Les formes élémentaires de la vie narfec

Une ethnologie des "rangés"

Jean Caze

• Éditeur: Books on Demand
• Année: 2020
• Imprimer l'ISBN: 9782322237272
• ISBN de l'eBook: 9782322246830
• Édition: 1
• Sujet: Sciences sociales
• Sujet: Sociologie

Résoudre quelques-unes des énigmes posées par les cadres matériels et symboliques qui régissent la Narféquie, rare société contemporaine encore méconnue de l'ethnologie, tel est le défi de Jean Caze.Plongé dans une société qui le fascine autant qu'elle l'interroge, Jean Caze, à la fois indigène et ethnologue, tente ici d'en décrire les réalités, partageant avec le lecteur ses impressions et ses analyses. Première approche d'une société fort complexe, cette monographie n'en aborde pas tous les aspects, mais pose les jalons structurels de sa compréhension.

TROISIEME PARTIE

FORMER PAR LA FORME

PRAXIS ET PROCESSUS DE
NORMALISATION DES CORPS

LA TOILETTE : UN RITUEL
QUI MODELE

Nous avons largement expliqué jusque là le fonctionnement de la société narfec et arrivé en ce point, il pourrait être reproché à l’ethnologue que je suis, d’accorder bien plus d’importance à ce qui s’impose aux individus qui composent cette société (et qui s’apparente à un rapport de force) qu’à leur façon de l’appréhender. A travers l’analyse de la toilette et plus généralement des actes les plus quotidiens, je souhaite que le lecteur retienne que la simple réalisation ou l’accomplissement de ces tâches constitue déjà une adhésion à la norme et donc une participation et une reconnaissance du pouvoir de la forme.

Lors de mes entretiens, j’ai noté que pour les Narfecs, le lever n’est pas reconnu comme un moment agréable. Pierre a ainsi “la tête dans le cul”. Simone se dit quant à elle “dans le pâté”. Pour ces Narfecs là, il semble bien souvent que l’esprit et le corps soient partagés entre le désir de rester dans le monde du sommeil et l’obligation d’entamer une nouvelle journée. Cette phase entre-deux, dangereuse parce que potentiellement molle, est donc encadrée par la réalisation de rituels d’ablutions qui assurent la transition.

Afin de réaliser leur toilette, les Narfecs se dénudent entièrement. Cette nudité ne les gêne pas tant qu’aucun observateur extérieur ne s’aventure à dépasser la porte d’entrée de la salle de bains. Suite aux nombreux refus que j’ai essuyé, j’ai compris qu’il était nécessaire pour observer les rituels de toilette de l’intérieur que je paye de ma personne. Je me suis donc mouillé, menant un corps à corps dans l’espace restreint qu’accorde le bac à douche. C’est ainsi que j’ai accepté les termes d’un contrat tacite me liant aux informateurs en prenant pour tâche de leur frotter le dos. Afin de me distancier et d’éviter que l’encre ne coule, j’ai décrit ces observations sur mes carnets de terrain après leur réalisation. Aujourd’hui ces notes me permettent d’en tirer des analyses objectives.

Au lever, à l’instar de Simone, nombre de Narfecs sont « dans le pâté ». Cette expression culinaire ne signifie pas qu’ils s’engluent de cette préparation molle à demi-molle composée bien souvent de morceaux de porc écrasés. Les Narfecs ont arrêté de se graisser la patte pour se nettoyer, préférant aujourd’hui l’usage de l’eau et du savon. Nombre d’entre eux débutent donc leur journée par une douche. Une fois entrés dans le bac, les pieds posés sur la faïence froide, le rideau de douche est tiré. Ce geste vient clore matériellement et symboliquement cette phase qui les raccordait au monde moelleux du sommeil. Dans un premier temps, ils arrosent d’eau leur propre corps puis, une fois trempé, celui-ci est savonné puis arrosé de nouveau afin d’être rincé. Ces étapes s’achèvent par un séchage à la serviette puis par l’habillement.

Si l’on considère le vocabulaire associé à cette pratique que j’ai relevé dans les entretiens, la toilette consiste, dans un premier temps, en une opération qui vise à enlever les éléments considérés comme relevant de la disgrâce afin de devenir propre. Ainsi, les Narfecs se décrassent, se désencrassent ou désincrustent. Ces opérations de débarrassage des scories nous laissent envisager que tout se passe comme si libérer ses pores permettait de se libérer aussi du sentiment d'être porc.

Si la toilette permet de rendre le corps net, en conformité avec ses attentes personnelles comme avec celles de la société, c'est que ce nettoyage est médiatisé par l’usage du savon de Barreseille. Nous pensons, qu’au-delà des considérations hygiéniques, la réalisation de la toilette assure un passage, dont le savon de Barreseille est le garant. Ainsi, plus encore que laver, le savon, par sa forme, sert à rappeler au corps le monde matériel et la perception sociale qui lui est associée. Le savon de Barreseille, dur et compact, symbole de la force et de la puissance, assure et ritualise ainsi le passage de la condition moelleuse vers celle de la solidité et du raffermissement. On se lave donc pour entrer aussi conforme que possible dans cette nouvelle journée régie par l’ordre rectangulaire.

De nombreux Narfecs éprouvent un certain plaisir au cours de ce rituel quotidien de préparation, qui leur est imposé dès leur naissance. Certains même prennent un temps plus que pragmatiquement nécessaire pour effectuer ces opérations. Ceux-ci semblent alors montrer un intérêt particulier pour le résultat final du rituel, en prenant encore un temps supplémentaire pour observer dans un miroir, à distance variable, l’effet réel ou fantasmé de ces opérations sur leur corps.

L’ALIMENTATION

Le processus de la barquette

Les changements intervenus au cours du siècle dernier ont amené de nombreux Narfecs à se loger dans des habitations plus restreintes qu’auparavant et pour la plupart érigées en hauteur. Nous avons évoqué précédemment les appartements, sans expliquer que certains pouvaient se situer au 6ème, soit à une hauteur de quinze mètres. Ces situations de hauteur et/ou de restriction des espaces dédiés aux activités humaines ont éloigné les Narfecs des sols et, de ce fait, la réalisation des tâches nécessaires à la production alimentaire est aujourd’hui effectuée par des groupes particuliers : les agriculteurs, les éleveurs, les transformateurs, les intermédiaires.

Une fois arrivés à terme de leur maturation biologique chez les agriculteurs ou les éleveurs, les matières agricoles et carnées sont confiées à d’autres groupes professionnels dont la fonction est de transformer les végétaux ou animaux en produits. Les animaux destinés à la consommation peuvent à ce titre servir d’exemple. Transportés viv...

Table des matières

• Epigraphe
• Sommaire
• Préface
• Introduction
• Première partie
• Deuxième partie
• Troisième partie
• Bibliographie
• Page de copyright