Première partie
Le règne des illusions
Chapitre 1
Déchirements
Le monde moderne, ébranlé dans ses repères traditionnels,
se cherche une identité
Grand est notre Dieu !
Bruxelles, 22 mars 2016
Tim ramassa sa tasse vide, puis celle de May, et les porta à la cuisine. Il s'étira un peu, tendit les épaules en arrière puis, son journal sous le bras, il alla jeter un coup d'œil au thermomètre extérieur à travers la baie vitrée. Quatre degrés. Il regarda sa montre: neuf heures vingt-deux. Près de trois heures déjà que le soleil s'était levé mais le temps restait incertain. Le minuscule jardin qui s'ouvrait sur les arbres du voisinage était gris. L'hiver semblait vouloir repousser ce printemps qui s'était pourtant annoncé officiellement la veille. Depuis qu'il avait pris sa retraite, Tim prolongeait volontiers le tête-à-tête du petit déjeuner, puis la lecture des derniers éditoriaux. Il se félicita du confort que lui apportait sa maison bruxelloise et se rappela qu'il devait appeler son chauffagiste pour changer le radiateur de la cuisine. C'est alors que son téléphone sonna.
Surpris, Tim sortit le combiné mobile de sa poche et vit le nom de sa fille cadette s'afficher à l'écran. Il pressa le contact et, immédiatement, perçut la tension dans la voix de sa correspondante. "Dad, j'ai été retardée dans la circulation pour arriver au boulot. Il y a de mauvaises nouvelles. Il y a eu des attentats à Bruxelles ce matin."Des attentats? Tu veux dire plusieurs attentats? Où ça?
− Oui, des explosions! Deux je crois. Une en ville et l'autre à l'aéroport. Cela vient de se passer. J'ai entendu des sirènes partout. Est-ce que tu dois sortir?
− Non, rassure-toi, je vais voir si la télé sait quelque chose.
Tim alla prendre la télécommande au living et alluma l'écran mural. Dans les trois secondes, l'émission spéciale de la chaîne principale s'afficha dans un chaos d'informations tombant en temps réel, aussi dramatiques qu'encore incertaines. Avant huit heures, deux déflagrations avaient saccagé le hall des départs de l'aéroport de Bruxelles-National. Les victimes se comptaient par dizaines. Une heure plus tard, dans le quartier européen, une bombe avait explosé à la station de métro Maelbeek. Il y avait des morts. Les services de secours convergeaient encore vers les deux endroits. La police était en train de boucler toutes les issues du métro de la capitale. Tim appela May. Alarmée, elle le rejoignit. Tout au long de la journée, un spectacle macabre et angoissant allait s'imposer sur cet écran. La tragédie avait pris possession de tout leur espace. Cette fois, le terrorisme islamiste avait frappé leur ville.
Les heures, les jours et les semaines qui suivirent permettraient de reconstituer avec précision le déroulement des deux attentats. Le mardi 22 mars 2016 à 7h58, Ibrahim El Bakraoui, un belge de 29 ans issu d'une famille d'origine marocaine, se fait exploser à l’aéroport de Bruxelles National en même temps que Najim Laachraoui, 24 ans. Il y a 12 morts et plus de 90 blessés. Une heure plus tard, à 9h11, le frère cadet d'Ibrahim, Khalid El Bakraoui, 28 ans, se fait exploser dans la rame de métro qui vient de quitter la station bruxelloise de Maelbeek. La déflagration tue 16 personnes et en blesse plus d'une centaine. Quatre blessés décèderont encore par la suite. Trois bombes: trois bruxellois radicalisés qui, outre leurs victimes, laissent délibérément leur propre vie dans le carnage. Les trois semblent avoir été mêlés de près à la préparation des attentats de Paris du 13 novembre 2015. Là bas, en assassinant leurs semblables à la Kalachnikov, les tireurs avaient crié le désormais trop célèbre takbir arabe "Dieu est le plus grand" (Allahu akbar). Ils impliquaient donc Dieu dans leur folie. Tous ces jeunes s'étaient enrôlés dans le djihadisme islamiste. On les avait séduits par un discours identitaire, revanchard, exalté. On leur avait promis l'au-delà.
Deux semaines plus tard, le 9 avril, Tim lisait le compte rendu de l'arrestation d'un quatrième homme, Mohamed Abrini. Cet autre bruxellois faisait partie du commando suicide à l'aéroport mais, à la dernière minute, il aurait renoncé à faire exploser sa bombe. Il avait, semble-t-il, combattu en Syrie. Son frère y avait été tué. Tim nota avec un certain malaise que ce Mohamed avait utilisé une planque rue Dries, à quelques centaines de mètres de chez lui. Tout près! Il se sentit tout à coup envahi par une sensation étrange, un souvenir glaçant: Allahu akbar! 1991, Riyad, l'Arabie saoudite! Tim est dans un bureau, c'est le Ramadan. Les haut-parleurs du minaret tout proche lancent l'incantation par-dessus les toits, elle traverse les doubles vitrages. Elle est reprise par tous les minarets de la ville. Elle est omniprésente, en permanence. Il n'est pas possible de lui échapper. Tout doit s'arrêter à son signal, cinq fois par jour. Au bureau, au laboratoire, dans les salles de réunion aussi. Les collègues saoudiens se rassemblent dans la pièce réservée à la prière. Les expatriés sont autorisés à continuer leur travail. On le tolère car il y a urgence: il faut endiguer la marée noire déclenchée par Saddam Hussein sur les côtes du Koweit! Mais Dieu, Lui, est bien plus grand! Ils se prosternent…
Tim se leva et tâcha de chasser la sensation oppressante que lui laissaient ces vieux souvenirs. Il déposa son journal sur la console des CD et là, son regard tomba sur la pochette de l'album Akbala el Leil de Om Kalsoum. Acheté au Caire, en 1989. Oh, la voix envoûtante de l'iconique chanteuse égyptienne! Sur scène elle gardait un mouchoir à la main, comme Aznavour. Le public était subjugué. Oh, cette musique arabe que Tim aimait. Elle pouvait l'émouvoir aux larmes. Tant d'art, tant de culture, de beauté, d'humanité! Fallait-il toujours, aveuglément, que l'on y mêle Dieu et sa colère ?
On tue pour Dieu
Dans notre monde du vingt et unième siècle, Dieu est présent partout. Il n'est pas que le petit catéchisme catholique qui le dise: on le constate. Tout le monde le cite ou s'y réfère, qu'on le vénère ou qu'on le nie, qu'on le défende ou qu'on le combatte. Dans la plus grande de nos démocraties dites laïques on termine les serments officiels par la formule "So help me God!" La monnaie de référence du monde économique affiche en justification, assurément cocasse: "In God we trust". Dieu est partout, et Il inquiète. S'il est le mien: me surveille-t-il? Suis-je digne de Lui? Que me réserve-t-il après la mort? Si c'est celui des autres: est-il le vrai? Est-il le diable? Vais-je être détruit en son nom? Car on tue pour Dieu. On a toujours tué pour Dieu. Voilà qui paraît absurde et affreusement contradictoire. Car de nos jours tous, musulmans comme chrétiens, sont d'accord pour voir en leur Dieu un Dieu d'amour.
Pourtant, qu'on tue pour Dieu est compréhensible: si tout l'Univers n'est que l'émanation d'un créateur éternel et tout-puissant, et si celui-ci s'est fait connaître comme un père, un père exigeant qui a pour nous des projets précis, comment pourrions-nous ne pas nous engager sans réserve dans leur réalisation? S'il nous a fait la grâce de nous communiquer sa volonté dans des textes sacrés, comment pourrions-nous encore nous soucier d'autre chose? Plus rien n'a de valeur, plus rien n'a d'intérêt que sa parole, ses commandements. Et quand les hommes se font un Dieu à leur image, sa volonté peut être tyrannique. En dehors d'elle, la vie humaine perd alors son sens. Pour qui croit aveuglément à un Dieu révélé et totalitaire, sa propre existence et celle des autres ne sont que d'infimes accidents d'un dessein gigantesque, un dessein sacré, absolu. S'associer à un tel dessein demande un engagement total qui fait fi de toute autre considération personnelle, humanitaire ou morale. Dieu, ce dieu-là, est l'étalon de toute chose, il est Le Jugement. Il est la finalité, la fin du monde.
Curieusement, cette conception de l'existence est encore plus tragiquement inéluctable quand vient s'y mêler l'amour. Car aimer ce Dieu exonère de toute autre contrainte. Par amour, on est prêt à commettre des folies: l'amour enflamme. Et l'amour passion, don de soi total mais aussi privilège hypnotique de l'élu, ne tolère ni critique ni opposition: son corollaire direct est la haine des ennemis de l'Aimé. Mais, en aimant l'impossible, on se condamne à haïr la réalité. Le projet d'un Créateur adoré étant par définition parfait, tout ce qui marche mal dans ce monde ne peut être dû qu'à son refus. Est-il alors si étonnant que de jeunes hommes et de jeunes femmes choqués par le chaos de l'existence et les imperfections de la société se sentent brûler de passion pour l'Unique absolu, pour ce qu'un discours simpliste leur en a vanté d'exigeant et de glorieux, et qu'ils soient prêts à faire sauter avec eux quiconque Le refuse, simplement pour qu'on Le reconnaisse, Lui, le plus grand? Les islamistes radicalisés ne sont à cet égard pas très différents de ces foudres de guerre endoctrinés pour le Christ ou pour Yahweh et qui ont, au cours de l'histoire, couru égorger les adeptes de religions concurrentes.
Croyances et identités rivales s'affrontent
L'humanité, inquiète de son sort, ne cesse de se chercher un destin respectable et elle n'a d'autre choix que de se définir par rapport à ce qu'elle croit: ses croyances lui forgent une identité rassurante et qu'il lui faut défendre. Mais voilà, au gré des circonstances de l'histoire et face à la menace permanente des groupes concurrents, l'imaginaire collectif a suivi des voies multiples. Les croyances divergent et leur confrontation alimente les affrontements entre groupes identitaires rivaux. A la prise de Jérusalem le 14 juillet 1099 les croisés, de leur propre aveu, ne massacrèrent pas moins de 10.000 musulmans et juifs (Pierre Langevin 2007). Ils le faisaient au cri de "Dieu le veut!" Du 27 décembre 2008 au 18 janvier 2009, dans la bande de Gaza, les tirs israéliens coûtèrent la vie à plus de 1.160 Palestiniens dont, du propre aveu des Israéliens, au moins 295 civils (Reuters 2009) et cela en fin de compte parce que cette terre, c'est Dieu qui la leur a promise. Ils le croient.
Musulmans, chrétiens, juifs ont donc pu s'entretuer avec passion parce qu'ils croient ce que leur enseigne leur Livre saint, parole du Tout-Puissant et parce que Dieu, plus grand que tout, mérite tous les sacrifices. Constat terrifiant, et qui écorche douloureusement ce sentiment pourtant noble et légitime partagé par tant d'âmes de bonne volonté qu'il existe en ce monde quelque chose de précieux qui nous dépasse, quelque chose d'inestimable et dans quoi nous aimerions nous fondre, quelque chose que depuis la nuit des temps, faute de mieux, nous appelons Dieu.
Mais qui est Dieu?
Croire que ce Dieu est une personne et qu'il se révèle à nous, pauvres humains, dans cet univers immense c'est hélas devoir reconnaître qu'il le fait dans le plus grand désordre et la plus grande incohérence! Quelle effrayante erreur, quel implacable paradoxe : cet Être suprême et adoré, ce père si proche et si prégnant, nul ne sait vraiment qui Il est! Certains, pour s'en excuser, le disent simplement ineffable. Mais personne n'est tout à fait d'accord sur ce qu'Il signifie, sur ce qu'Il projette dans cet univers vaste et complexe, sur ce qu'Il veut. Chaque mouvement religieux, chaque tradition religieuse le voit différemment. Les églises, les confessions, les sectes en ont chacune leur propre conception et elles prêchent un crédo, une cosmologie et une morale qu'elles défendent avec fougue et qui, hélas, s'opposent régulièrement les uns aux autres. Ils se contredisent. Au sein même des communautés religieuses, chaque croyant se fait d'ailleurs sa propre raison, de sorte que le consensus n'est que superficiel. Mais il est dangereux de se l'avouer, car ce qui est en jeu c'est l'accès à l'absolu, à l'éternité!
Un Dieu rendu irrécusable
Nul ne sait donc qui est Dieu. Pourtant les pasteurs, eux, savent bien ce que leur Dieu exige. Ce Dieu évanescent, impalpable, s'incarne de la façon la plus concrète dans ses représentants sur terre. Dépositaires de sa parole, ils la révèlent à leurs fidèles, les conduisant vers le salut qu'elle leur promet. Chemin exigeant, difficile, aussi incertain que son but ultime, et le plus souvent chargé de sacrifices et de renoncements. Le plus redoutable d'entre eux est sans nul doute le renoncement à la pensée libre, que ce soit la sienne ou celle des autres, un renoncement que l'adhésion religieuse implique. Car l'acte de foi se nourrit de confiance dans la parole prononcée au nom de Dieu et il rend Dieu irrécusable. Les paradoxes et incohérences de ces croyances ancestrales se heurtent désormais au savoir objectif que la science livre chaque jour un peu plus à l'humanité désorientée. Un savoir qui devrait être libérateur et gratifiant mais auquel seule une pensée libre peut accéder.
Croyances et savoir objectif se contredisent et laissent le monde déconcerté
Dans la société actuelle où les techniques, les connaissances et les modes de vie évoluent à toute vitesse et modifient complètement le panorama dans lequel se succèdent les générations, les traditions religieuses, fondatrices d'identité et garantes de l...