. La belle Normande fut suffoquĂ©e. Et comme Florent s’éloignait, il crut l’entendre murmurer Ă  l’oreille de ses voisines, avec des rires Ă©touffĂ©s : « Ah bien ! nous allons nous amuser, alors ! »
Les poissonniĂšres faisaient leur Ă©talage. Sur tous les bancs de marbre, les robinets des angles coulaient Ă  la fois, Ă  grande eau. C’était un bruit d’averse, un ruissellement de jets roides qui sonnaient et rejaillissaient ; et du bord des bancs inclinĂ©s, de grosses gouttes filaient, tombant avec un murmure adouci de source, s’éclaboussant dans les allĂ©es, oĂč de petits ruisseaux couraient, emplissaient d’un lac certains trous, puis repartaient en mille branches, descendaient la pente, vers la rue Rambuteau. Une buĂ©e d’humiditĂ© montait, une poussiĂšre de pluie, qui soufflait au visage de Florent cette haleine fraĂźche, ce vent de mer qu’il reconnaissait, amer et salĂ© ; tandis qu’il retrouvait, dans les premiers poissons Ă©talĂ©s, les nacres roses, les coraux saignants, les perles laiteuses, toutes les moires et toutes les pĂąleurs glauques de l’OcĂ©an.
Cette premiĂšre matinĂ©e le laissa trĂšs hĂ©sitant. Il regrettait d’avoir cĂ©dĂ© Ă  Lisa. DĂšs le lendemain, Ă©chappĂ© Ă  la somnolence grasse de la cuisine, il s’était accusĂ© de lĂąchetĂ© avec une violence qui avait presque mis des larmes dans ses yeux. Mais il n’osa revenir sur sa parole, Lisa l’effrayait un peu ; il voyait le pli de ses lĂšvres, le reproche muet de son beau visage. Il la traitait en femme trop sĂ©rieuse et trop satisfaite pour ĂȘtre contrariĂ©e. Gavard, heureusement, lui inspira une idĂ©e qui le consola. Il le prit Ă  part, le soir mĂȘme du jour oĂč monsieur Verlaque l’avait promenĂ© au milieu des criĂ©es, lui expliquant, avec beaucoup de rĂ©ticences, que « ce pauvre diable » n’était pas heureux. Pui...

Table des matiĂšres

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  2. I
  3. II
  4. III
  5. IV
  6. V
  7. VI
  8. Page de copyright