Cicéron
Cicéron: Oeuvres Majeures
Traducteur: Jean-Baptiste Gallon-La-Bastide, Désiré Nisard, François-Séraphin Régnier-Desmarais, M. A. Lorquet
ISBN 978-80-273-0202-4
Table des matières
De l’Amitié
INTRODUCTION
J. V. L. LÉLIUS OU DIALOGUE SUR L’AMITIÉ, ADRESSÉ À T. POMPONIUS ATTICUS
De l’Invention
LIVRE PREMIER
LIVRE SECOND
De la Vieillesse
Des suprêmes biens et des suprêmes maux
LIVRE PREMIER: EXPOSITION DE LA MORALE ÉPICURIENNE
LIVRE SECOND: CRITIQUE DE LA MORALE ÉPICURIENNE
Du Destin
Premiers Académiques, Lucullus
Rhétorique
INTRODUCTION.
ARGUMENTS.
LIVRE PREMIER.
LIVRE SECOND.
LIVRE TROISIÈME.
LIVRE QUATRIÈME.
NOTES SUR LA RHÉTORIOUE.
Tusculanes
PRÉFACE DE L’ABBÉ DOLIVET.
LIVRE PREMIER: DE LA MORT.
LIVRE SECOND. DE LA DOULEUR.
LIVRE TROISIÈME. DU CHAGRIN.
LIVRE QUATRIÈME. DES PASSIONS.
LIVRE CINQUIÉME. DE LA VERTU
De l’Amitié
Table des matières
Cicéron
Lélius, ou de l’Amitié
Traduction par Gallon la Bastide.
Œuvres complètes de M. T. Ciceron traduites en français avec le texte en regard, Texte établi par J.V. Le Clerc, Lefèvre, 1821
LÉLIUS,
ou
DE L’AMITIÉ ;
TRADUCTION DE GALLON-LA-BASTIDE
REVUE PAR L’ÉDITEUR.
INTRODUCTION
Table des matières
Ce dialogue fut composé peu de temps après celui de la Vieillesse, que l’auteur cite même dans le préambule, où il établit une espèce de parallèle entre les deux ouvrages. Ici, le principal interlocuteur est C. Lélius, l’ami du second Africain ; il cède à l’empressement de ses gendres C. Fannius et Q. Mucius Scévola, qui veulent l’entendre parler sur l’amitié. La scène se passe quelques jours après la mort de Scipion, l’an de Rome 624, sous le consulat de C. Sempronius Tuditanus et de M’. Aquillius.
Le sujet, dit Middleton d’après Cicéron lui-même, n’était pas supposé. Scévola, qui vécut fort longtemps, et qui prenait plaisir, comme tous les vieillards, à raconter les histoires de sa jeunesse, répétait souvent toutes les circonstances de ce dialogue aux jeunes Romains qui venaient profiter des leçons du savant jurisconsulte ; Cicéron, dont les premières années avaient été confiées à la surveillance et à la direction de Scévola, put retrouver dans sa mémoire les détails de quelque entretien semblable ; et cet ouvrage, qui ne laisserait pas d’être un des plus précieux restes de l’antiquité, quand il passerait pour fabuleux, doit nous faire d’autant plus d’impression qu’il semble nous représenter authentiquement les pensées et le langage des plus grands et des plus vertueux personnages de Rome.
Lélius définit d’abord l’amitié ; il examine ensuite par quels motifs on cherche à se faire des amis, quelle est l’origine de l’amitié, entre quelles personnes elle peut s’établir, quels en sont les lois et les devoirs, et par quels moyens on doit la conserver.
Il serait difficile de donner en peu de mots une analyse exacte et complète de ce dialogue ; car le plan n’en est pas aussi régulier que celui du dialogue sur la Vieillesse. Il a cependant le même intérêt pour nous, et Cicéron l’estimait, puisque, dans le traité des Devoirs, II, 9, il renvoie à cet ouvrage pour ce qu’il aurait à dire de l’amitié. Il paraît que ce grand traité de morale, commencé avant ces deux dialogues, ne fut achevé que lorsqu’ils furent publiés.
Des critiques allemands prétendent que le livre sur l’Amitié est entièrement politique, et qu’il ne s’agit pas ici de l’amitié dans un sens moral, mais des liaisons de parti. Cette opinion est ancienne ; car le baron de Grimm, qui avait étudié sous Ernesti, la soutient en ces termes dans sa Correspondance littéraire, en parlant de la nouvelle traduction de Langlade, mai 1764 : « Il est honteux et incroyable à quel point l’étude des anciens est négligée. Il peut être permis aux femmes et aux gens du monde de prendre le dialogue que Cicéron a inscrit de Amicitia pour un traité sur l’amitié ; mais les gens de lettres ici n’en savent guère davantage, et cela n’est pas pardonnable. Amicitia, du temps de Cicéron, ne signifiait pas tant amitié que parti. Quærere amicitias veut dire, chercher à se jeter dans un parti. Voilà pourquoi Horace (Art poét. v. 167) dit que c’est là l’occupation de l’âge qui suit la jeunesse, parce que c’est l’âge de l’ambition, et que dans les républiques l’ambition regarde avec raison l’appui d’un parti puissant comme essentiel à ses vues. Il est impossible d’entendre le premier mot du traité de Cicéron quand on ne sait pas cela, etc. » Cette opinion, à force d’exagération, devient fausse, et il en est presque toujours ainsi des idées de ce correspondant littéraire des princes d’Allemagne, trop ami de Diderot pour se tenir dans les limites de la vérité. Mais si l’on se contente de dire que Cicéron laisse entrevoir l’homme d’état, même lorsqu’il écrit sur des matières philosophiques ; si l’on remarque, par exemple, que très souvent, dans les livres sur les Devoirs, il enseigne moins la morale absolue, que les moyens d’arriver par une vie pure et honorable à cette considération et à cette estime, dont les distinctions sociales, les hautes dignités et la gloire sont le prix ; si l’on ajoute que dans le dialogue sur l’amitié, l’amitié politique tient aussi quelque place, rien ne sera plus juste que ces observations. L’erreur est de dire que c’est là tout le but du philosophe. Qu’on lise ici la définition de l’amitié, chap. 6, et qu’on veuille bien la comparer avec celle du critique, on verra jusqu’à quel point il faut le croire. Il y a même très peu d’endroits dans tout l’ouvrage (chap. 12, 21, etc.) qui aient pu conduire à cette interprétation si générale et si exclusive. Cicéron y appelle Atticus son ami, et c’est à ce titre qu’il lui adresse son traité sur l’amitié ; Atticus n’était d’aucun parti.
Platon, dans le Lysis ; Aristote, au Liv. VII des Morales ; Plutarque (περὶ πολυφιλίας, πῶς ἄν τις διακρ. τ.κ.τ.φ.) ; Lucien, dans son Toxaris, ont parlé de l’amitié. Qui n’a pas lu ce beau chapitre de Montaigne où l’amitié est si éloquente ? Louis de Sacy, écrivain élégant et pur, connu par sa traduction des Lettres de Pline, fit paraître en 1702 un traité méthodique de l’Amitié, divisé en trois Livres. Dans le premier, il développe la nature de l’amitié, les qualités nécessaires aux amis, les précautions à prendre dans le choix que l’on en fait ; le second explique les devoirs de l’amitié, leurs justes bornes, leur subordination aux autres devoirs ; le dernier regarde les ruptures, les moyens de les prévenir, la conduite qu’on doit tenir quand on ne peut les éviter, les obligations dont les amis vivants sont chargés envers les amis qui ne sont plus. Un style correct et facile, des détails pleins de grâce, des sentiments doux et affectueux, auraient dû soutenir la réputation de cet ouvrage. Il est dédié à madame de Lambert, qui fit elle-même un traité de l’Amitié, publié en 1736, trois ans après sa mort, par Saint-Hyacinthe, auteur du Chef-d’œuvre d’un inconnu. Ce traité, dit Voltaire, fait voir qu’elle méritait d’avoir des amis. Sacy et madame de Lambert ont aussi écrit tous deux sur la gloire. C’était à Cicéron qu’il convenait d’en parler ; mais le traité de la Gloire est perdu.
Je regrette de ne pouvoir donner ici une idée plus étendue de ces divers ouvrages sur l’amitié ; j’en citerai dans les notes quelques fragments.
J. V. L. LÉLIUS OU DIALOGUE SUR L’AMITIÉ, ADRESSÉ À T. POMPONIUS ATTICUS
Table des matières
I. Quintus Mucius Scévola l’augure avait coutume de raconter avec beaucoup de mémoire et d’agrément une infinité de choses de son beau-père C. Lélius, à qui, sans hésiter, il donnait toujours le nom de sage. Lorsque je pris la robe virile, mon père me mit sous la protection de Scévola d’une manière si spéciale, que, tant que je pouvais, et qu’il m’était permis, je ne quittais jamais les côtés de ce vieillard. Je gravais dans mon esprit ses raisonnements pleins de justesse, ses sentences courtes et ingénieuses, et je tâchais de m’enrichir de ses lumières et de sa sagesse. Après sa mort, je m’attachai à Scévola le pontife, que je ne crains pas de regarder comme un des hommes les plus éclairés et les plus vertueux de son siècle : mais j’en parlerai ailleurs ; je ne m’occupe ici que de l’augure. Je me souviens, entre autres choses, qu’assis un jour dans son hémicycle suivant sa coutume, au milieu d’un petit nombre d’amis avec lesquels je me trouvais chez lui, il vint à parler d’une nouvelle qui faisait alors le sujet de presque toutes les conversations. Vous n’avez pas oublié sans doute, Atticus, et vous devez vous en souvenir d’autant mieux que vous fréquentiez beaucoup P. Sulpicius, vous n’avez pas oublié l’étonnement et les murmures du public, lorsque Sulpicius, alors tribun du peuple, déclara une haine mortelle au consul Q. Pompée, avec qui il avait été lié d’une amitié si étroite. Scévola, étant donc tombé sur ce sujet, nous rapporta ce que Lélius avait dit sur l’amitié devant lui et son autre gendre C. Fannius, fils de Marcus, peu de jours après la mort de Scipion l’Africain(1). J’ai retenu les principales idées de leur entretien, et je les expose ici en me permettant seulement de les revêtir de mes expressions. Je les fais parler eux-mêmes, pour éviter les répétitions de, dis-je, dit-il, et donner plus de vie au discours en mettant, pour ainsi dire, les personnages sous les yeux.
Vous m’avez souvent engagé, Atticus, à écrire sur l’amitié : un tel sujet m’a paru digne à la fois, et de la curiosité publique, et de l’intimité qui nous unit. Je me suis donc sans peine décidé, sur vos exhortations, à faire un ouvrage qui pourra être utile à plusieurs. Dans le Traité de la Vieillesse qui vous est adressé, j’ai choisi le vieux Caton pour interlocuteur, parce que personne ne m’a paru plus propre à parler de cet âge, que celui dont la vieillesse avait été si longue et si florissante. De même dans ce livre, d’après l’amitié mémorable qui exista entre P. Scipion et C. Lélius, j’ai cru devoir mettre dans la bouche de ce dernier la dissertation sur l’amitié que Scévola se souvenait de lui avoir entendu faire. Ce genre de discours, ainsi étayé de l’autorité des anciens, quand ce sont des hommes illustres, semble, je ne sais comment, avoir plus de gravité. Moi-même, lorsque je lis mon Traité de la Vieillesse, je me fais quelquefois illusion jusqu’à croire que c’est Caton qui parle, et non pas moi. Dans ce livre, un vieillard écrivait sur la vieillesse à un autre vieillard ; dans celui-ci, c’est le plus tendre ami qui écrit sur l’amitié à son ami : là, c’est Caton qui parle, l’homme le plus sage et presque le plus vieux de son temps ; ici, c’est Lélius, également célèbre par sa sagesse et par la gloire de l’amitié, qui raisonne sur l’amitié. Ne pensez plus à moi maintenant pour n’entendre que Lélius.
C. Fannius et Q. Mucius Scévola se rendent chez leur beau-père après la mort de l’Africain ; ils ouvrent le discours ; Lélius continue : leur discussion roule tout entière sur l’amitié. En la lisant, vous allez vous y reconnaître vous-même.
II. — Fannius. Oui, sans doute, Lélius : jamais homme ne fut plus grand ni plus vertueux que l’Africain. Mais à présent, n’en doutez pas, tous les regards se portent sur vous ; c’est à vous seul qu’on croit devoir donner le nom de sage. De nos jours, Caton a obtenu ce titre. Nous apprenons que nos pères le donnèrent aussi à L. Attilius ; mais l’un et l’autre le mérita pour une raison différente : Attilius le dut à sa profonde connaissance du droit civil ; Caton, à sa grande expérience, à sa prévoyance admirable, à la fermeté, à l’éloquence qu’il avait souvent fait briller au forum comme dans le sénat : de là vint, dans sa vieillesse, le surnom de sage qu’on s’accoutumait à lui donner. Pour vous, un autre motif encore vous l’a fait obtenir : ce n’est pas seulement à votre caractère et à vos qualités naturelles, c’est aussi à vos études et à vos principes que vous le devez ; et si on vous le donne, ce n’est pas dans le sens du vulgaire, c’est dans celui des gens instruits, et comme il ne convient à aucun homme de la Grèce ; car ceux qui raffinent sur cette matière le refusent aux sept sages eux-mêmes. À Athènes, un seul homme le mérita, et c’est celui que l’oracle d’Apollon déclara le plus sage. Votre sagesse, à vous, de l’aveu de tout le monde, est celle qui consiste à ne dépendre que de soi, et à s’élever, par la seule vertu, au-dessus de tous les événements humains. On me demande donc, et à Scévola aussi, je pense, de quelle manière vous supportez la mort de l’Africain ; on nous le demande surtout, depuis qu’aux dernières nones, nous étant tous rendus dans les jardins de l’augure D. Brutus pour nos conférences ordinaires, vous ne vous y êtes point trouvé, vous qui, à pareil jour, n’aviez jamais manqué de remplir un tel devoir.
— Scévola. Oui, Lélius, beaucoup de gens me font cette demande, comme vous l’a dit Fannius ; et je réponds que vous supportez avec modération, comme j’ai cru m’en apercevoir, la douleur que vous a causée la mort d’un ami aussi cher et d’un personnage aussi illustre ; que vous n’êtes pas assez insensible pour n’en être point affecté ; mais que si vous n’avez pas assisté à notre assemblée des dernières nones, la cause en est au dérangement de votre.santé, et non à l’excès de votre affliction.
— Lélius. Vous avez raison, Scévola. Je n’ai pas dû, pour une perte qui m’est particulière, manquer à un devoir que j’ai toujours rempli avec zèle quand ma santé me l’a permis ; et je ne pense pas que, dans aucun cas, un homme grave doive interrompre ses fonctions. Pour vous, Fannius, lorsque vous dites qu’on m’accorde une gloire à laquelle je ne prétends point, et où je ne puis me reconnaître, c’est l’amitié qui vous fait ainsi parler ; mais il me semble que vous ne rendez pas à Caton toute la justice qu’il mérite. Ou il n’y a jamais eu de sage, comme je le croirais plutôt, ou, s’il en a existé quelqu’un, c’est Caton. Pour ne citer de lui qu’un seul trait, comment supporta-t-il la mort de son fils ? J’avais ouï parler de Paul-Émile ; j’avais vu Gallus ; mais ils n’avaient perdu que des enfants, et Caton avait vu mourir un fils déjà illustre. Gardez-vous donc bien de mettre personne au-dessus de lui, non pas même celui qu’Apollon déclara le plus sage. Si celui-ci est célèbre par ses paroles, Caton l’est par ses actions.
III. Je vous réponds maintenant à tous les deux ; voici ce que vous devez penser de moi. Si je disais que je n’ai pas été affecté de la mort de Scipion, ce serait aux sages à voir jusqu’à quel point je serais digne de leurs éloges ; mais certainement je mentirais. Oui, je suis vivement touché de la perte d’un tel ami, d’un ami comme il n’y en aura jamais, je crois, et comme, j’ose l’assurer, il n’y en a jamais eu. Mais je n’ai besoin des consolations de personne ; j’en trouve assez en moi-même, et la plus grande me vient de ce que je suis exempt d’une erreur qui en tourmente tant d’autres, lorsqu’ils viennent à perdre leurs amis. Je ne pense point que la mort soit un mal pour Scipion : s’il y en a, ce n’est que pour moi. Or, s’affliger de ses propres maux, est amour de soi, et non pas amitié. Qui osera dire que Scipion ait eu à se plaindre de sa destinée ? À moins de désirer l’immortalité, ce qui n’entra jamais dans son esprit, à quoi l’homme peut-il aspirer, où il ne soit parvenu ? Dès son enfance, il fit concevoir de lui, à ses concitoyens, les plus hautes espérances, et il les surpassa ensuite, dans sa jeunesse, par la plus éclatante vertu. Il ne demanda jamais le consulat, et il fut deux fois consul ; d’abord, avant l’âge prescrit(2), puis en son temps et presque trop tard pour la république. Il vainquit et renversa les deux villes qui étaient les plus dangereuses ennemies de cet empire, et nous délivra par là des guerres présentes et futures. Que dirai-je de ses mœurs si faciles, de sa piété filiale envers sa mère, de sa libéralité à l’égard de ses sœurs, de sa bonté pour les siens, de sa justice envers tous ? Ce sont des choses qui vous sont connues ; et le deuil de ses funérailles a prouvé combien il était cher aux Romains. Eh ! quel plaisir aurait-il eu de vivre quelques années de plus ? Quoique la vieillesse ne soit pas à charge, comme je me souviens que Caton, un an avant sa mort, nous le prouva à Scipion et à moi ; cependant elle éteint cette vigueur dont Scipion jouissait encore. Non, rien n’a manqué ni à sa vie, ni à sa fortune, ni à sa gloire. La promptitude de sa mort(3) lui en a ôté le sentiment. On ne sait que dire de ce genre de mort ; vous savez ce que le public en soupçonne. Ce qu’il est permis de dire avec vérité, c’est qu’entre les jours les plus beaux et les plus heureux pour Scipion, le plus glorieux, sans doute, a été la veille de sa mort, lorsque les pères conscrits, le peuple romain, les alliés et les peuples du Latium le reconduisirent en triomphe du sénat à sa maison : il semble qu’après ce jour il n’a pu descendre dans les demeures souterraines, et que ce haut degré de gloire était déjà un pas vers les cieux.
IV. En effet, je ne partage nullement l’opinion de ceux qui se sont mis tout récemment à soutenir que l’âme périt avec le corps, et que la mort détruit tout l’homme. J’en crois de préférence le témoignage des anciens et celui de nos pères qui ont rendu aux morts des honneurs religieux ; ce qu’ils n’eussent point fait assurément, s’ils n’avaient été persuadés de l’immortalité de l’âme ; j’en crois ces philosophes qui vécurent autrefois en Italie, et qui éclairèrent la Grande-Grèce), aujourd’hui déchue, alors si florissante, de leurs préceptes et de leur doctrine ; j’en crois l’autorité de celui que l’oracle d’Apollon déclara le plus sage des hommes : on ne voyait point Socrate hésiter et varier sur ce point comme sur la plupart des autres ; mais il soutenait constamment que nos âmes sont des substances divines ; qu’en sortant des corps, elles prennent leur essor vers le ciel, et que cet essor est d’autant plus rapide, qu’elles ont été plus justes et plus pures. Scipion pensait de même : peu de jours avant sa mort, comme s’il en avait eu le pressentiment, en présence de Philus, de Manilius, et de plusieurs autres (vous y étiez aussi venu avec moi, Scévola), il discourut pendant trois jours sur la république ; et il finit par les preuves de l’immortalité de l’âme, telles, disait-il, que le premier Africain les lui avait exposées dans un songe où il lui apparut(5). Or, s’il est vrai que l’âme de l’homme de bien s’échappe plus facilement de la prison et des liens du corps, quelle âme a pris vers les cieux un vol plus rapide que celle de Scipion ? Je craindrais donc, en m’attristant d’un tel événement, de montrer plus d’envie que d’amitié. S’il était vrai, au contraire, que l’âme périt avec le corps, et que tout sentiment s’éteignît pour jamais, la mort ne serait pas plus un mal qu’un bien, et ce serait absolument comme si l’on n’avait point vécu : la vie de Scipion n’en sera pas moins pour nous et pour Rome, tant qu’elle existera, un sujet d’allégresse. Il n’a donc point, je le répète, à se plaindre de sa destinée ; et sa mort n’a été un mal que pour moi, qui aurais dû le premier sortir de la vie, comme j’y étais entré le premier. Toutefois je jouis tant par le souvenir de notre ancienne amitié, que ma vie me semble fortunée, puisque je l’ai passée avec lui : tout a été commun entre nous, les soins domestiques et les affaires publiques ; même maison à Rome, même camp à la guerre ; et ce qui fait surtout la force de l’amitié, nous n’eûmes jamais qu’une même volonté, que les mêmes affections, les mêmes sentiments. Aussi, je vous l’avouerai, je suis beaucoup moins flatté de cette réputation de sagesse dont vient de me parler Fannius, surtout ne la méritant pas, que de l’espoir que notre amitié vivra à jamais dans la mémoire des hommes. Cette pensée est d’autant plus chère à mon cœur, que toute la suite des siècles passés nous offre à peine trois ou quatre exemples d’une véritable amitié. J’espère que, sous ce rapport, l’amitié de Scipion et de Lélius ne sera pas ignorée de la postérité.
— Fannius. Ce que vous espérez, Lélius, ne peut manquer d’arriver. Mais puisque vous en êtes sur l’amitié, et que nous en avons le loisir, vous me ferez un extrême plaisir, ainsi qu’à Scévola, je pense, de nous communiquer vos idées et vos principes sur l’amitié, comme vous le faites sur toute autre chose, quand nous vous en prions.
— Scévola. Oui, sans doute, ce sera un extrême plaisir pour moi, et j’allais vous en prier, lorsque Fannius m’a prévenu. Vous ferez donc en cela une chose qui nous sera fort agréable à tous les deux.
V. — Lélius. Je le ferais sans peine si je m’en sentais les moyens ; car le sujet est beau, et nous en avons le Loisir, comme dit Fannius. Mais qui suis-je, moi, et quels sont mes talents ? C’est assez la coutume des savants, et principalement des Grecs, de traiter ainsi sur-le-champ tous les sujets qu’on leur propose. Cette tâche est difficile ; et, pour la remplir, il ne faut pas être médiocrement exercé. Je suis donc d’avis que vous vous adressiez à ceux qui font métier de ces discussions, pour savoir tout ce qu’on peut dire sur l’amitié. Pour moi, je ne puis que vous exhorter à la préférer à tout dans la vie. Rien n’est en effet plus conforme à notre nature, rien n’est plus utile dans la bon...