LâĂnĂ©ide
Table des matiĂšres
LIVRE PREMIER.
LIVRE SECOND.
LIVRE TROISIĂME.
LIVRE QUATRIĂME.
LIVRE CINQUIĂME.
LIVRE SIXIĂME.
LIVRE SEPTIĂME.
LIVRE HUITIĂME.
LIVRE NEUVIĂME.
LIVRE DIXIĂME.
LIVRE ONZIĂME
LIVRE DOUZIĂME
LIVRE PREMIER.
Table des matiĂšres
Je chante les combats, et ce hĂ©ros, qui, long-temps jouet du Destin, aborda le premier des champs de Troie aux plaines dâItalus, aux rivages de Lavinie. Objet de la rigueur du Ciel et du long courroux de lâaltiĂšre Junon, mille dangers lâassaillirent sur la terre et sur lâonde ; mille hasards Ă©prouvĂšrent sa valeur, avant quâil pĂ»t fonder son nouvel empire, et reposer enfin ses dieux au sein du Latium : du Latium, noble berceau des Latins, des monarques dâAlbe, et de la superbe Rome.
Muse, rĂ©vĂšle-moi les causes de ces grands Ă©vĂ©nements. Dis quelle divinitĂ© sâarma pour venger son offense ; pourquoi, dans sa colĂšre, la reine des dieux soumit Ă de si rudes travaux, prĂ©cipita dans de si longs malheurs, un prince magnanime et religieux. Entre-t-il tant de haine dans lâĂąme des immortels !
Sur le rivage que lâAfrique oppose Ă lâItalie, loin des lieux oĂč le Tibre se jette dans les mers, sâĂ©levait autrefois Carthage, antique colonie des enfants dâAgĂ©nor, citĂ© fameuse par ses richesses, citĂ© fĂ©conde en belliqueux essaims. Junon la prĂ©fĂ©rait, dit-on, au reste de la terre : Samos eut moins dâattraits pour elle. Câest lĂ quâĂ©taient ses armes, câest lĂ quâĂ©tait son char : lĂ , si le sort lâeĂ»t permis, son amour eĂ»t transportĂ© le trĂŽne de lâunivers. Mais les oracles lâavaient instruite que du sang Troyen sortirait une race illustre qui renverserait un jour les remparts de Carthage : quâissu dâAssaracus, un peuple-roi, dominateur du monde, et fier arbitre des combats, viendrait briser le sceptre de la Libye : que les Parques filaient dĂ©jĂ ces immuables destinĂ©es. Aux alarmes de la DĂ©esse se joint le souvenir de cette guerre implacable, que jadis elle alluma sous les murs dâIlion pour ses Grecs favoris. Le temps nâa point encore effacĂ© de son Ăąme les causes de son dĂ©pit jaloux et ses cruels ressentiments : le jugement de PĂąris et lâinjurieux arrĂȘt qui flĂ©trit sa beautĂ©, lâenlĂšvement de GanymĂšde, et les honneurs prodiguĂ©s Ă ce sang quâelle dĂ©teste, nourrissent au fond de son cĆur une Ă©ternelle blessure. Aigrie par ces noirs dĂ©plaisirs, sa fureur poursuit de mers en mers les restes de Pergame, Ă©chappĂ©s aux vengeances des Grecs et de lâimplacable Achille. Sans cesse elle ferme lâAusonie Ă leurs nefs vagabondes ; et depuis sept hivers, ils erraient en butte aux tempĂȘtes sur la vaste Ă©tendue des eaux. Tant devait ĂȘtre pĂ©nible lâenfantement de la grandeur romaine !
Ă peine les Troyens, abandonnant les ports de la Sicile, dĂ©ployaient gaiement sur les ondes leurs voiles fugitives, et fendaient de leurs proues dâairain les vagues Ă©cumantes, quand Junon, couvant dans son Ăąme ses immortels chagrins : « Moi cĂ©der ! Moi vaincue ! Le chef dâune horde proscrite toucherait les champs du Latium ! Ainsi lâordonnent les destins ! Quoi ! Pallas, pour lâerreur dâun moment, pour lâaveugle dĂ©lire du seul fils dâOĂŻlĂ©e, Pallas a pu mettre en feu les vaisseaux des Grecs, engloutir vivants leurs soldats ! Elle a pu, lançant elle-mĂȘme du sein des nues les traits brĂ»lants de Jupiter, exterminer leur flotte, et bouleverser les mers sous les vents conjurĂ©s ! Elle a pu saisir le coupable tout percĂ© des coups de la foudre et vomissant la flamme, lâenvelopper dans un noir tourbillon, et le clouer mourant Ă la pointe dâun rocher ! Et moi, qui marche lâĂ©gale du souverain des dieux ! moi, la sĆur et lâĂ©pouse du maĂźtre du tonnerre, je lutte en vain depuis tant dâannĂ©es contre une race sacrilĂšge ! Eh ! qui croira dĂ©sormais au pouvoir de Junon ? qui daignera porter encore Ă mes autels son encens et ses vĆux ? »
Ainsi la fille de Saturne roulait dans son cĆur enflammĂ© ses sinistres projets. Soudain elle vole aux plages Ăoliennes, sombre patrie des orages, mugissante demeure des impĂ©tueux autans. Câest lĂ que rĂšgne Ăole : lĂ , dans un antre immense, il asservit Ă son pouvoir les vents tumultueux et les tempĂȘtes grondantes : lĂ son bras les enchaĂźne, et les tient enfermĂ©s sous des voĂ»tes profondes. En vain ils frĂ©missent indignĂ©s autour de leurs barriĂšres, et font retentir la montagne de leur bruyant murmure : assis, le sceptre en main, sur une roche escarpĂ©e, lâaustĂšre Ăole contient leur fougue, et tempĂšre leur courroux. Sans le frein qui les maĂźtrise, ils entraĂźneraient dans leur course rapide la terre, les mers, et les cieux confondus, et les emporteraient dans les airs en affreux tourbillons ; mais craignant ces ravages, le souverain de lâunivers les relĂ©gua dans des cavernes tĂ©nĂ©breuses, entassa dâĂ©normes montagnes sur leurs noirs cachots, et leur choisit un roi, qui, rĂ©gi lui-mĂȘme par des lois immuables, sĂ»t au grĂ© dâun dieu plus puissant, ou leur serrer les rĂȘnes, ou les lĂącher Ă leur furie. Devant lui Junon suppliante abaisse en ces mots son orgueil :
« Ăole, toi que lâarbitre suprĂȘme des mortels et des dieux chargea de gouverner les vents, de soulever les flots, ou dâapaiser leur rage ! un peuple ennemi de ma gloire fend les mers de TyrrhĂšne, portant au sein du Latium llion et ses PĂ©nates vaincus. DĂ©chaĂźne lâaquilon ; disperse, abĂźme leurs poupes odieuses, et couvre au loin les ondes de leurs dĂ©bris Ă©pars. Quatorze Nymphes remplies dâattraits font lâornement de ma cour : la plus aimable est DeĂŻopĂ©e : si tu sers mes vengeances, je lâunis pour toujours Ă ton sort par un doux hymĂ©nĂ©e. Compagne de ta couche immortelle, elle te rendra pĂšre dâune brillante postĂ©ritĂ©. »
« Reine auguste, rĂ©pond Ăole, câest Ă vous dâordonner, Ă moi dâobĂ©ir. Si jâai quelque empire en ces lieux, si le sceptre ennoblit mes mains, si Jupiter mâhonore de sa faveur, je ne le dois quâĂ vous. Par vous je siĂšge aux banquets de lâOlympe ; par vous les vents et les tempĂȘtes grondent ou se taisent Ă ma voix. »
Il dit ; et dâun revers de sa lance, il frappe le flanc de la roche caverneuse. Elle sâouvre : aussitĂŽt lâessaim turbulent se prĂ©cipite en foule de sa prison bĂ©ante, et souffle au loin sur la terre le trouble et le ravage. Lâouragan fond sur les mers : lâAuster, lâEurus, et les vents de lâAfrique, si fĂ©conds en orages, bouleversent lâOcĂ©an dans ses profonds abĂźmes, et roulent dâĂ©normes vagues sur la plage Ă©cumante. Soudain se confondent et les cris des matelots et le sifflement des cordages. DâĂ©paisses tĂ©nĂšbres ont dĂ©robĂ© le jour aux regards des Troyens : une nuit affreuse se rĂ©pand sur les eaux : les cieux tonnent, lâair en feu brille de mille Ă©clairs : tout prĂ©sente aux nochers tremblants la mort prĂȘte Ă les frapper.
Ă cette horrible image, ĂnĂ©e frissonne, glacĂ© dâeffroi. Il gĂ©mit ; et les bras Ă©tendus vers la voĂ»te cĂ©leste, il exhale en ces mots sa douleur : « Heureux, hĂ©las ! heureux cent fois, ceux que le sort des batailles moissonna sous les yeux paternels, au pied des murs de la superbe Troie ! Ă le plus vaillant des Grecs, gĂ©nĂ©reux fils de TydĂ©e ! que nâai-je succombĂ© sous tes coups, dans les champs dâIlion ! que nâai-je expirĂ© de ta main dans ces plaines, oĂč le fier Hector tomba percĂ© de la lance dâAchille ; oĂč pĂ©rit le grand Sarpedon ; oĂč le SimoĂŻs roule entassĂ©s dans ses ondes et les boucliers, et les casques, et les corps de tant de hĂ©ros ! »
Comme il parlait ainsi, lâAquilon siffle, la tempĂȘte frappe de front la voile, et soulĂšve les flots jusquâaux nues. La rame crie, et se rompt : la proue tremblante se dĂ©tourne ; et son flanc reste en butte Ă la violence des eaux. Soudain les vagues sâenflent en liquides montagnes ; les uns pĂąlissent, suspendus au sommet des flots ; les autres, Ă travers lâonde qui sâentrouvre, dĂ©couvrent avec terreur le fond des mers : lâarĂšne agitĂ©e bouillonne sous les eaux. EmportĂ©s par lâAutan, trois vaisseaux Ă©chouent sur des rocs invisibles, vastes Ă©cueils de lâonde, fameux sous le nom dâAutels, et dont le dos immense sâĂ©tend et se cache Ă fleur dâeau. Trois autres, dĂ©plorable spectacle ! lancĂ©s contre les Syrtes par lâimpĂ©tueux Eurus, sâenfoncent dans leurs sables perfides, et sâengloutissent dans la vase. Un septiĂšme portait les Lyciens et le fidĂšle Oronte : sous les yeux mĂȘme dâĂnĂ©e, une lame Ă©norme fond sur la poupe, la submerge ; et le pilote entraĂźnĂ© par le flot qui retombe, roule la tĂȘte baissĂ©e au fond de lâabĂźme. Vain jouet de lâonde en furie, trois fois la nef a tournĂ© sur elle-mĂȘme, et lâavide tourbillon dĂ©vore enfin sa proie. On aperçoit de loin en loin quelques infortunĂ©s, luttant sur le gouffre immense : autour dâeux flottent, confusĂ©ment Ă©pars, et les armures des guerriers, et les bancs des rameurs, et les richesses de Troie. DĂ©jĂ le puissant navire dâIlionĂ©e, dĂ©jĂ celui du gĂ©nĂ©reux Achate, câĂ©tait la nef qui portait le vaillant Abas, et celle que montait le vĂ©nĂ©rable AlĂ©tĂšs, vont succombant sous lâeffort de la tourmente : leurs flancs entrouverts boivent par torrents lâonde ennemie ; et leurs ais dĂ©sunis Ă©clatent de toutes parts.
Cependant le bruit de lâOcĂ©an qui gronde, le choc affreux des vents dĂ©chaĂźnĂ©s et des mers bondissantes, parvient jusquâĂ Neptune. ProfondĂ©ment Ă©mu, le dieu sâĂ©lance de son trĂŽne dâazur, et lĂšve au-dessus des ondes sa tĂȘte majestueuse. Il voit les vaisseaux dâĂnĂ©e dispersĂ©s au loin sur les flots ; il voit les Troyens Ă©perdus, assaillis par les vagues et foudroyĂ©s par les carreaux cĂ©lestes. Ă sa colĂšre, Ă sa vengeance, Neptune reconnaĂźt sa sĆur. Il appelle Eurus et ZĂ©phyre, et son courroux les gourmande en ces termes : « Race insolente ! qui vous inspira tant dâaudace ? Quoi ! sans mon ordre, troubler le ciel et la terre, soulever lâOcĂ©an, bouleverser mon empire ! TĂ©mĂ©raires ! je devrais⊠Mais calmons les flots agitĂ©s. Ă lâavenir, un autre chĂątiment saura punir vos attentats. Fuyez, et portez ces paroles Ă votre roi : Ce nâest point Ă lui quâappartient le sceptre des mers, le redoutable trident : câest Ă moi seul que le sort lâa remis. Ăole a pour domaines les rocs immenses dont vous habitez les cavernes : quâil domine, jây consens, dans ce palais sauvage : mais que son pouvoir sâarrĂȘte au seuil de vos prisons. »
Il dit ; et dâun mot il apaise les vagues irritĂ©es, dissipe les nuages, et rend aux cieux les doux rayons du jour. CymothoĂ©, Triton, unissant leurs efforts, dĂ©gagent les navires de leurs roches aiguĂ«s. Le dieu lui-mĂȘme les soulĂšve de son trident, et ouvre devant eux les vastes bancs de sable qui les arrĂȘtent. Il aplanit les eaux ; et dâune roue lĂ©gĂšre, son char effleure Ă peine la surfaces des ondes. Ainsi, quand la discorde Ă©clate au sein des citĂ©s populeuses, et souffle ses fureurs Ă la tourbe mutinĂ©e ; soudain volent en sifflant les brandons et les pierres : tout fournit des armes Ă leur aveugle rage. Mais si, dans lâardeur du tumulte, un personnage, dont la sagesse et les services commandent le respect, se prĂ©sente aux sĂ©ditieux ; les factions se taisent, on sâarrĂȘte, et, lâoreille, attentive, on Ă©coute : il parle ; et sa voix imposante calme les esprits et subjugue les cĆurs. Ainsi tomba tout-Ă -coup ce long fracas des mers, sitĂŽt que le Dieu, promenant ses regards sur les flots, et rasant lâonde azurĂ©e sous un ciel sans nuages, eut abandonnĂ© les rĂȘnes Ă ses coursiers, et fait voler son char sur la plaine humide.
ĂpuisĂ©s de fatigues, les Troyens dirigent pĂ©niblement leur course vers les plages voisines ; et les vents les conduisent aux rivages de la Libye. Au sein dâune baie profonde sâouvre un bassin immense.. Une Ăźle en dĂ©fend les approches, et forme un port naturel. Ses flancs battus des mers brisent la vague mugissante ; et lâonde quâils partagent, fuit Ă lâentour par deux gorges Ă©troites. Sur lâun et lâautre bord se prolongent des rochers Ă©normes, dont la cime sourcilleuse semble menacer le ciel : sous leur vaste abri, le flot dort immobile. Au penchant de ces monts, dâĂ©paisses forĂȘts se dĂ©ploient en double amphithĂ©Ăątre ; et leur noir ombrage prolonge au loin sur les eaux sa tĂ©nĂ©breuse horreur. Au fond du golfe, sous des roches pendantes, un antre frais offre un rĂ©duit paisible : des sources limpides lâarrosent en murmurant, et des siĂšges taillĂ©s dans le roc invitent au doux repos : câest la retraite des nymphes. LĂ , pour braver la tempĂȘte, la nef nâattend point que le cĂąble lâenchaĂźne : lâancre Ă la dent recourbĂ©e nây mord point le rivage.
Câest dans ces lieux tranquilles que le hĂ©ros se rĂ©fugie : sept vaisseaux lâaccompagnent, seul dĂ©bris de sa nombreuse flotte. EnchantĂ©s de revoir la terre, les Troyens sâĂ©lancent des navires, embrassent avec transport la rive implorĂ©e si longtemps, et se reposent sur lâarĂšne, tout trempĂ©s encore de lâĂ©cume des mers. Ă lâinstant mĂȘme Achate, frappant les veines dâun caillou, en fait jaillir une Ă©tincelle ; un lit de feuilles la reçoit : le feu sâallume ; il sâĂ©tend, il dĂ©vore son aride aliment, et sâĂ©lĂšve en flamme ondoyante. On tire alors des vaisseaux et les instruments de CĂ©rĂšs et ses trĂ©sors quâa souillĂ©s lâonde amĂšre. Le besoin pressant ranime leurs forces Ă©puisĂ©es ; et le grain sauvĂ© du naufrage pĂ©tille Ă lâardeur des brasiers, ou crie sous la pierre qui le broie.
Cependant ĂnĂ©e gravit le sommet dâun roc ; et de lĂ , ses regards inquiets parcourent au loin lâimmensitĂ© des mers : heureux, sâil pouvait dĂ©couvrir ses nefs Ă©garĂ©es par lâorage, les galĂšres phrygiennes ou la birĂšme dâAnthĂ©e, la voile de Capys ou la poupe que dĂ©corent les armes de CaĂŻcus ! Rien ne sâoffre Ă ses yeuxâŠ. rien ! Mais il aperçoit Ă ses pieds trois cerfs errant sur le rivage : derriĂšre eux marche un nombreux troupeau, paissant Ă travers les vallĂ©es. Ă cette vue, le hĂ©ros sâarrĂȘte : il saisit son arc et ses flĂšches rapides, ses flĂšches que portait le fidĂšle Achate ; et soudain, malgrĂ© lâorgueil de leur antique ramure, ces chefs au front superbe tombent sous ses coups. Ensuite, volant sur leur timide escorte, ses traits poursuivent la troupe agile Ă travers les taillis Ă©pais ; et lâarc vainqueur ne se repose, quâaprĂšs avoir immolĂ© sept Ă©normes victimes, dont le nombre Ă©gale celui des vaisseaux. Alors ĂnĂ©e revient au port, et partage entre ses guerriers le tribut des forĂȘts. Il y joint les flots dâun vin pur, dont le gĂ©nĂ©reux Aceste avait enflĂ© leurs outres sur le bord Sicilien, lorsquâils sâĂ©loignĂšrent de ce monarque hospitalier. Puis sa voix paternelle console en ces mots leurs ennuis :
« Chers compagnons ! nous avons fait depuis long-temps lâapprentissage du malheur. De plus rudes assauts nâont pas lassĂ© notre constance : les dieux mettront un terme Ă cette nouvelle Ă©preuve. Vous avez affrontĂ© la rage de Scylla, et ses gouffres mugissants ; vous avez vu, sans pĂąlir, lâantre affreux des Cyclopes : rappelez votre courage, et bannissez de sinistres terreurs ; un jour peut-ĂȘtre ces souvenirs auront pour vous des charmes. Câest Ă travers mille hasards, Ă travers dâĂ©ternels orages, que nous cherchons le Latium ; mais les destins nous y promettent des demeures paisibles : lĂ doit ressusciter lâempire dâIlion. Armez-vous de persĂ©vĂ©rance ; et rĂ©servez-vous, amis, pour des temps plus prospĂšres. »
Tels Ă©taient ses discours ; mais de mortels soucis le dĂ©vorent en secret : ses yeux feignent lâespoir ; son Ăąme renferme une douleur profonde. Toutefois le peuple sâempresse autour de son butin, et le banquet sâapprĂȘte. La biche dĂ©pouillĂ©e montre Ă nu ses entrailles ; ici, le fer tranchant la divise en larges quartiers ; lĂ , des axes mobiles en tournent sur le feu les chairs encore palpitantes. Plus loin fume sur le rivage lâairain bouillant des chaudiĂšres, et la flamme attisĂ©e lâembrasse en pĂ©tillant. BientĂŽt la joie du festin ranime les convives ; et couchĂ©s sur la molle verdure, ils savourent Ă loisir la liqueur de Bacchus, et les prĂ©sents de la chasse. Quand lâabondance a fait taire le cri du besoin, quand les tables sont desservies, chacun donne de longs regrets aux compagnons quâil a perdus. On espĂšre, on craint tour-Ă -tour. Respirent-ils encore ? ou, dĂ©jĂ couverts des ombres du trĂ©pas, nâentendent-ils plus la voix qui les appelle ? ĂnĂ©e surtout, ĂnĂ©e gĂ©mit : tantĂŽt il pleure en secret le puissant Amycus, ou le vaillant Oronte ; tantĂŽt il redemande aux dieux lâinfortunĂ© Lycus, et le brave Gyas, et le valeureux Cloanthe.
Ainsi le jour sâĂ©coule. Cependant Jupiter, assis sur le trĂŽne des cieux, contemplait lâimmense OcĂ©an et ses lointains rivages, les vastes contrĂ©es de la terre et les citĂ©s nombreuses qui couvrent sa surface. Du haut de la voĂ»te Ă©thĂ©rĂ©e, ses regards sâarrĂȘtent sur la Libye, et considĂšrent les empires Ă©pars sur les bords Africains. Tandis que sa pensĂ©e pĂšse le sort des nations, VĂ©nus, belle de sa tristesse et des larmes touchantes qui baignent ses yeux divins, VĂ©nus lâaborde en soupirant : « Ă vous, dont lâĂ©ternelle sagesse rĂ©git la destinĂ©e des mortels et des dieux ! vous dont la foudre Ă©pouvante le monde ! quel si noir attentat peut vous armer contre mon fils ? Quâont pu faire les Troyens, pour mĂ©riter votre vengeance ? HĂ©las ! aprĂšs tant dâinfortunes, faut-il Ă cause de lâAusonie leur fermer lâunivers ? De leur sang devait sortir un jour un peuple de hĂ©ros ; un jour, dans le long cours des siĂšcles, les Romains triomphants, nobles rejetons de Teucer, devaient ranger la terre et lâonde sous leurs lois souveraines : telles Ă©taient vos promesses. Ă mon pĂšre ! qui vous a fait changer ? Du moins ce doux espoir me consolait du dĂ©sastre de Troie, et de sa chute lamentable ; Ă ses malheurs passĂ©s, jâopposais sa gloire Ă venir. Mais le sort, toujours inflexible, poursuit encore Pergame jusque dans ses dĂ©bris. Quel terme, dieu puissant, marquez-vous Ă nos revers ? AntĂ©nor, Ă©chappĂ© Ă la furie des Grecs, a pu sâouvrir un passage au fond du golfe dâlllyrie, pĂ©nĂ©trer sans obstacles Ă travers les champs des Liburnes, et franchir ces sources fameuses, dâoĂč le Timave roulant Ă grand bruit des montagnes par neuf canaux divers, sâenfle en mer orageuse, et couvre au loin les campagnes de ses flots mugissants. Il a pu, malgrĂ© cent pĂ©rils, fonder sur les plages Italiques les remparts de Padoue, y fixer les Troyens vainqueurs, et dotant dâun nom impĂ©rissable sa nouvelle patrie, y suspendre en trophĂ©e les armes dâIlion. Maintenant paisible, il goĂ»te au sein du calme les douceurs du repos. Et nous, nous vos enfants, nous que votre amour appelle aux honneurs de lâOlympe, on nous proscrit, ĂŽ honte ! lâabĂźme engloutit nos vaisseaux ; et victimes dâune aveugle haine, nous errons sans espoir loin des rivages du Latium. VoilĂ donc le prix de nos hommages ! câest donc ainsi quâon remet le sceptre en nos mains ! »
Alors, avec ce front. serein qui chasse les tempĂȘtes et rend le calme Ă la nature, lâauteur des hommes et des dieux sourit Ă la belle VĂ©nus, effleure doucement ses lĂšvres dâun baiser paternel, et charme en ces mots ses douleurs : « Rassurez-vous, ĂŽ CythĂ©rĂ©e ! le sort de vos Troyens chĂ©ris demeure irrĂ©vocable. Oui, vous verrez les murs de Lavinie, ces murs promis par les oracles ; et conduit par vous-mĂȘme au sĂ©jour cĂ©leste, le grand ĂnĂ©e viendra sâasseoir parmi les Immortels ; mes dĂ©crets sont immuables. Mais si tant de soins vous agitent, je vais lever pour vous le voile de lâavenir, et dĂ©roulant Ă vos yeux les pages du destin, vous en expliquer les mystĂšres. De sanglants combats Ă©prouveront en Italie la vaillance dâĂnĂ©e. Maints peuples indomptables flĂ©chiront sous ses armes : maintes contrĂ©es barbares lui devront des mĆurs et des villes. Ainsi les Latins sous ses lois verront fleurir trois printemps : ainsi les Rutules sous son joug verront blanchir trois hivers. AprĂšs lui le jeune Ascagne, maintenant fier du nom dâIule, et quâon nommait Ilus aux jours de la gloire dâIlion, Ascagne remplira de son rĂšgne le cours de trente annĂ©es. Fondateur dâAlbe-la-Longue, il y transportera son trĂŽne, et ceindra de vastes remparts le nouveau siĂ©ge de son empire. LĂ , durant trois siĂšcles entiers, les neveux dâHector commanderont Ă lâAusonie. Alors une reine-prĂȘtresse, Ilia, fĂ©condĂ©e par Mars, enfantera deux jumeaux. Ardent nourrisson dâune louve, dont il portera pour parure la dĂ©pouille sauvage, Romulus saisira le sceptre, bĂątira la citĂ© de Mars, et nommera les Romains de son nom glorieux. Les Romains ! je ne mets point de bornes, je ne mets point de terme Ă leur puissance : leur empire doit ĂȘtre Ă©ternel. Junon mĂȘme, lâinflexible Junon, qui fatigue aujourdâhui de ses plaintes jalouses la terre, lâonde et les cieux, Junon dĂ©posera sa haine, et secondant mes desseins, protĂ©gera dans Rome la maĂźtresse de lâunivers. Telle est ma volontĂ©. Un temps viendra dans la durĂ©e des Ăąges, oĂč les fils dâAssaracus renverseront les murs dâAchille, asserviront la superbe MycĂšnes, et domineront Ă leur tour sur Argos humiliĂ©e. Enfin naĂźtra CĂ©sar, gĂ©nĂ©reux sang de Dardanus ; CĂ©sar, dont les conquĂȘtes sâĂ©tendront jusquâĂ lâOcĂ©an, et dont la t renommĂ©e sâĂ©lĂšvera jusquâaux astres ; le grand CĂ©sar, hĂ©ritier du grand nom dâIule. Un jour, libre dâalarmes, vous le recevrez dans les cieux, chargĂ© des dĂ©pouilles de lâOrient ; et, nouveau demi-dieu, les vĆux des mortels monteront jusquâĂ lui. Alors sâenfuira devant la douce paix le dĂ©mon sanglant des batailles. AstrĂ©e, Vesta, sous un nouveau Quirinus, sous un RĂ©mus nouveau, ramĂšneront lâĂąge dâor. Le t temple de la guerre, ce temple au seuil redoutable, sera fermĂ© de cent cĂąbles de fer. Au-dedans, la Discorde impie, assise sur un amas de lances brisĂ©es, et les bras chargĂ©s de mille nĆuds dâairain, lâĆil horrible, et la bouche sanglante, rugira dâune impuissante rage. »
Il dit ; et du haut de lâOlympe, il envoie sur la terre le divin fils de MaĂŻa, pour disposer Carthage en faveur des Troyens, et leur ouvrir dans ses nouveaux remparts un asile hospitalier : Didon, ignorant le destin qui les conduit, pourrait leur fermer son empire. Soudain Mercure a pris son vol ; et sillonnant dâune aile rapide le vaste ocĂ©an des airs, il touche bientĂŽt le rivage Africain. DĂ©jĂ sont accomplies les volontĂ©s de Jupiter : le fier Tyrien dĂ©pouille, Ă la voix du Dieu, son farouche orgueil ; la reine surtout conçoit pour un peuple malheureux des sentiments de paix, et lui prĂ©pare un favorable accueil.
Cependant le sage ĂnĂ©e roulait dans la nuit silencieuse mille pensĂ©es diverses. Ă peine a lui la douce aurore, il sâarrache au repos, et songe Ă visiter ces contrĂ©es nouvelles pour lui. Sur quels bords lâa jetĂ© la tempĂȘte ? Ces lieux, quâil voit incultes, ont-ils pour hĂŽtes des humains ou des monstres sauvages ? Il brĂ»le de sâen instruire, et dâĂ©clairer ses compagnons par un rapport fidĂšle. Dâabord il met sa flotte Ă couvert dans lâenfoncement des bois, sous un rocher caverneux, oĂč des chĂȘnes touffus la protĂšgent du noir rempart de leur ombre. Ensuite il sâavance lui-mĂȘme accompagnĂ© du seul Achate, et la main armĂ©e de deux javelots, munis dâun large fer. Soudain, au milieu de ces bois, VĂ©nus se prĂ©sente Ă son fils. CachĂ©e sous les traits dâune vierge de Sparte, VĂ©nus en a les grĂąces, le port, et les armes : moins belle est Harpalice, fatigant un coursier rapide sur les monts de la Thrace, et devançant dans sa course le vol agile de lâEurus. On voit flotter sur les Ă©paules de la DĂ©esse le carquois lĂ©ger des chasseurs : les vents se jouent dans ses cheveux Ă©pars ; et sa robe, que relĂšve un nĆud dâor, sâouvre en plis ondoyants au-dessus dâun genou dâalbĂą...