II. DU MAROC EN ALGERIE. DE TETOUAN
A ORAN.
A. L’histoire de Moïse Serruya dans
l’Histoire.
a. Refus, aspirations et exil des Juifs de
Tétouan.
Ainsi, mon arrière-grand-père Moïse et sa famille cherchèrent une terre plus accueillante vers laquelle s’acheminer. Ils suivirent en cela l’exemple des lointains ancêtres qui fuirent l’Espagne des Rois Catholiques en 1492 et qui trouvèrent à Tétouan un havre de paix temporaire. Les divers motifs qui menèrent Moïse et les siens à l’abandonner relevaient d’un d’ordre à la fois statutaire, social, sécuritaire, économique et sanitaire. Leur convergence mena les descendants des « mégorachim » du XVème siècle vers l’exil et fit de mes ancêtres des acteurs de l’Histoire.
Les Juifs en avaient assez de leur état de « dhimmitude », de non droit, d’injustice, d’humiliation, de précarité dans lequel les dirigeants et la population les tenaient. Ils en avaient assez de mener une vie codifiée par des lois et des chefs musulmans. Ils en avaient assez de pâtir des discriminations, contraintes, sévices et crimes. Ils en avaient assez d’endurer l’antijudaïsme et leur haine méprisante à l’égard des « Yahoud », ainsi qu’ils étaient péjorativement désignés en arabe. Ils en avaient assez des conversions forcées, des rapts, massacres, rançons, pillages, destructions d’échoppes, de maisons, de synagogues, de textes sacrés. Ils en avaient assez d’être soumis au bon vouloir des Musulmans. Ils n’en pouvaient plus d’être considérés comme une sous-population, des sous-êtres humains qu’on pouvait tuer en toute impunité.
Ils n’étaient plus disposés à subir le marasme économique qui offrait maintenant de rares emplois aux jeunes gens et qui avait contribué à la paupérisation extrême ainsi qu’à la création d’un important prolétariat juif. Ils n’étaient plus disposés à pâtir du manque d’argent qui les avait conduits à la famine, aux disettes, aux fléaux et maladies comme le choléra et la peste. Ils n’étaient plus disposés à accepter la pénurie de logements, à s’entasser dans un « mellah » surpeuplé et à vivre dans de déplorables conditions de manque d’hygiène propices au développement des épidémies. Ils n’étaient plus disposés à vivre dans une zone de tensions et de guerres internationales dont les chérifiens les tenaient bien souvent pour responsables.
Tous refusaient dorénavant de survivre dans des conditions pitoyables et contraires au mythe d’un l’âge d’or judéo-arabe et au lieu commun d’une coexistence harmonieuse, d’une tolérance fraternelle, d’une égalité et d’un bien vivre ensemble entre Juifs et Musulmans, dans « La Tchika Yérouchalaïm ». Tous aspiraient enfin à la dignité humaine et à une vie paisible et sûre.
Tous les refus divers et concourants expliquent leur volonté de renoncement à leur ville natale et leur exil contraint et forcé. Pour la famille de Moïse et l’ensemble des Juifs, la fuite était l’unique solution à leurs problèmes. La raison et le sentiment de responsabilité, la prudence et l’expérience du passé les avaient menés à penser que l’exode était dès lors une nécessité vitale et inévitable qu’il fallait réaliser. Ils cherchèrent donc de nouveaux horizons, une « Terre Promise » leur offrant un avenir plus humain, serein, juste et sûr.
Par ailleurs, les « mégorachim » installés à Tétouan et leurs élites avaient depuis toujours entretenu d’étroites relations avec le monde extérieur. Elles leur permirent de garder un lien avec la Palestine, mais encore l’Espagne, l’Amérique latine, Tarifa, Gibraltar, l’Algérie, Alger, Tlemcem, Mascara, Oran. Ces relations incitèrent aussi les Juifs tétouanais et chérifiens à s’exiler de « La Tchika Yérouchalaïm ». Elles alimentèrent très sérieusement leur volonté de départ sous d’autres cieux et rendirent leur exode imminent. Les directions géographiques opposées empruntées par ces nouveaux « mégorachim » du XIXème siècle, allaient perturber et séparer le destin de nombreuses familles, jusque-là réunies et solidaires.
b. Le choix de la Palestine.
Ainsi, un petit groupe de Juifs, qui avait conservé des liens étroits avec la Palestine, trouva dans le mysticisme et l’étude appliquée de la religion la réponse aux problèmes que posaient le statut de « dhimmi », le marasme économique, la présence de fléaux et les guerres internationales. Cette infime partie de Juifs tétouanais entreprit alors un long et audacieux voyage vers la Terre Sainte. Elle « monta » en Palestine sous la houlette de quelques rabbins tétouanais tels Messod Hatchouel, Abraham Cohen, Raphaël Abraham Khalfon, ou encore le vénéré et vénérable Rebbi Isaac Bengualid, dont il a été déjà fait mention59 pour toute l’attention qu’il a portée aux habitants de sa ville natale. Ce dernier séjourna en Palestine quelque temps mais revint dans sa « Petite Jérusalem » pour s’y éteindre en 1870. Cette minorité de Juifs très religieux s’installa à Jérusalem, Tibériade et Haïfa en particulier, où ses membres éminents occupèrent des fonctions remarquables et reconnues dans le domaine de la loi juive.
Mais la majorité des Juifs n’était ni assez mystique ni assez versée dans la religion mais plutôt traditionnaliste. Elle n’imita donc pas cette minorité qui se dirigea vers la Palestine et choisit de s’installer ailleurs. Mes trisaïeuls qui pratiquaient très probablement un judaïsme coutumier, ouvert et convivial tout comme l’ensemble des Tétouanais, ne suivirent donc pas ce petit groupe.
c. Le choix de l’Amérique.
Les relations des Juifs avec le monde extérieur s’étaient aussi établies à l’occasion d’activités commerciales et à la suite de l’émigration de quelques membres de la communauté partis en Amérique. Ces derniers envoyaient au reste de leur famille des missives dont le contenu décrivait l’amélioration de leurs conditions de vie et anticipait sur leurs perspectives.
Les frères, cousins, amis partis entre 1810 et 1844 et qui s’étaient établis au Brésil, en Amazonie, à Belem, à Manaus racontaient dans leurs lettres comment au prix de gros efforts et de dures privations, ils avaient réussi à faire fortune dans l’« Eldorado » de l’Amazonie. Ces membres exilés expliquaient à leurs familles restées à Tétouan les avantages et les richesses qu’ils pouvaient obtenir du commerce à la fois avec l’intérieur et l’extérieur du pays. Ils vantaient les qualités du caoutchouc, des peaux d’animaux, du cuir, des denrées alimentaires ou des noix dont ils pouvaient tirer profit. Ces garçons hardis avaient aussi envoyé de l’argent à leurs parents les aidant ainsi à survivre, mais étayant ainsi leurs récits. Ces lettres n’étaient donc pas sans susciter chez leurs destinataires, le désir d’en faire autant pour sortir de leur indigence. Elles les encouragèrent et les exhortèrent au départ.
Ainsi, d’aucuns, jeunes gens très téméraires que n’effrayait pas un long périple de trois mois sur un voilier, furent ainsi poussés vers l’Amérique. Ils rêvaient sans doute aussi d’aventures dans le Nouveau Monde qui offrait de réelles possibilités de créations d’entreprises et de commerces. Ils n’hésitèrent pas à s’embarquer et se diriger vers de lointaines contrées inconnues. Ils espéraient pouvoir eux aussi s’enrichir et participer aux grands enjeux économiques d’une époque en pleine mutation. Les plus jeunes se hâtèrent alors de suivre l’exemple de leurs aînés, abandonnèrent « La Petite Jérusalem » et appareillèrent pour un long et inconfortable voyage. Celui-ci les mena au coeur de l’Amazonie qu’ils découvrirent bien souvent aux dépens de leur vie. Ces jeunes gens intrépides ne mesuraient pas encore exactement leurs capacités d’adaptation à la vie nouvelle, aux climats inconnus, à la faune et à la flore, insoupçonnées jusque-là, qui les attendaient. Les paysages, les forêts féériques de l’immense Brésil et les êtres surprenants qui les peuplaient réservèrent embûches et dangers à bon nombres de ces jeunes qui laissèrent leur vie dans ce nouveau monde.
Cette minorité audacieuse qui émigra en Amérique fit montre d’un esprit d’ouverture sur l’Occident et sur un monde en plein changement économique, technique, social et culturel. Elle fit preuve de courage, de capacité de réalisation et de volonté à sortir du marasme dans lequel la communauté juive était plongée et survivait.
d. Le choix d’Oran.
En raison de sa double proximité géographique.
Mais, la grande majorité des Juifs demeurés à Tétouan préféra se diriger vers l’Algérie. Elle avait en effet, reçu aussi des lettres les incitant fortement au départ des parents exilés dans la nouvelle colonie française. Ces lettres encourageantes émanant d’un pays proche et voisin, soutinrent son changement radical de vie. Elles expliquent encore l’accomplissement tangible et la réalisation effective des désirs de progrès de cette majorité de prolétaires cherchant les meilleures conditions de vie qui allaient s’ensuivre.
L’ensemble des Juifs refusa ainsi d’entreprendre un grand voyage périlleux vers l’Amérique. Il s’établit ainsi à Alger, Sidi Bel Abès ou Oran en particulier et minimisa les dangers d’un long périple. Les voyages vers le Brésil ou l’Argentine restaient en effet, lents malgré les progrès techniques qui avaient ramené leur durée de trois mois sur un voilier, à trois semaines sur un vapeur. Les fugitifs n’avaient pas toujours la santé ni l’argent nécessaire pour financer un grand déplacement maritime coûteux. Les familles avec enfants choisissaient un voyage plus sûr et rapide de deux ou trois jours.
De plus, pour la majorité des juifs nourrissant l’espoir d’une vie meilleure, s’établir dans une contrée sauvage et une forêt vierge dangereuse était inconcevable. De toute évidence, ces Juifs réfugiés en Algérie manquaient d’audace et n’avaient pas l’esprit d’aventure pour s’exiler loin. Ils n’imaginaient pas s’enfoncer dans l’« Eldorado » de l’Amazonie, cultiver ou récolter l’hévéa et faire le commerce du caoutchouc. Ils n’osaient se lancer dans un négoce de produits dont ils avaient peu d’informations. L’esprit d’entreprise devait leur faire défaut. Leurs aspirations de vie étaient sans doute simples, modestes et immédiates. Pouvait-il en aller autrement lorsque les familles avaient la charge de jeunes enfants ? Les tuteurs de Moïse durent se sentir embarrassés dans leurs velléités de fuite lointaine et pensèrent que partir en Amérique était à coup sûr, faire prendre de sérieux risques à l’enfant dont ils avaient la charge. La prudence et le bon sens leur interdirent donc un tel voyage que seuls des jeunes gens célibataires, intrépides et courageux réalisaient.
Ainsi la grande proximité géographique de la nouvelle colonie française, et d’Oran en particulier, décida sûrement la famille de Moïse, tout comme l’ensemble des Juifs tétouanais, à venir s’y installer. Oran, Ouharane60 en arabe, se situait au bord de la Méditerranée, non loin de la frontière marocaine, à 330 kilomètres à vol d’oiseau de Tétouan. Ces nouveaux « mégorachim » agirent donc à l’instar de leurs lointains ancêtres castillans qui avaient choisi une terre d’accueil proche de leur ingrate mère-patrie, l’Espagne.
Or, si Tétouan n’était pas distant de la cité d’Oran, celle-ci n’était pas non plus très éloignée des côtes espagnoles. Par temps beau et clair, la côte andalouse du Cabo de Gata61, pouvait être observée depuis les 511 mètres de haut du plateau de Bel Horizon dominant la rade de Mers el Kebir, qui se trouvait à 7 kilomètres au nord-ouest d’Oran. Les Juifs tétouanais avaient toujours conservé et cultivé dans leur coeur une place privilégiée pour l’Espagne qui les avait pourtant bannis en 1492. Ils continuèrent en quittant « La Petite Jérusalem », d’évoquer avec nostalgie, regret et tristesse ce pays.
Cette autre proximité géographique d’Oran avec l’Espagne donna probablement à ces exilés le sentiment de ne pas abandonner le pays de leurs ancêtres qu’ils affectionnaient toujours. Le temps n’avait pas altéré le doux souvenir toujours vivant du berceau de leurs familles. Beaucoup de famille conservaient encore la clé des maisons ancestrales à Tolède ou Valence. Il est aisé d’imaginer que ces descendants de « mégorachim » du XVème siècle avaient l’impression, en choisissant de s’implanter à Oran, de rester proches et fidèles au pays dont ils pratiquaient toujours la langue et dont ils partageaient encore les us et coutumes. Ils ne trahissaient pas leurs ancêtres qui leur avaient justement transmis l’amour de l’Espagne, sa façon de vivre et de sa culture.
Le choix motivé d’Oran conduisait aussi vers une terre amicale, une ville accueillante, une cité déjà dessinée et en devenir, la civilisation et le progrès. La masse des Juifs tétouanais plia donc ses maigres et pauvres bagages, lorsqu’elle en possédait, pour s’embarquer et voguer vers le port d’Oran. Une amie me raconta que ses ancêtres quittèrent alors Tétouan et s’acheminèrent à dos d’âne vers Oran. Mais peu de récits de ces voyages hardis et hasardeux vers la frontière algérienne et à travers les terres et montagnes, subsistent.
En raison de la nouvelle politique de peuplement de l’Algérie.
Pour la grande majorité des familles tétouanaises juives et traditionnalistes, modestes et prudentes, le choix de la double proximité géographique fut donc un motif sérieux et décisif pour s’établir à Oran et en Algérie en général. Mais ce choix fut aussi motivé par la récente politique de peuplement du nouveau territoire conquis en 1830, que mena la Monarchie de Juillet. Celle-ci encouragea et incita fortement ces familles à se réfugier dans l’un des trois nouveaux départements français créés en Algérie en 1848.
En effet, la France voulait coloniser l’Algérie et y développer la population européenne. Elle savait aussi que les Juifs du Maroc voulaient échapper aux persécutions et agressions dont ils faisaient l’objet dans leur pays. La situation des Juifs représentait dans ce contexte, pour les autorités françaises une véritable opportunité dont elles se saisirent pour augmenter62 la population de la nouvelle colonie peu peuplée d’Européens et où demeuraient encore des tribus hostiles. Elles décidèrent alors, que tous les Juifs du Maroc qui le désiraient pourraient s’installer en Algérie. Elles octroyèrent gratuitement des passeports aux Juifs chérifiens, et tétouanais en particulier, pour les encourager dans cette perspective. Elles tentèrent de créer ainsi un contrepoids démographique et de rééquilibrer en leur faveur la population en Algérie. Elles espéraient créer un nouveau rapport de force entre les indigènes musulmans d’Algérie et les Français. Elles désiraient aussi indisposer et nuire à l’autorité du Sultan Mouley Abd al Rahman qui avait soutenu l’action de l’opposant indigène, l’émir Abd el Kader. Le sultan avait en effet envoyé son armée à la frontière algéro-marocaine pour combattre l’envahisseur français et avait permis au commandant du « Djiad » de tr...