LE CHOIX D’ETRE CHRETIEN
MON CHOIX D’ETRE CHRETIEN MALGRE LA
PERSECUTION ET LA GUERRE
Contexte : Liban, septembre 1989. Rafic, jeune journaliste, vient de perdre son meilleur ami, Farid, militaire de l’armée du Général Aoun, mort dans un combat contre l’armée syrienne. Quelques jours après l’enterrement, il rencontre le curé de la paroisse, le Père Georges, à l’occasion de la fête de la Sainte Croix.
Pour la fête traditionnelle de la Sainte Croix, les feux illuminent les collines du Liban depuis la veille. Des Croix sont plantées sur tous les sommets et le feu les éclaire toute la nuit. Mais cette année-là, 1989, la fête fut célébrée discrètement à cause de la guerre de libération du général Aoun contre l’occupation syrienne. Beaucoup de collines étaient, en effet, prises par les militaires. Certaines paroisses décidèrent donc d'éclairer les places des églises et d'organiser une nuit de prière à l'intérieur.
Dans le village de Rafic, l'église était silencieuse, remplie de femmes habillées de noir en signe de deuil familial ou par solidarité avec des voisins. Elles priaient à genoux. Les chapelets égrainés dans la main faisaient un tour complet et même plusieurs. Certaines mères avaient emmené leurs enfants qui, sagement assis à côté d'elles, regardaient avec impatience la Croix du chapelet s'approcher du pouce, annonçant la fin de la prière ou au moins d'une partie… Dans la soirée, Rafic vint prier en silence. Le père Georges lui fit signe de le suivre jusqu'à la sacristie.
– Quand es-tu rentré de Beyrouth ? demanda le prêtre.
– Tout à l'heure.
– J'ai vu ta photo dans le journal quand tu étais chez le patriarche Sfeir, samedi dernier.
– Je suis allé le voir pour lui montrer le bâton et la cape du pèlerin, reçus aux JMJ, avant de les déposer à Notre Dame du Liban lors d’une messe.
– Le pape Jean-Paul II te les a remis à saint Jacques de Compostelle, si j'ai bien compris ?
– Oui, c'est ça. Et je lui ai promis de les déposer à Notre Dame du Liban en signe d'attente de sa venue. Je n'ai pas pu le faire personnellement car la messe tombait le jour de l’enterrement de Farid. Je les ai donc confiés à Gabriel pour pouvoir aller aux funérailles. J'espère ardemment que le Pape visitera le Liban.
– Moi aussi, je le désire de tout mon cœur.
Après un moment de silence, le prêtre reprit la parole :
– Ici dans le village, on est tous affligé par la mort de Farid. Rafic, j'avoue qu'il m'arrive parfois de me demander ce que vaut vraiment de rester chrétien dans ce pays et pourquoi la mort s'acharne et frappe fort sans arrêt ici et là depuis quelques mois. Chaque fois que j'enterre un jeune, j'ai l'impression d'enterrer l'avenir. Je vis des terribles moments de doute !
– Père Georges, vous aussi, vous doutez !
Qu’un croyant parle du doute à un prêtre pour qu'il l’aide à traverser cette crise, cela entre dans le cadre de la mission pastorale. Mais quand le pasteur est assailli par le doute, la situation devient problématique. Le père Georges aimait ce type de questions où il se situait comme témoin parlant de son expérience de foi. Il saisit donc l'occasion et rebondit.
– Et comment, Rafic ! Comment ne pas avoir de doutes ? Mon cœur ne peut être habité par la foi si je m'endors sur des certitudes. Je ne suis pas fort devant la mort car elle balaye mes certitudes. Et je doute de tout !
– Et cela dure-t-il longtemps ?
– Quelques jours, une semaine, voire plus. Mais une chose toute simple me rend la foi après chaque crise de doute. C'est l'image d'un grain de blé. Je pense à cette parole de l'Evangile qui dit que le grain de blé doit mourir en terre pour donner un épi portant une multitude de graines. Cela tempère un peu mon doute, puis la foi me revient.
– Cela m'intéresse beaucoup car je n'en peux plus depuis la mort de Farid !
– Je te comprends parfaitement ! Oh, mon Dieu, que c'est lourd ! C'est insupportable pour moi qui ai baptisé ces enfants et leur ai donné la première communion, d'être là à leurs funérailles. A chaque enterrement d'un jeune, et pour chacun d'eux, je prends une poignée de blé que je place devant l'autel pendant la cérémonie. Puis j'en prends quelques grains que je sème dans des petits pots et je les regarde se transformer jour après jour.
Le père Georges montra à Rafic, dans un coin, des petits pots de différentes tailles dans lesquels germait du blé.
– C'est quelque chose qui m'apaise, continua-t-il. Ils me servent par la suite à décorer l'autel.
– Mais comment ces plantations vous aident à retrouver la foi face à ces dures épreuves ?
– Devant la mort, il n'y a pas de demi-mesure. Soit le néant, soit la vie divine. Soit tout, soit rien. Pourquoi je bascule au final du côté de la foi ? Cela constitue quelque chose que je ne saurais jamais expliquer, mais ce que je fais du reste des graines, c'est possible de le raconter.
– Vous en faites quoi ?
– Je mets le reste de ma poignée de blé avec tout ce qui a été béni et j'en donne au monastère des sœurs pour qu'elles le sèment, qu'elles le récoltent et qu'elles en fassent des hosties. Chaque fois que je célèbre la messe et que je regarde l'hostie issue de ces grains, je me dis que nos jeunes sont maintenant auprès de Dieu et continuent à prier pour nous et à nous accompagner. Ces grains de blé qui deviennent le corps du Christ me remplissent d'espoir. Parfois, en priant devant une hostie, je me rappelle leurs visages comme s'ils étaient tous là, et je me dis que tout cela est vrai et que je les verrai un jour unis dans le Christ. Tu sais, j'ai une faiblesse dans ma foi : j'ai encore besoin de percevoir des éléments sensibles et concrets. Peut-être n'aurai-je jamais le don de la foi pure qui permet de croire sans voir. Mais pour moi, l'hostie est devenue le visage de tous les jeunes que nous avons perdus et de tous les hommes innocents morts uniquement parce qu'ils n'étaient pas de la même religion ou du même avis que leurs assassins.
*
Le père Georges et Rafic sortirent ensemble de la sacristie et se dirigèrent vers quelques jeunes attroupés sur la place de l'église, autour du feu. Une grande Croix était installée pour l'occasion. Devant elle, le feu éclairait la façade en pierres blanches de l'église. Paul, un jeune du quartier, venait d'y fixer, sans autorisation du curé, une banderole des Forces Libanaises, milice chrétienne, sur laquelle était dessinée la Croix formée d'une épée et entourée par l'expression : "En Toi, nous aurons la victoire".
Le père Georges vit le jeune et fut tenté de répéter, comme ça avait été souvent le cas, que l'Eglise rassemble des gens de toutes les appartenances politiques et qu'il serait inapproprié d'afficher sur ses murs des slogans politiques. Mais il préféra l'interpeller. Il regarda la grande affiche en silence. Puis il demanda à Paul ce qu'il pensait de ce qui était écrit dessus. Embarrassé, le jeune expliqua que la Croix était tout simplement un signe de protection. Puis il fit référence à une tradition populaire selon laquelle celui qui avait une relique de la Sainte Croix échappera à toutes les épreuves. Un autre jeune dit avoir lu que c'était une allusion faite à l'empereur Constantin qui, avant sa marche victorieuse sur Rome, avait vu le trophée de la Croix dans le ciel portant l'inscription "Par ce signe, tu vaincras".
Le père Georges, avec la patience d'un éducateur et le sourire d'un père, content de voir ses enfants parler avec lui de questions importantes, reprit la parole :
– Paul, tu as voulu me dire que la Croix du Christ nous protège. Et tu as raison de le dire, car évidemment la Croix nous protège. Mais ce n'est pas de la magie ! Il faut voir comment elle nous protège. Est-ce que tu connais des personnes qui portent des reliques ?
– Oui. Oui, Jamil en avait une qu'il portait autour de son bras !
– Justement, était-il à l'abri des épreuves ?
– Non, il a été blessé lors d'un bombardement mais s'il ne l'avait pas portée il serait mort.
– Alors pourquoi cette protection à demi-mesure ? Pourquoi n'a-t-il pas été entièrement protégé ?
– Je n'en sais rien. C'est vous le prêtre qui devez m'expliquer tout cela et non l'inverse.
Le père Georges mit le petit livre qu'il avait à la main dans la grande poche de sa soutane et répondit.
– D'accord ! Alors écoute-moi. La victoire de la Croix n'est pas de la magie. Si la Croix protégeait de la mort, elle aurait épargné la mort à celui qui l'a portée en premier : le Christ lui-même. Ce n'est pas un objet magique.
– Alors comment la Croix protège-t-elle ?
– La Croix est le signe d'un amour qui se donne jusqu'au bout. Elle est le signe d'une désappropriation totale pour se donner entièrement à l'autre sans retour. Le Christ a donné sa vie pour toi jusqu'à la mort. Lui qui vient de Dieu, il s'est vidé de sa divinité pour devenir semblable aux humains. Et l'Immortel est devenu mortel. C'est illogique, irrationnel, inconcevable, incroyable…, mais pour les chrétiens, c'est vrai et il l'a fait. Et pourquoi ? Uniquement par amour pour tout homme, par amour pour toi et même pour celui que tu hais ou qui ne t'aime pas. Jésus a vécu l'amour jusqu'au bout, jusqu'au pardon des ennemis. Il n'est pas resté dans la mort. Il est ressuscité montrant qu'au regard de Dieu c'est l'amour qui est victorieux et qui nous rapproche de Lui. Car Dieu est Amour !
Avoir une approche non-utilitaire de la religion était difficile pour ces adolescents. Pour eux, la religion doit protéger, donner la victoire, faire réussir dans les affaires…, sinon, elle est inutile.
– Alors, Père, ça ne sert à rien de porter des reliques ! rétorqua l'un deux.
– Je n'ai jamais dit cela. Les reliques te rappellent que l'amour est victorieux en fin de compte, et que, tout ce que tu entreprends doit, toujours et avant tout, l'être dans l'amour.
– Mais l'amour ne protège pas contre une agression. Dire à celui qui porte des armes contre toi que tu l'aimes et que Dieu l'aime ne servirait à rien. Le langage de l'amour serait pour lui complètement hermétique.
– C'est possible. Mais crois-moi : là où il y a un refus de l'amour et de ceux qui le vivent, c'est exactement là qu'il est absolument nécessaire. Tu as raison de me dire que l'amour est fragile et sans arme contre les agressions. C'est vrai ! L'amour est faible comme un nourrisson. Il peut être massacré comme beaucoup d'innocents dans le monde et catégoriquement refusé, condamné et supprimé comme le Christ. Mais en fin de compte, d'après notre foi chrétienne, celui qui vit de l'amour ne meurt pas car il se greffe sur l'Immortel qui est Amour.
– Alors ça ne sert à rien de porter les armes d'après vous, père Georges ? dit Paul. Votre logique est anti-armement. Mais, comme chrétiens, si nous avions appliqué cette logique, nous aurions été exterminés depuis longtemps non seulement au Liban mais aussi au Moyen-Orient et il n'y aurait même pas quelqu'un pour écrire cet idéal sur nos tombes : "Ils se sont fait massacrer car ils croyaient en l'amour…"
– J'avais l'intention de prier un moment et puis d'aller me coucher, mais comme vous m'avez branché sur des sujets intéressants, je n'ai plus sommeil mais j'ai besoin de m'asseoir.
Un jeune partit chercher une chaise à la sacristie. Le père Georges s'approcha du feu crépitant, puis s'assit. Rafic et les jeunes formèrent tous un cercle autour du feu sous la Croix et se turent pour l'écouter.
– C'est plus agréable d'écouter le curé devant l'église que dedans, n'est-ce pas ?
– Non père Georges, vous ne nous ennuyez pas ! dit un jeune.
– C'est vrai ! Il n'y a pas trop de risque de ce côté-là car je ne vous vois pas beaucoup à la messe. Mais je comprends que vous ne trouviez pas votre compte dans nos cérémonies tant que vous n'avez pas trouvé vos vrais désirs de rencontrer le Christ, de venir à un rendez-vous avec quelqu'un qui vous aime, de participer à un repas qui rassasie votre faim et étanche votre soif de vivre. Il faut savoir de quoi chacun de vous a faim et soif. Mais ce n'est pas là le sujet dont j'aimerais vous parler. Je vais revenir sur ce que Paul a dit tout à l'heure.
– Qu'est-ce que j'ai dit comme bêtise ? s'étonna Paul.
– Tu as dit une chose intéressante au sujet de l'existence des chrétiens au Moyen-Orient. C'est vrai que les choses sont tellement complexes qu'il est difficile de les résoudre uniquement par la résistance armée ou par l'am...