LIVRE DOUZIĂME
Table des matiĂšres
QUAND Turnus voit que les Latins, abattus par leurs revers, languissent sans forces et sans courage ; que toutes les voix lâappellent Ă remplir enfin ses promesses ; que tous les yeux sont attachĂ©s sur lui : sa fougue irritĂ©e sâemporte en bouillantes menaces, et sa fiertĂ© nâen est que plus altiĂšre. Comme, aux champs de la Numidie, un fier lion, atteint par les chasseurs dâune blessure profonde, dĂ©ploie soudain ses redoutables armes, secoue en bondissant les longs crins de son cou nerveux, rompt sans peur le dard enfoncĂ© dans ses flancs, et, rugissant de rage, prĂ©sente Ă ses vainqueurs une gueule ensanglantĂ©e : tel, enflammĂ© de colĂšre, Ă©clate lâimpĂ©tueux Turnus.
Il sâadresse au vieux monarque ; et, plein du transport qui lâagite. « Turnus est prĂȘt, sâĂ©crie-t-il ; plus ce de prĂ©textes pour les lĂąches Phrygiens de violer la foi promise, et de fouler aux pieds leurs serments. Je descends dans lâarĂšne. Dressez lâautel du sacrifice, prince auguste, et dictez le pacte sacrĂ©. Que les Latins immobiles restent spectateurs du combat : ou mes coups prĂ©cipiteront aux enfers lâinfĂąme Troyen, dĂ©serteur de lâAsie, et seul jâaurai vengĂ© par le glaive la querelle commune ; ou la victoire lui soumettra les vaincus, Lavinie sera sa conquĂȘte. »
Latinus plus calme lui rĂ©pond avec bontĂ© : « HĂ©ros magnanime, plus votre grand cĆur sâabandonne Ă ses nobles Ă©lans, plus ma sagesse doit Ă©couter pour vous les conseils de la prudence, et balancer avec inquiĂ©tude les hasards de vos destinĂ©es. Fils de Daunus, son empire est votre apanage ; vous avez pour domaines de nombreuses citĂ©s conquises par votre vaillance ; Latinus vous aime, et ses trĂ©sors sont Ă vous : mais le Latium, mais Laurente et son territoire, possĂšdent dâautres beautĂ©s dont lâhymen peut tenter un roi, et dont lâillustre origine nâest pas indigne de la vĂŽtre. Souffrez un aveu qui me coĂ»te, mais que la vĂ©ritĂ© mâarrache. Le ciel me dĂ©fendait dâunir Ă ma fille aucun de ceux qui les premiers me demandĂšrent sa main : ainsi lâannonçaient les oracles et des dieux et des hommes. Vaincu par ma tendresse pour vous, vaincu par les liens du sang, et par les larmes dâune Ă©pouse dĂ©solĂ©e, jâai brisĂ© les nĆuds les plus saints, jâai rompu lâhymĂ©nĂ©e promis, jâai levĂ© lâĂ©tendard dâune guerre sacrilĂšge. Depuis ce moment fatal, vous voyez, Turnus, quels malheurs me poursuivent, quelles guerres cruelles dĂ©vastent mes Ă©tats, quels affreux pĂ©rils vous courez vous-mĂȘme tous les jours. DĂ©faits dans deux grands combats, nous soutenons Ă peine Ă lâombre de ces murailles lâespoir douteux de lâItalie ; les eaux du Tibre fument encore de notre sang, et nos vastes campagnes sont blanchies des ossements de nos guerriers. Quel vertige me fait changer sans cesse ? quelle folle inconstance se joue de ma raison ? Si, Turnus expirĂ©, je puis associer un jour Pergame Ă lâAusonie ; ne puis-je, sans quâil pĂ©risse, mettre un terme Ă leurs discords ? Que diraient les Rutules, mes plus fidĂšles alliĂ©s ; que dirait lâItalie entiĂšre, si ma faiblesse (puisse le ciel dĂ©tourner ce prĂ©sage !) vous livrait Ă la mort, pour prix dâavoir recherchĂ© ma fille et demandĂ© mon alliance ? Songez au sort incertain des armes : ayez pitiĂ© dâun pĂšre accablĂ© de vieillesse, et qui, loin de vous dans ArdĂ©e, pleure en ce moment votre absence. »
Ces mots ne calment point la violence de Turnus : son cĆur ulcĂ©rĂ© sâenflamme davantage, et le remĂšde mĂȘme en aigrit la blessure. DĂšs quâil peut parler, il rĂ©plique en ces termes : « Ces tendres soins que vous inspire mon salut, daignez, prince, les Ă©pargner Ă votre sollicitude ; et souffrez que je sauve ma gloire aux dĂ©pens de mes jours. Mon bras aussi sait manier le fer, sait lancer des traits vainqueurs ; et le sang, plus dâune fois, a suivi leur blessure. Ce fils dâune dĂ©esse nâaura pas toujours VĂ©nus Ă ses cĂŽtĂ©s, pour couvrir dâun nuage la honte de sa fuite, et se cacher elle-mĂȘme au sein dâune ombre vaine. »
Cependant, effrayĂ©e des hasards du nouveau combat qui sâapprĂȘte, la reine fondait en larmes, et, le dĂ©sespoir dans lâĂąme, retenait de ses mains tremblantes lâimpĂ©tueux guerrier : « Turnus, ah ! si mes pleurs vous touchent, si lâhonneur dâAmate vous est cher, arrĂȘtez, je vous en conjure : arrĂȘtez, ĂŽ vous lâunique espoir de ma vieillesse, vous ma seule consolation dans mes peines, vous lâappui de Latinus, de son empire et de sa gloire, vous, enfin, sur qui se fonde toute entiĂšre une illustre maison, prĂȘte Ă tomber sans vous. Au nom de tous les dieux ! nâallez pas mesurer vos armes contre les armes du Troyen. Quels que soient les pĂ©rils que cette lutte vous rĂ©serve, ces pĂ©rils sont les miens, Turnus : avec vous, jâabandonne une vie odieuse ; et je ne verrai pas, captive dâun brigand, ma fille dans les bras dâĂnĂ©e. »
Ce discours dâune mĂšre arrache des larmes Ă Lavinie : ses joues brĂ»lantes en sont baignĂ©es. Un feu subit les colore dâune rougeur modeste, et court en traits de flamme sur son front virginal. Comme Ă©clate lâivoire, dont la pourpre a nuancĂ© lâalbĂątre ; comme rougit la blancheur des lis, mĂȘlĂ©s Ă lâincarnat des roses : tel brillait, sur le visage de la jeune princesse, le fard aimable de la pudeur. Le hĂ©ros, transportĂ© dâamour, cherche en vain sa raison. Il dĂ©vore des yeux tant de charmes. Sa fureur guerriĂšre sâen accroĂźt ; et sâadressant Ă la plaintive Amate : Cessez, de grĂące, ĂŽ ma mĂšre ! cessez de mâopposer vos larmes ; et quâun prĂ©sage sinistre ne ferme point Ă mon audace le champ pĂ©rilleux du courage : non ; dĂ»t-il pĂ©rir, Turnus ne peut plus diffĂ©rer. Vole, Idmon, messager fidĂšle ; porte Ă lâinsolent Phrygien ce cartel, qui rabattra son orgueil : demain, dĂšs que lâAurore, montĂ©e sur son char vermeil, aura rougi les cieux, quâil sâabstienne de mener ses bandes contre mes bataillons ; que les Troyens et les Rutules laissent reposer leurs armes ; que mon sang ou le sien termine enfin la guerre ; que le glaive et la mort nomment lâĂ©poux de Lavinie. »
Il dit ; et plus prompt que lâĂ©clair, il vole Ă son palais, demande ses coursiers, et frĂ©mit dĂ© plaisir en voyant leur ardeur : ces coursiers gĂ©nĂ©reux, Pilumnus les reçut jadis en prĂ©sent de la belle Orithye ; moins blanche est la neige, moins lĂ©gers sont les vents ; autour dâeux sâempressent leurs conducteurs fidĂšles, dont la main caressante se promĂšne sur leur poitrail, et peigne leurs crins flottants. Lui-mĂȘme il revĂȘt ses Ă©paules dâune brillante cuirasse, oĂč se marient lâor pur et le bronze argentĂ© : en mĂȘme temps, il ajuste et son large pavois, et son cimier quâombragent deux panaches de pourpre, et sa foudroyante Ă©pĂ©e, cette Ă©pĂ©e hĂ©rĂ©ditaire, que forgea pour Daunus le dieu du feu lui-mĂȘme, et quâil trempa bouillante dans les eaux du Styx. Le long dâune colonne immense pendait sous ses lambris une Ă©norme javeline, dĂ©pouille du fier Actor le plus vaillant des Auronques : il la saisit dâune main robuste, la balance avec force, et sâĂ©crie dâune voix terrible : « Allons, ĂŽ toi qui ne trompe jamais lâappel de ma valeur, allons, ĂŽ ma lance ! voici lâheure des nobles exploits. Jadis portĂ©e par le grand Actor, câest le bras de Turnus qui te porte aujourdâhui. Fais que jâabatte mon odieux rival ; que jâarrache Ă ce vil Phrygien sa cuirasse impuissante, dĂ©chirĂ©e sous mes coups ; que je traĂźne dans la fange ses cheveux effĂ©minĂ©s, dont un fer brĂ»lant arrondit les boucles lĂ©gĂšres, et dont la myrrhe odorante a parfumĂ© les nĆuds. »
Ainsi Turnus exhale ses fureurs : son visage ardent jette des Ă©tincelles ; le feu pĂ©tille dans ses yeux enflammĂ©s. Tel, appelant les combats, un taureau superbe pousse dâhorribles mugissements : ses cornes menaçantes essayent leur colĂšre contre le tronc dâun chĂȘne : il frappe lâair de ses coups, et, du pied soulevant lâarĂšne, prĂ©lude Ă des chocs plus affreux. Non moins terrible sous lâarmure maternelle, le fils dâAnchise Ă son tour aiguillonne son courage, sâexcite Ă la vengeance, et sâapplaudit dâun accord qui met fin Ă la guerre. Pour rassurer ses chefs, pour consoler Iule alarmĂ©, il leur annonce les grands destins qui lâattendent ; et de prompts courriers, par ses ordres, vont porter aux Latins sa rĂ©ponse immuable, et proposer au vieux monarque les conditions de la paix.
Le lendemain, Ă peine le jour naissant dorait de ses premiers rayons la cime des montagnes ; Ă peine les coursiers du soleil sâĂ©lançaient du sein des mers profondes, et soufflaient de leurs larges naseaux la flamme et la lumiĂšre : dĂ©jĂ marquant la lice sous les remparts de la ville, les chefs des deux partis prĂ©paraient le champ du combat. Au milieu sont placĂ©s les feux du sacrifice, et des autels de gazon, Ă©rigĂ©s aux dieux communs de Laurente et de Troie : des prĂȘtres, voilĂ©s de lin, et le front couronnĂ© de verveine, sâavancent portant lâeau sainte et la flamme sacrĂ©e. Les portes sâouvrent : les lĂ©gions latines dĂ©filent en colonnes, et leurs bataillons hĂ©rissĂ©s de piques se dĂ©ploient dans la plaine : vis-Ă -vis accourent de leurs retranchements et les phalanges troyennes et les escadrons Ă©trusques, reconnaissables Ă leurs armures diverses : tous marchent Ă©tincelants de fer, comme si le dieu des batailles les appelait Ă ses luttes sanglantes. Ă la tĂȘte de ces nombreuses cohortes, on voit voler de rangs en rangs les chefs des deux armĂ©es, brillants dâor et de pourpre : câest MnesthĂ©e, gĂ©nĂ©reux sang dâAssaracus ; câest le vaillant Asylas ; câest Messape, ce dompteur des coursiers ; Messape, dont Neptune est le pĂšre. Au signe de la trompette, un vaste espace a sĂ©parĂ© les deux camps : les guerriers immobiles enfoncent dans la terre leurs longues javelines, et dĂ©posent leurs boucliers. Alors, pour voir ce grand spectacle, de tous cĂŽtĂ©s se prĂ©cipitent et les mĂšres tremblantes, et la foule inhabile aux armes, et les vieillards courbĂ©s sous le poids des ans : ils inondent les crĂ©neaux des tours, ils assiĂšgent le sommet des toits ; et, debout sur les portes, ils en hĂ©rissent au loin le faĂźte.
Mais, de ce mont quâAlbe illustra depuis, de ces hauteurs jadis sans nom, sans honneur et sans gloire, la reine des dieux, portant ses regards sur la plaine, contemplait le champ de bataille, et les deux armĂ©es rivales, et les remparts de Latinus. Tout Ă coup la dĂ©esse aborde la sĆur de Turnus, cette Nymphe qui prĂ©side aux Ă©tangs paisibles, aux fleuves retentissants, et que le maĂźtre de lâOlympe dota de cet empire honorable pour prix des faveurs quâil en avait reçues : « Nymphe, ornement des fleuves, et chĂšre Ă ma tendresse ! tu le sais, de toutes les filles du Latium que Jupiter fit monter dans sa couche parjure, nulle moins que toi nâĂ©prouva mon courroux ; et je me plus Ă tâappeler moi-mĂȘme au rang des immortelles. Eh bien ! connais ton malheur, Juturne, et nâaccuse point Junon. Tant que le sort a semblĂ© le permettre, tant que les Parques ont vu sans colĂšre la prospĂ©ritĂ© des Latins, jâai protĂ©gĂ© Turnus et tes murs favoris. Aujourdâhui Turnus, hĂ©las ! court affronter une lutte inĂ©gale : lâheure des Parques approche, et dĂ©jĂ sâest levĂ© le bras de fer du destin. Non, je ne puis voir, sous mes yeux, ce combat cruel, cet accord impie. Toi, si lâamour dâun frĂšre inspire ton courage, qui tâarrĂȘte ? ose tout : peut-ĂȘtre le hasard servira lâinfortune. » Ă ces mots, un torrent de larmes coule des yeux de Juturne : trois fois, de sa main tremblante, elle meurtrit son sein dĂ©licat. « Ce nâest pas le moment des pleurs, reprit la fille de Saturne. Vole, et, sâil est possible, arrache un frĂšre Ă la mort : vole, dis-je ; rallume les combats, romps un pacte odieux ; câest Junon qui tâen presse. » Tels Ă©taient ses conseils. La dĂ©esse, en finissant, quitte la Nymphe incertaine, et lâabandonne au trouble douloureux dont son cĆur est agitĂ©.
Au mĂȘme instant arrivent les monarques de lâAusonie. Latinus, dans tout lâĂ©clat du trĂŽne, sâavance montĂ© sur un pompeux quadrige : autour de son front radieux brillent douze rayons dâor, symbole du Soleil, dont il est descendu. Ensuite paraĂźt Turnus, portĂ© sur un char que traĂźnent deux chevaux blancs, et balançant dans ses mains deux javelots armĂ©s dâun large fer. Non loin marche Ă son tour le pĂšre des Romains, la tige de cette race illustre, ĂnĂ©e, resplendissant de feux sous son bouclier flamboyant et son armure cĂ©leste : Ă ses cĂŽtĂ©s est le jeune Iule, Iule, autre espĂ©rance de la superbe Rome. Le cortĂšge sâarrĂȘte au milieu des deux camps : lĂ , vĂȘtu dâun lin sans tache, le grand-prĂȘtre a conduit les victimes, un jeune porc aux soies naissantes, une jeune brebis couverte encore de sa premiĂšre toison : lâoffrande, aux pieds des autels, attend les flammes qui doivent la consumer. BientĂŽt les princes, les yeux tournĂ©s vers lâorient vermeil, prĂ©sentent dâune main religieuse le froment pur que le sel assaisonne : ils promĂšnent le fer des ciseaux sur le front velu des victimes, et vident sur les brasiers ardents la coupe des libations.
Alors ĂnĂ©e, levant son glaive nu, sâĂ©crie dâune voix pieuse : « Soleil, entends mes vĆux ! entends mes vĆux, ĂŽ terre du Latium, pour qui jâai pu supporter tant de travaux pĂ©nibles ! Et toi, Jupiter tout-puissant ; toi, fille de Saturne, ĂŽ Junon ! dĂ©esse auguste, aujourdâhui moins contraire ; toi, redoutable Mars, suprĂȘme arbitre des combats : soyez tĂ©moins de mes serments ! Vous aussi, Fleuves sacrĂ©s, Fontaines saintes : vous, habitants immortels du radieux Olympe : vous, dieux et dĂ©esses qui peuplez les mers azurĂ©es : je vous atteste tous ! Si la fortune et la victoire couronnent lâeffort de Turnus, les vaincus, fidĂšles au traitĂ©, iront chercher un asile dans les remparts dâĂvandre : Iule quittera les champs de lâItalie ; et jamais les Troyens parjures, y rapportant la guerre, ne viendront, le fer Ă la main, troubler la paix de cet empire. Mais si Mars favorable fait triompher mon bras (et puissent les dieux, en qui jâespĂšre, ne pas tromper ce mon attente !), je ne prĂ©tends point asservirlâAusonie aux enfants de Pergame, je ne prĂ©tends point usurper le sceptre des Latins. Que les deux peuples, soumis aux mĂȘmes lois, et toujours invincibles, se jurent une Ă©ternelle alliance. Je leur donnerai mon culte et mes dieux : que Latinus, en me donnant sa fille, ordonne seul et de la paix et de la guerre ; quâil commande seul en souverain. BĂąti par les Troyens, un autre Dion me recevra dans ses murs, et Lavinie leur donnera son nom. » ĂnĂ©e se tait. Latinus, les yeux au ciel et les mains Ă©tendues vers la plaine Ă©thĂ©rĂ©e, sâexprime Ă son tour en ces mots : « Jâen atteste comme vous, ĂnĂ©e, jâen atteste la Terre, et la Mer et les Cieux ; jâen atteste le couple enfant de Latone, et Janus au double visage, et les puissances de lâEnfer, et les manoirs de lâinexorable Pluton. Que Jupiter mâentende, Jupiter, dont la foudre est le garant des traitĂ©s ! La main sur les autels, jâen jure et par leurs feux inviolables, et par les dieux quâon y rĂ©vĂšre : jamais, quoi que le sort dĂ©cide, les Latins, rompant la paix, ne briseront les nĆuds dâun pacte solennel ; jamais Latinus, entraĂźnĂ© par la force, nây permettra la moindre atteinte. Que plutĂŽt la terre., engloutie par les ondes, se confonde avec elles dans un affreux dĂ©luge ! que plutĂŽt lâOlympe Ă©croulĂ© sâabĂźme au fond du Tartare ! Ma parole est immuable. Ainsi ce sceptre, qui dĂ©core mes mains royales, ne verra plus renaĂźtre son feuillage lĂ©ger, ni sa molle verdure, ni son mobile ombrage, depuis quâarrachĂ© dans les bois au tronc qui le portait, il a quittĂ© la tige maternelle, et dĂ©pouillĂ© sous le tranchant du fer sa chevelure et ses rameaux. Jadis arbrisseau flexible, aujourdâhui monument dâun art industrieux, il rayonne enchĂąssĂ© dans lâor, et, portĂ© par les rois du Latium, il annonce leur pouvoir suprĂȘme. » Tels Ă©taient leurs traitĂ©s, tels Ă©taient leurs serments ; et les chefs des deux armĂ©es environnaient leurs princes. Soudain le fer sacrĂ© se lĂšve : le sang des victimes Ă©gorgĂ©es ruisselle sur la flamme ; on arrache encore vives leurs entrailles palpitantes ; de larges bassins les reçoivent, et les autels en sont couverts.
Cependant les Rutules commencent Ă redouter une lutte incertaine : la crainte et lâespĂ©rance les agitent tour Ă tour : plus ils observent les deux rivaux, moins ils jugent leur vigueur Ă©gale. Leur inquiĂ©tude augmente, lorsquâils aperçoivent lâhumble contenance de Turnus, et sa dĂ©marche silencieuse, et son air suppliant aux pieds des autels quâil implore : ils tremblent, en remarquant ses yeux baissĂ©s, ses joues livides, son front oĂč la pĂąleur a terni lâĂ©clat du jeune Ăąge.
DĂšs que Juturne voit Ă©clater le mĂ©contentement des soldats, et lâesprit flottant de la multitude incliner vers dâautres projets, elle sâĂ©lance tout au milieu des bataillons, cachĂ©e sous les traits de Camerte ; de Camerte, guerrier cĂ©lĂšbre par la noblesse de ses ancĂȘtres, fils renommĂ© dâun pĂšre quâillustra sa valeur, et terrible lui-mĂȘme en un jour de bataille. Ainsi mĂȘlĂ©e parmi les combattants, la Nymphe artificieuse y sĂšme en courant mille adroites rumeurs, et stimule en ces mots les courages Ă©branlĂ©s : « Quelle honte, ĂŽ Rutules ! vous souffrez quâun seul homme sâexpose pour toute une armĂ©e ! Quoi donc ? sommes-nous moins nombreux, sommes-nous moins vaillants ? Les voilĂ tous rĂ©unis, ces Troyens si braves, et ces fiers Arcadiens, et ces redoutables Toscans, armĂ©s contre Turnus sur la foi des oracles : les voilĂ ; quâils nous affrontent corps Ă corps, et chacun de nous Ă peine aura son adversaire. Ah ! sans doute, quand Turnus se dĂ©voue pour son peuple, la gloire de ce hĂ©ros va monter jusquâaux cieux, et sa mĂ©moire vivra dans tous les Ăąges ; mais nous, sans patrie, sans honneur, il nous faudra ramper sous des maĂźtres superbes, nous qui, paisibles en ces moments dâalarmes, reposons oisifs prĂšs de nos glaives inutiles. »
Elle parle ; tout sâenflamme dâune ardeur belliqueuse : le tumulte sâaccroĂźt, un long murmure circule de rangs en rangs. Les Laurentins rougissent de leurs premiers desseins, les Latins ne sont plus les mĂȘmes : ils soupiraient naguĂšre aprĂšs la fin des combats, aprĂšs le terme de leurs maux ; maintenant ils ne respirent que la guerre, ils menacent de rompre un pacte quâils dĂ©testent, et leur pitiĂ© gĂ©mit sur le triste sort de Turnus.
Au prestige de ses discours, Juturne ajoute encore un prestige plus puissant : elle fait paraĂźtre dans les airs un prodige trompeur, dont la merveille achĂšve l dâĂ©garer lâesprit des Ausoniens et les repaĂźt dâun fol espoir. Un aigle au vol rapide fendait les plaines de lâĂ©ther, portait la terreur aux oiseaux du rivage, et pressait le bruyant essaim des lĂ©gions ailĂ©es : tout Ă coup sâabattant sur lâonde, le ravisseur enlĂšve dans ses ongles tranchants un cygne au plumage argentĂ©. Ă cette vue, les Italiens sâĂ©tonnent : soudain, ĂŽ surprise nouvelle ! les oiseaux fugitifs, ralliĂ©s Ă grands cris, obscurcissent le ciel de leurs ailes dĂ©ployĂ©es, fondent comme un sombre nuage sur lâennemi commun, et le poursuivent dans les airs : enfin cĂ©dant au nombre, et vaincu par le fardeau quâil porte, lâoiseau de Jupiter succombe ; il ouvre malgrĂ© lui sa serre languissante, laisse tomber sa proie dans les eaux, et sâenfuit au plus haut des nues.
Les Rutules alors saluent dâun cri de joie ce prĂ©sage qui les flatte, et leur audace se prĂ©pare au combat. Tolumnius surtout, Tolumnius, devin fameux, Ă©chauffe encore leur ardeur : « Oui le voilĂ , sâĂ©crie-t-il, voilĂ le signe favorable que mes vĆux ont implorĂ© cent fois. Jâaccepte lâaugure, et reconnais les dieux. Aux armes ! suivez-moi, suivez Tolumnius : osez braver, ĂŽ guerriers trop timides, cet insolent Ă©tranger dont la menace vous Ă©pouvante comme de faibles oiseaux, et dont la rage impunie dĂ©sole vos rivages. Le brigand va fuir Ă son tour, et ses voiles dĂ©ployĂ©es lâemporteront au loin sur les mers blanchissantes : vous, unissez vos efforts, serrez vos bataillons, et dĂ©fendez, le glaive en main, le monarque quâon vous arrache. »
Il dit, sâavance, et fait voler une flĂšche acĂ©rĂ©e sur lâennemi paisible ; le trait bruyant siffle, et fend les airs de son rapide essor : aussitĂŽt s Ă©lĂšve un cri confus, les rangs troublĂ©s sâagitent, et le feu de la discorde embrase tous les cĆurs. Ă la tĂȘte du groupe oĂč le fer ailĂ© sâadresse, brillaient neuf frĂšres Ă©clatants de jeunesse et de beautĂ© : Gylippe Ă©tait leur pĂšre, et cet illustre Arcadien les dut aux chastes amours dâune Ă©pouse TyrrhĂ©nienne : le coup fatal frappe lâun dâeux vers le milieu du corps, Ă lâendroit oĂč le baudrier flotte sur la ceinture et joint ses deux bords captivĂ©s par une riche agrafe : ni le noble port du guerrier, ni son Ă©blouissante armure, ne peuvent le sauver du trĂ©pas ; le dard, lui traverse les flancs, et le couche sans vie sur lâarĂšne.
Soudain ses gĂ©nĂ©reux frĂšres, nâĂ©coutant plus que leur courage et leur douleur, saisissent leurs Ă©pĂ©es, brandissent leur javelots et courent en aveugles Ă la vengeance. LâarmĂ©e latine sâĂ©branle pour les recevoir : au-devant dâelle se prĂ©cipitent Ă leur tour les phalanges serrĂ©es des Troyens, et les bataillons dâAgylla, et les Arcadiens aux armes colorĂ©es. Ainsi la mĂȘme fureur entraĂźne les deux camps au carnage. Les autels sont renversĂ©s : un nuage de traits sâĂ©lĂšve dans les cieux, et retombe en pluie de fer : de toutes parts volent et les coupes sacrĂ©es et les brandons fumants. Latinus fuit lui-mĂȘme, emportant ses dieux outragĂ©s, vains garants dâun pacte rompu. Lâun attelle son char, lâautre sâĂ©lance sur son coursier ; partout le glaive Ă©tincelle.
Non loir rayonnait, ceint du bandeau royal, un des monarques de lâĂtrurie, le vĂ©nĂ©rable Auleste : Messape, quâindignait une paix timide, pousse contre lui son coursier. Le malheureux prince chancelle en reculant, et tombe Ă la renverse, embarrassĂ© parmi les autels dont sa tĂȘte heurta les dĂ©bris. Messape accourt, lâĆil ardent, la lance en arrĂȘt : vainement le vieux roi supplie ; le vainqueur, du haut de son coursier, lui plonge dans la gorge sa longue javeline et sâĂ©crie triomphant : « Quâil meure ; cette victime plus noble est plus digne des Immortels. » La foule des Latins arrive et dĂ©pouille le cadavre encore palpitant.
Ailleurs, CorynĂ©e sâarme dâun tison ardent enlevĂ© sur lâautel ; et prĂ©venant Ăbuse, qui sâavançait pour le percer, il lui lance au visage le brandon allumĂ© : la longue barbe du Rutule pĂ©tille sous la flamme brillante, et lâodeur qui sâen exhale se rĂ©pand au loin dans les airs. Le Troyen fond Ă lâinstant sur son ennemi troublĂ©, saisit de la main gauche sa blonde chevelure, et, le pressant dâun genou robuste, le tient appliquĂ© sur lâarĂšne : alors se lĂšve le fer impitoyable ; Ăbuse le reçoit dans ses flancs. Tandis quâAlsus, pĂątre guerrier, se prĂ©cipite aux premiers rangs Ă travers mille traits, Podalire se glisse derriĂšre lui, et, le glaive en main, Ă©pie lâinstant de le frapper. Tout Ă coup Alsus se retourne, et, de sa hache qui tombe Ă plomb, lui partage la tĂȘte en deux moitiĂ©s Ă©gales : la cervelle au loin jaillissante inonde les armes du vaincu. Un affreux repos, un sommeil de fer sâappesantissent sur ses yeux ; et ses paupiĂšres se couvrent dâune nuit Ă©ternelle.
Cependant le pieux fils dâAnchise tendait ses bras dĂ©sarmĂ©s ; et, le front dĂ©couvert, il rappelait Ă grands cris ses soldats : « OĂč courez-vous ? quel dĂ©lire subit rallume ainsi la guerre ? Ah ! modĂ©rez ces transports ! Un saint traitĂ© nous lie, et ses lois sont irrĂ©vocables. Moi seul je dois combattre ; laissez-moi lâhonneur de la lutte, et calmez vos alarmes : mon glaive ratifiera la paix. Turnus me doit sa tĂȘte ; ces autels en sont garants. » Il parlait encore ; soudain un dard ailĂ© trav...