Partie I : Aurore
« Adieu ! je crois qu'en cette vie
Je ne te reverrai jamais.
Dieu passe, il t'appelle et m'oublie ;
En te perdant je sens que je t'aimais.
Alfred de Musset, Adieu »
Aristide - La naissance d un Empire
2 décembre 1804. Toute la haute société parisienne s’était réunie sous les majestueuses voûtes de la cathédrale Notre-Dame, et attendait sans mot dire, l’arrivée du consul Bonaparte1. En ce soir qui allait marquer la tournure de l’Histoire, il allait être sacré Empereur des Français.
Ce n’était certes pas la première fois que j’entrais dans Notre-Dame, mais ça l’était pour un évènement d’une telle envergure. L’atmosphère était pesante et tendue, personne ne parlait. La plupart d’entre nous étions inquiets de ce que l’avenir nous réservait. Bonaparte allait-il faire connaître à la France de nombreux succès à l’image des campagnes d’Égypte et d’Italie2 ? Allait-il commettre la même erreur fatale que Robespierre, instaurant un régime tyrannique dans le but de protéger la nation ? Personne n’aurait su répondre à cette question, pas même mon père, le renommé magistrat, assis à mes côtés. Pourtant, je plaçais beaucoup d’espoirs en la personne de Bonaparte. Je savais qu’il saurait guider la France, la mener vers la gloire et la splendeur, vers la place qui lui était réservée, au milieu des plus grands. Il saurait soumettre les autres peuples, étendre notre empire au-delà des frontières de l’Europe, défier l’Autriche, la Russie, la Prusse et même l’Angleterre. Bonaparte était l’homme qui libérerait la Nation de ses chaînes ! C’était le nouveau Charlemagne qui affronterait les plus grandes puissances de notre temps ! Voilà déjà plus d’un mois que je m’étais engagé dans la Grande Armée3, et à l’instant même de mon enrôlement, j’avais vu en lui un sauveur.
Soudain, des murmures se firent entendre du fond de la cathédrale. Vingt-cinq riches carrosses s’étaient arrêtés sur le parvis. Le premier d’entre-eux, tiré par huit chevaux isabelle empanachés de blanc, était conduit par quatre pages en habits verts brodés d’or. La porte s’ouvrit ; et en costume de sacre, descendirent Napoléon Bonaparte et Joséphine de Beauharnais4. Les têtes des six mille invités se tournèrent vers le couple. Celui-ci se tenait maintenant au fond de la nef. Le Premier Consul était vêtu d’un riche manteau rouge brodé d’or, symbole de sa souveraineté. Il avait enfilé une paire de fins gants blancs. Une couronne de lauriers dorée était posée sur sa tête. Son épouse était tout aussi resplendissante, parée d’une magnifique robe immaculée, dont la traîne était portée par les sœurs du futur empereur. Un délicat diadème ornait sa tête.
Le pape Pie VII, plus convoqué qu’invité5 par Talleyrand6, entra à cet instant dans le chœur, s’installa, et d’une inclination de la tête, indiqua au cortège de s’avancer. Les tuyaux du gigantesque orgue résonnèrent alors de toute leur puissance, et les lourdes cloches de la cathédrale se mirent à sonner à toute volée. Je n’avais jamais vu pareille procession ! Joséphine et le Consul étaient suivis par toute leur famille et par des personnages de la plus haute importance, aux costumes somptueux, aux bijoux rutilants, aux magnifiques étoffes. Cette soirée du 2 décembre resterait sûrement gravée dans nos mémoires, pour des générations à venir ! Enfin, fermant la marche, une ribambelle de valets portant l’uniforme de parade, s’avançait. Ces derniers prirent place, mais le couple impérial, lui, poursuivit sa marche solennelle pour se placer au côté du Souverain Pontife que Napoléon avait contraint à faire le déplacement de Rome, quelques jours plus tôt.
La foule autour de moi, jubilait, applaudissant et poussant des « Vive Bonaparte ! ». Celui-ci leva alors la main, et toute l’assemblée se tut. Notre-Dame de Paris avait retrouvé son calme et sa pesanteur.
Après la cérémonie, fort longue, le Pape donna sa bénédiction, oignit le couple des Saintes Huiles, et le moment que tout le monde attendait arriva enfin ! L’atmosphère était tendue, et tous ici savaient que les évènements actuellement vécus sous leurs yeux allaient être décisifs pour l’Histoire de l’Europe. Napoléon Ier retira lentement sa couronne de laurier, et la confiant à un valet, saisit la couronne d’empereur et s’en coiffa lui-même. Puis, se tournant vers l’impératrice Joséphine, il en fit de même. Tous deux se relevèrent et se dressèrent face à l’assemblée. Un tonnerre d’applaudissements et d’acclamations retentit alors, couvrant même le bruit de la canonnade, qui tonnait à l’extérieur pour fêter cet heureux évènement. Ils descendirent les marches du chœur une à une, talonnés par l’élite de la société. Quand l’Empereur et son épouse passèrent devant mon père et moi, je l’entendis, malgré les cris stridents de la foule, murmurer à l’un de ses frères :
- Joseph, si notre père nous voyait7…
Ainsi, le cortège prit la direction du lourd et majestueux portail de la cathédrale, pour sortir sur le parvis où l’attendait tout le peuple de Paris. L’île de la cité résonnait de cris, de félicitations, de coups de canons. Partout on pouvait entendre :
- Vive l’Empereur ! Vive l’Empire ! Vive la France !
De nombreux drapeaux tricolores s’agitaient sur son passage et les clairons de l’armée sonnaient de tous les côtés. Les invités se dépêchèrent eux-aussi vers la sortie afin de suivre celui qu’on appellera l’Aigle jusqu’aux Tuileries8. Père et moi arrivâmes enfin à nous éclipser du vieil édifice et à marcher à la suite de la procession. Deux porteurs de torches nous précédaient, nous guidant dans la nuit obscure et froide de la capitale en effervescence. Je resserrai le pan de la veste de mon uniforme. Il neigeait depuis bientôt deux heures sur Paris et le froid commençait à nous enlacer de ses doigts givrés.
A tout juste trente-cinq ans, Napoléon était passé du titre de Consul Bonaparte à celui d’Aigle, du petit caporal à l’Empereur suprême.
Alexandr - Une ombre passe sur la Russie
Moscou était endormie. Les toits étaient blancs de neige et les pavés givrés. Toutes les cheminées de la Troisième Rome9 fumaient, et le soleil commençait à se lever, rouge, à l’Est. Il devait être cinq heures du matin. Rien ne bougeait, tout était calme et les oiseaux ne chantaient pas encore. Ils ne chanteraient pas aujourd’hui ! Demain, peut être, mais pas maintenant. L’heure était trop grave pour l’Empire de Russie. Je courais comme un effréné dans les rues de ma ville natale, trébuchant et glissant sur le trottoir glacé. J’avais revêtu ma chaude redingote d’hiver, car l’air était particulièrement froid. Les mois à venir promettaient d’être rudes, mais les gens d’ici étaient habitués au vent de Sibérie qui glace les os.
N’importe qui aurait pu se demander ce que faisait un garçon de mon âge à courir comme cela à une telle heure. Cependant, ce matin, personne ne pouvait se faire cette réflexion. Les rues étaient vides, il n’y avait pas âme qui vive.
Enfin j’arrivai en vue de la Moskva10, et sur l’autre rive, se dessinaient les contours du Kremlin, la forteresse des tsars. Sans mettre un terme à ma course, je bifurquai à gauche, et longeai la rivière moscovite où étaient amarrées quelques petites embarcations et frêles esquifs. Promptement, je tournai vers la droite, sur un petit pont franchissant le cours d’eau gelé. Je le traversai à toute vitesse, sans prendre garde au sol glissant qui avait eu raison de moi déjà plusieurs fois durant la matinée. Arrivant de l’autre côté, je m’enfonçai sans plus attendre dans les ruelles tortueuses et sales des faubourgs de Moscou, dérapant plus que jamais !
- Privet11 Alexandr ! Me lança soudain une voix, d’une des fenêtres d’un immeuble à ma gauche.
Ralentissant quelques instants afin d’identifier qui pouvait me héler de la sorte, je me frappai l’épaule gauche contre un lampadaire et m’étalai sur toute ma longueur dans la rue. Tout endolori, je me redressai avec peine et époussetai mon manteau. A cet instant, une porte s’ouvrit et en sortit Dmitri, un garçon d’écurie du Kremlin que je connaissais depuis bien longtemps. Ce devait être lui qui m’avait interpellé juste avant ma chute.
- Privet, répondis-je poliment, bien que crispé par la douleur.
Dmitri me dévisagea longtemps, puis au bout d’une minute environ, me demanda :
- Alors ?
Je baissai lentement la tête, et retins mes larmes :
- Ils n’ont pas menti !
* * *
Je pris une longue inspiration avant de pousser la porte de la maison. Dmitri avait appris la nouvelle, il s‘était effondré. Il était vrai que nous ne vivions pas les heures les plus roses pour l’Empire des Russes. L’heure était sombre. J’appuyai d’un coup sur la poignée, ouvrant la porte en grand et la claquant contre le mur. Je la refermai sèchement, et jetai ma redingote et mon ouchanka12 sur le portemanteau. Je quittai le vestibule pour arriver dans la salle à manger où était attablé mon père. Cette pièce, dont le sol était en terre battue, n’était pas très grande et pauvrement meublée : la table et ses chaises, un coffre, une vieille armoire et une horloge constituaient son unique mobilier. Trois bols de bouillon fumant avaient été disposés sur la table. Sans dire un mot, je pris place en face de mon père. Soudain, une voix s’éleva de la cuisine, la pièce voisine :
- Piotr, qui est-ce ?
- C’est Alexandr qui est revenu, répondit posément ce dernier.
Ma mère, tablier à la main, se présenta dans la salle et s’assit à mes côtés. Nous commençâmes tous trois notre soupe, en silence. Au bout d’un moment, Père releva la tête, me fixa droit dans les yeux, et m’interrogea, bien qu’il se doutât déjà de la réponse :
- Et qu’est-ce qu’ils t’ont dit là-bas ?
- Ce n’était pas une rumeur, Ivan disait vrai.
Ma mère prit un air horrifié, et mon père frappa un grand coup de poing sur la table, faisant voler un peu de potage hors du bol :
- Ah, le chien ! cria-t-il. Comment a-t-il osé ?
- Ça s’est passé avant-hier, précisai-je.
- Bonaparte est une menace pour l’Europe entière ! vociféra-t-il.
- D’autant plus qu’il convoite depuis longtemps nos terres !
- À présent, il peut faire ce que bon lui semble ! Une bataille ici, un bain de sang là-bas… C’est un désastre ! ajouta mon père.
- Espérons que Vienne réagisse suffisamment tôt, souffla ma mère.
- Et si Vienne ne faisait rien ? Si l’Angleterre se ralliait à Paris ? Si le tsar tremblait, et si la Prusse tombait, que ferions-nous ? questionnai-je, au bord du désespoir.
- Si, si, si… C’est avec des « si » qu’on envahit l’Angleterre ! renchérit Piotr. Si la France ne se calme pas, l’armée recrutera tous les hommes en âge de se battre. Et tu sais ce que cela signifie, Alexandr ?
- Je défendrai la vieille Russie comme je l’ai toujours défendue !
- Peut être en faudrait-il plus !
Je me levai de ma chaise et me dirigeai vers l’unique fenêtre de la pièce qui donnait sur le jardin, une minuscule bande d’herbe avec deux pots de fleurs et quelques buissons :
« Empereur ! Rien que ça ! murmurai-je. Et pourquoi pas plutôt tsar ? Imaginez un peu l’affiche : « son excellence Napoléon 1er , tsar de Russie, Empereur de France, Roi d’Italie, et Duc de Varsovie. »
James - Missive ...