Journal de ce qui s’est passé
à la tour du temple pendant la captivité de Louis
XVI
Roi de France
J. B. Cléry
J’ai servi pendant cinq mois le roi et son auguste famille dans la tour du Temple ; et, malgré la surveillance des officiers municipaux qui en étaient les gardiens, j’ai pu cependant, soit par écrit, soit par d’autres moyens, prendre quelques notes sur les principaux événements qui se sont passés dans l’intérieur de cette prison.
En classant ces notes en forme de journal, mon intention est plutôt de fournir des matériaux à ceux qui écriront l’histoire de la fin malheureuse de l’infortuné Louis XVI, que de composer moi-même des mémoires : je n’en ai ni le talent ni la prétention.
Seul témoin continuel des traitements injurieux qu’on a fait souffrir au roi et à sa famille, je puis seul les écrire et en attester l’exacte vérité ; je me bornerai donc à présenter les faits dans tous leurs détails, avec simplicité, sans aucune réflexion et sans partialité.
Quoiqu’attaché depuis l’année 1782 à la famille royale, et témoin, par la nature de mon service, des événements les plus désastreux pendant le cours de la révolution, ce serait sortir de mon sujet, que de les décrire : ils sont pour la plupart recueillis dans différents ouvrages. Je commencerai donc ce journal à l’époque du 10 août 1792, jour affreux, où quelques hommes renversèrent un trône de quatorze siècles, mirent leur roi dans les fers, et précipitèrent la France dans un abîme de malheurs.
J’étais de service auprès de M. le Dauphin6 à l’époque du 10 août. Dès le matin du 9, l’agitation des esprits était extrême ; des groupes se formèrent dans tout Paris, et l’on apprit avec certitude aux Tuileries le plan des conjurés. Le tocsin devait sonner à minuit dans toute la ville, et les Marseillais, réunis aux habitants du faubourg Saint-Antoine, devaient aussitôt marcher pour assiéger le château. Retenu par mes fonctions dans l’appartement du jeune prince et auprès de sa personne, je n’ai connu qu’en partie ce qui s’est passé à l’extérieur ; je ne rendrai compte que des événements dont j’ai été témoin pendant cette journée où l’on vit tant de scènes différentes, même dans le palais
Le 9 au soir, à huit heures et demie, après avoir fait le coucher de M. le Dauphin, je sortis des Tuileries, pour chercher à connaître l’opinion publique. Les cours du château étaient remplies d’environ huit mille gardes nationaux de différentes sections, disposés à défendre le roi. J’allai au Palais-Royal dont je trouvai presque toutes les issues fermées : des gardes nationaux y étaient sous les armes, prêts à marcher aux Tuileries pour soutenir les bataillons qui les avaient précédés ; mais une populace agitée par les factieux remplissait les rues voisines, et ses clameurs retentissaient de toutes parts. Je rentrai au château vers onze heures par les appartements du roi. Les personnes de sa cour et celles de son service s’y rassemblaient avec inquiétude. Je passai dans l’appartement de M. le Dauphin, d’où un instant après j’entendis sonner le tocsin et battre la générale dans tous les quartiers de Paris. Je restai dans le salon jusqu’à cinq heures du matin avec madame de St Brice, femme de chambre du jeune prince. À six heures, le roi descendit dans les cours du château, et passa en revue les gardes nationaux et les Suisses qui jurèrent de le défendre. La reine et ses enfants suivaient le roi. On entendit dans les rangs quelques voix séditieuses ; elles furent bientôt étouffées par les cris mille fois répétés de Vive le Roi ! Vive la Nation !
L’attaque des Tuileries ne paraissant pas encore prochaine, je sortis une seconde fois, et je suivis les quais jusqu’au Pont-Neuf. Je rencontrai partout des rassemblements de gens armés dont les mauvaises intentions n’étaient pas douteuses ; ils portaient des piques, des fourches, des haches, des croissants. Le bataillon des Marseillais marchait dans le plus grand ordre avec ses canons, mèche allumée : il invitait le peuple à le suivre, pour l’aider, disait-il, à faire déloger le tyran, et proclamer sa déchéance à l’Assemblée nationale. Trop certain de ce qui allait se passer, mais ne consultant que mon devoir, je devançai ce bataillon, et regagnai aussitôt les Tuileries. Un corps nombreux de gardes nationaux en sortait en désordre par la porte du jardin vis-à-vis le Pont Royal. La douleur était peinte sur le visage de la plupart d’entre eux. Plusieurs disaient : « Nous avons juré ce matin de défendre le roi, et, au moment où il court le plus grand danger, nous l’abandonnons. » Les autres, du parti des conspirateurs, injuriaient, menaçaient leurs camarades, et les forçaient à s’éloigner. Les bons se laissèrent ainsi dominer par les séditieux, et cette faiblesse coupable, qui jusque-là avait produit tous les maux de la révolution, fut encore le commencement des malheurs de cette journée.
Après bien des tentatives pour pénétrer dans le palais, je fus reconnu par le Suisse d’une des portes, et je parvins à entrer. J’allai sur le champ à l’appartement du roi, et je priai quelqu’un de son service d’instruire Sa Majesté de tout ce que j’avais vu et entendu.
À sept heures, les inquiétudes augmentèrent par la lâcheté de plusieurs bataillons qui abandonnaient successivement les Tuileries. Ceux des gardes nationaux qui restaient à leur poste, au nombre de quatre ou cinq cents, montrèrent autant de fidélité que de courage ; ils furent placés indistinctement avec les Suisses dans l’intérieur du palais, aux différents escaliers, et à toutes les issues. Ces troupes avaient passé la nuit sans prendre aucune nourriture, je m’empressai, avec d’autres serviteurs du roi, de leur porter du pain et du vin, en les encourageant à ne point abandonner la famille royale. Ce fut alors que le roi donna le commandement de l’intérieur de son palais à MM. le maréchal de Mailly, le duc du Châtelet, le comte de Puységur, le baron de Vioménil, le comte d’Hervilly, le marquis du Pujet7, etc. Les personnes de la cour et du service furent distribuées dans différentes salles, après avoir juré de défendre jusqu’à la mort la personne du roi. Nous étions environ trois ou quatre cents, mais sans autres armes que des épées ou des pistolets.
À huit heures, le danger devint plus pressant. L’Assemblée législative tenait ses séances dans le bâtiment du Manège donnant sur le jardin des Tuileries : le roi lui avait adressé plusieurs messages pour lui faire part de la position où il se trouvait, et l’inviter à nommer une députation qui l’aidât de ses conseils ; l’assemblée, quoique l’attaque du château se préparât sous ses yeux, n’avait fait aucune réponse.
Quelques instants après, on vit entrer le département de Paris et plusieurs municipaux, ayant à leur tête Roederer, alors procureur-général-syndic. Rœderer, sans doute d’accord avec les conjurés, engagea vivement Sa Majesté à se rendre avec sa famille à l’assemblée : il assura que le roi ne pouvait plus compter sur la garde nationale ; et que, s’il restait dans son palais, ni le département, ni la municipalité de Paris ne répondaient plus de sa sûreté. Le roi l’écouta sans émotion, il rentra dans sa chambre avec la reine, les ministres et un petit nombre de personnes, et bientôt après il en sortit pour se rendre avec sa famille à l’assemblée. Il était entouré d’un détachement de Suisses et de gardes nationaux. De toutes les personnes du service, madame la princesse de Lamballe, et madame la marquise de Tourzel, gouvernante des enfants de France, eurent seules la permission de suivre la famille royale. Madame de Tourzel, pour ne pas quitter le jeune prince, fut obligée de laisser aux Tuileries mademoiselle sa fille, âgée de dix-sept ans, au milieu des soldats. Il était alors près de neuf heures.
Forcé de rester dans les appartements, j’attendais avec terreur la suite de la démarche du roi : j’étais aux fenêtres qui donnent sur le jardin. Il y avait déjà une demi-heure que la famille royale était à l’assemblée, lorsque je vis sur la terrasse des Feuillants quatre têtes placées sur des piques, que l’on portait du côté du lieu des séances du Corps législatif. Ce fut là, je crois, le signal de l’attaque du château, car au même instant un feu terrible de canon et de mousqueterie se fit entendre. Les balles et les boulets criblaient le palais. Le roi n’y étant plus, chacun ne s’occupa que de sa propre sûreté ; mais toutes les issues étaient fermées, et une mort certaine nous attendait. Je cours de toutes parts : déjà les appartements et les escaliers étaient jonchés de morts ; je me détermine à sauter sur la terrasse par une des fenêtres de l’appartement de la reine. Je traverse rapidement le parterre pour gagner le Pont-Tournant. Un gros de Suisses, qui m’avait précédé, se ralliait sous les arbres. Placé entre deux feux, je revins sur mes pas pour gagner l’escalier neuf de la terrasse du bord de l’eau : je voulus sauter sur le quai, le feu continuel qui partait du Pont Royal m’en empêcha. Je m’avançai du même côté jusqu’à la porte du jardin de Monsieur le Dauphin ; là, des Marseillais qui venaient de massacrer plusieurs Suisses, les dépouillaient. L’un d’eux vint à moi, une épée sanglante à la main : « Comment, citoyen, me dit-il, tu es sans armes ? Prends cette épée, aide-nous à tuer. » Un autre Marseillais s’en empara. J’étais en effet sans armes, et vêtu d’un simple frac ; si quelque chose eût indiqué que j’étais de service au château, je n’eusse pas échappé.
Quelques Suisses poursuivis se réfugièrent dans une écurie peu distante de là, moi-même je m’y cachai : ces Suisses furent bientôt massacrés à mes côtés. Aux cris de ces malheureuses victimes, le maître de la maison, M. le Dreux, accourut : je profitai de cet instant pour entrer chez lui, et, sans me connaître, M. le Dreux et sa femme m’engagèrent à rester, jusqu’à ce que le danger fût passé. J’avais dans ma poche quelques lettres, des journaux à l’adresse du prince royal et une carte d’entrée aux Tuileries sur laquelle étaient écrits mon nom et la nature de mon service ; ces papiers auraient pu me faire reconnaître : j’eus à peine le temps de les jeter. Aussitôt une troupe armée vint visiter la maison pour s’assurer si des Suisses n’y étaient point cachés ; M. le Dreux me dit de faire semblant de travailler à des dessins placés sur une grande table. Après une recherche inutile, ces hommes, les mains teintes de sang, s’arrêtèrent pour raconter froidement leurs assassinats. Je restai dans cet asile depuis dix heures du matin jusqu’à quatre heures du soir, ayant sous les yeux le spectacle des horreurs qui se commirent sur la place de Louis XV. Des hommes assassinaient, d’autres coupaient la tête des cadavres ; des femmes, oubliant toute pudeur, les mutilaient, en arrachaient des lambeaux, et les portaient en triomphe. Pendant cet intervalle, madame de Rambaud, femme de chambre de Monsieur le Dauphin, qui n’avait échappé qu’avec peine au massacre des Tuileries, vint aussi se réfugier dans cette maison ; quelques signes que nous nous fîmes nous engagèrent au silence. Les fils de nos hôtes, qui dans ce moment arrivèrent de l’Assemblée nationale, nous apprirent que le roi, suspendu de ses fonctions, était gardé à vue avec la famille royale dans la loge du rédacteur du Logographe, et qu’il était impossible d’approcher de sa personne.
Je résolus alors d’aller retrouver ma femme et mes enfants, dans une maison de campagne, à cinq lieues de Paris, que j’habitais depuis plus de deux ans ; mais les barrières étaient fermées, et je ne devais pas abandonner madame de Rambaud. Nous convînmes de prendre la route de Versailles, où elle demeurait ; les fils de nos hôtes nous accompagnèrent. Nous traversâmes le pont de Louis XVI, couvert de cadavres nus, déjà putréfiés par la grande chaleur ; et, après bien des dangers, nous sortîmes de Paris par une brèche qui n’était point gardée.
Dans la plaine de Grenelle, nous fûmes rencontrés par des paysans à cheval qui crièrent de loin en nous menaçant de leurs armes : « Arrête, ou la mort ! » L’un d’eux, me prenant pour un garde du roi, me coucha en joue et allait tirer sur moi, lorsqu’un autre proposa de nous conduire à la municipalité de Vaugirard. « Il y en a déjà une vingtaine, disait-il, l’abatis sera plus grand. » Arrivés à la municipalité, nos hôtes furent reconnus : le maire m’interrogea.
– Pourquoi dans le danger de la patrie n’es-tu pas à ton poste ? Pourquoi quittes-tu Paris ? Cela annonce de mauvaises intentions.
– Oui, oui, cria la populace, en prison, les aristocrates ! En prison !
– C’est précisément, répondis-je, parce que je voulais me rendre à mon poste, que vous m’avez rencontré sur la route de Versailles, où je demeure ; c’est là qu’est mon poste, comme c’est ici le vôtre.
On interrogea aussi madame de Rambaud : nos hôtes assurèrent que nous disions la vérité, et l’on nous délivra des passeports. Je dois rendre grâce à la Providence de n’avoir pas été conduit à la prison de Vaugirard : on venait d’y enfermer vingt-deux gardes du roi, que l’on conduisit ensuite à l’Abbaye, où ils furent massacrés le 2 septembre suivant.
De Vaugirard à Versailles, des patrouilles de gens armés nous arrêtèrent à chaque instant pour vérifier nos passeports. Je conduisis madame de Rambaud chez ses parents, et je partis aussitôt pour me rendre au sein de ma famille. La chute que j’avais faite en sautant par une fenêtre des Tuileries, la fatigue d’un voyage de douze lieues, et mes réflexions douloureuses sur les déplorables événements qui venaient de se passer, m’accablèrent tellement, que j’eus une fièvre très forte. Je gardai le lit pendant trois jours ; mais, impatient de savoir le sort du roi, je surmontai mon mal, et revins à Paris.
Le 13 au soir, j’appris à mon arrivée que la famille royale, après avoir été retenue depuis le 10 aux Feuillants, venait d’être conduite au Temple ; que le roi avait fait choix pour son service de M. de Chamilly son premier valet de chambre, et que M. Huë, huissier de la chambre du roi, et destiné à la place de premier valet de chambre de M. le Dauphin, devait servir ce jeune prince. Madame la princesse de Lamballe, madame la marquise de Tourzel et mademoiselle Pauline de Tourzel avaient accompagné la reine. Les dames Thibaut, Bazire, Navarre et St Brice, femmes de chambre, avaient suivi les trois princesses et le jeune prince.
Je perdis alors tout espoir de continuer mes fonctions auprès de M. le Dauphin, et j’allais retourner à la campagne, lorsque, le sixième jour de la détention du roi, je fus informé que l’on avait enlevé dans la nuit toutes les personnes qui étaient dans la tour auprès de la famille royale, et qu’après les avoir interrogées au Conseil de la Commune de Paris, on les avait conduites à la prison de la Force, excepté M. Huë qui fut ramené au Temple pour servir le roi. On chargea Pétion, alors maire de Paris, d’indiquer deux autres personnes. Instruit de ces dispositions, je résolus de tenter tous les moyens de reprendre mon service auprès du jeune prince. Je me présentai chez Pétion : il me dit que, faisant partie de la maison du roi, je n’obtiendrais pas l’agrément du conseil général de la Commune ; je citai M. Huë qui venait d’être envoyé par ce même conseil pour servir le roi ; il promit d’appuyer un mémoire que je lui remis ; mais j’observai qu’il était nécessaire, avant tout, qu’il fit part au roi de ma démarche. Deux jours après, il écrivit à Sa Majesté en ces termes :
« Sire, Le valet de chambre attaché au prince royal depuis son enfance demande à continuer son service auprès de lui ; comme je crois que cette proposition vous sera agréable, j’ai accédé à son vœu, etc. »
Sa Majesté répondit par écrit qu’elle m’agréait pour le service de son fils ; en conséquence, je fus mené au Temple ; on me fouilla, on me donna des avis sur la manière dont on prétendait que je devais me conduire, et le même jour, 26 août, à huit heures du soir, j’entrai dans la tour.
Il me serait difficile de décrire l’impression que fit sur moi la vue de cette auguste et malheureuse famille. Ce fut la reine qui m’adressa la parole, et après des expressions pleines de bonté, « Vous servirez mon fils, ajouta-telle, et vous vous concerterez avec M. Huë pour ce qui nous regarde. » J’étais tellement oppressé, qu’à peine je pus répondre.
Pendant le souper, la reine et les princesses, qui depuis huit jours étaient sans leurs femmes, me demandèrent si je pourrais peigner leurs cheveux ; je répondis que je ferais tout ce qui leur serait agréable. Un officier municipal s’approcha de moi, et me dit d’un ton assez haut d’être plus circonspect dans mes réponses. Je fus effrayé de ce début.
Les premiers huit jours que je passai au Temple, je n’eus aucune communication avec l’extérieur. M. Huë était seul chargé de recevoir et de demander les choses nécessaires pour la famille royale ; je la servais indistinctement et conjointement avec lui. Mon service auprès du roi se bornait à le coiffer le matin, et à rouler ses cheveux le soir. Je m’aperçus que j’étais sans cesse observé par les officiers municipaux ; un rien leur donnait de l’ombrage ; je me tins sur mes gardes, afin d’éviter quelque imprudence qui m’aurait infailliblement perdu.
Le 2 septembre il y eut beaucoup de fermentation autour du Temple. Le roi et sa famille descendirent comme à l’ordinaire pour se promener dans le jardin ; un officier municipal qui suivait le roi dit à un de ses collègues : « Nous avons mal fait de consentir à les promener cet après-dîner. » J’avais remarqué dès le ma...