Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale
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Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale

Un essai considéré par Simone Weil comme son oeuvre principale.

  1. 80 pages
  2. French
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Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale

Un essai considéré par Simone Weil comme son oeuvre principale.

À propos de ce livre

RÉSUMÉ : Dans "Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale", Simone Weil explore les dynamiques profondes qui sous-tendent la liberté et l'oppression dans les sociétés modernes. Cet essai, considéré par Weil elle-même comme son oeuvre principale, s'attache à déchiffrer les mécanismes sociaux et politiques qui conduisent à l'aliénation de l'individu. Weil s'interroge sur la nature du pouvoir et ses effets sur la condition humaine, tout en examinant les structures sociales qui perpétuent l'injustice et la domination. L'auteur s'appuie sur une analyse rigoureuse de l'histoire et de la philosophie pour proposer une réflexion critique sur les systèmes de pouvoir. Elle met en lumière la manière dont les institutions, bien qu'elles prétendent souvent servir le bien commun, peuvent en réalité devenir des instruments d'oppression. Weil invite à repenser les fondements de la société pour y réintroduire une véritable justice sociale et une liberté authentique. En s'appuyant sur des exemples historiques et des arguments philosophiques, elle propose une vision audacieuse et radicale de ce que pourrait être une société réellement équitable. Ce texte reste une lecture essentielle pour ceux qui s'intéressent aux questions de justice sociale, de pouvoir et de liberté. L'AUTEUR : Simone Weil, née le 3 février 1909 à Paris, est une philosophe, mystique et militante politique française dont l'oeuvre a marqué le XXe siècle. Issue d'une famille juive agnostique, elle bénéficie d'une éducation intellectuelle riche et variée. Élève brillante, elle intègre l'École normale supérieure où elle se lie d'amitié avec Simone de Beauvoir. Weil se distingue par son engagement social et politique, travaillant comme ouvrière pour comprendre les conditions de vie des classes laborieuses. Son expérience dans les usines influence profondément sa pensée et ses écrits. Bien que sa vie soit marquée par la maladie et la précarité, elle parvient à produire une oeuvre philosophique dense et engagée. Simone Weil décède prématurément en 1943 à Ashford, en Angleterre, mais laisse derrière elle un héritage intellectuel considérable. Ses réflexions sur la justice, l'oppression et la spiritualité continuent d'inspirer et de provoquer la réflexion. Weil est souvent reconnue pour sa capacité à allier rigueur intellectuelle et profondeur spirituelle, offrant une perspective unique sur les enjeux sociaux et politiques de son temps.

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Informations

ANALYSE DE L’OPPRESSION

Il s'agit en somme de connaître ce qui lie l'oppression en général et chaque forme d'oppression en particulier au régime de la production ; autrement dit d'arriver à saisir le mécanisme de l'oppression, à comprendre en vertu de quoi elle surgit, subsiste, se transforme, en vertu de quoi peut-être elle pourrait théoriquement disparaître. C'est là, ou peu s'en faut, une question neuve. Pendant des siècles, des âmes généreuses ont considéré la puissance des oppresseurs comme constituant une usurpation pure et simple, à laquelle il fallait tenter de s'opposer soit par la simple expression d'une réprobation radicale, soit par la force armée mise au service de la justice. Des deux manières, l'échec a toujours été complet ; et jamais il n'était plus significatif que quand il prenait un moment l'apparence de la victoire, comme ce fut le cas pour la Révolution française, et qu'après avoir effectivement réussi à faire disparaître une certaine forme d'oppression, on assistait, impuissant, à l'installation immédiate d'une oppression nouvelle.
La réflexion sur cet échec retentissant, qui était venu couronner tous les autres, amena enfin Marx à comprendre qu'on ne peut supprimer l'oppression tant que subsistent les causes qui la rendent inévitable, et que ces causes résident dans les conditions objectives, c'est-à-dire matérielles, de l'organisation sociale. Il élabora ainsi une conception de l'oppression tout à fait neuve, non plus en tant qu'usurpation d'un privilège, mais en tant qu'organe d'une fonction sociale. Cette fonction, c'est celle même qui consiste à développer les forces productives, dans la mesure où ce développement exige de durs efforts et de lourdes privations ; et, entre ce développement et l'oppression sociale, Marx et Engels ont aperçu des rapports réciproques. Tout d'abord, selon eux, l'oppression s'établit seulement quand les progrès de la production ont suscité une division du travail assez poussée pour que l'échange, le commandement militaire et le gouvernement constituent des fonctions distinctes ; d'autre part l'oppression, une fois établie, provoque le développement ultérieur des forces productives, et change de forme à mesure que l'exige ce développement, jusqu'au jour où, devenue pour lui une entrave et non une aide, elle disparaît purement et simplement. Quelque brillantes que soient les analyses concrètes par lesquelles les marxistes ont illustré ce schéma, et bien qu'il constitue un progrès sur les naïves indignations qu'il a remplacées, on ne peut dire qu'il mette en lumière le mécanisme de l'oppression. Il n'en décrit que partiellement la naissance ; car pourquoi la division du travail se tournerait-elle nécessairement en oppression ? Il ne permet nullement d'en attendre raisonnablement la fin ; car, si Marx a cru montrer comment le régime capitaliste finit par entraver la production, il n'a même pas essayé de prouver que, de nos jours, tout autre régime oppressif l'entraverait pareillement ; et de plus on ignore pourquoi l'oppression ne pourrait pas réussir à se maintenir, même une fois devenue un facteur de régression économique. Surtout Marx omet d'expliquer pourquoi l'oppression est invincible aussi longtemps qu'elle est utile, pourquoi les opprimés en révolte n'ont jamais réussi à fonder une société non oppressive, soit sur la base des forces productives de leur époque, soit même au prix d'une régression économique qui pouvait difficilement accroître leur misère ; et enfin il laisse tout à fait dans l'ombre les principes généraux du mécanisme par lequel une forme déterminée d'oppression est remplacée par une autre.
Bien plus, non seulement les marxistes n'ont résolu aucun de ces problèmes, mais ils n'ont même pas cru devoir les formuler. Il leur a semblé avoir suffisamment rendu compte de l'oppression sociale en posant qu'elle correspond à une fonction dans la lutte contre la nature. Au reste ils n'ont vraiment mis cette correspondance en lumière que pour le régime capitaliste ; mais de toute manière, supposer qu'une telle correspondance constitue une explication du phénomène, c'est appliquer inconsciemment aux organismes sociaux le fameux principe de Lamarck, aussi inintelligible que commode, « la fonction crée l'organe ». La biologie n'a commencé d'être une science que le jour où Darwin a substitué à ce principe la notion des conditions d'existence. Le progrès consiste en ce que la fonction n'est plus considérée comme la cause, mais comme l'effet de l'organe, seul ordre intelligible ; le rôle de cause n'est dès lors attribué qu'à un mécanisme aveugle, celui de l'hérédité combiné avec les variations accidentelles. Par lui-même, à vrai dire, ce mécanisme aveugle ne peut que produire au hasard n'importe quoi ; l'adaptation de l'organe à la fonction rentre ici en jeu de manière à limiter le hasard en éliminant les structures non viables, non plus à titre de tendance mystérieuse, mais à titre de condition d'existence ; et cette condition se définit par le rapport de l'organisme considéré au milieu pour une part inerte et pour une part vivant qui l'entoure, et tout particulièrement aux organismes semblables qui lui font concurrence. L'adaptation est dès lors conçue par rapport aux êtres vivants comme une nécessité extérieure et non plus intérieure. Il est clair que cette méthode lumineuse n'est pas valable seulement en biologie, mais partout où l'on se trouve en présence de structures organisées qui n'ont été organisées par personne. Pour pouvoir se réclamer de la science en matière sociale, il faudrait avoir accompli par rapport au marxisme un progrès analogue à celui que Darwin a accompli par rapport à Lamarck. Les causes de l'évolution sociale ne doivent plus être cherchées ailleurs que dans les efforts quotidiens des hommes considérés comme individus. Ces efforts ne se dirigent certes pas n'importe où ; ils dépendent, pour chacun, du tempérament, de l'éducation, des routines, des coutumes, des préjugés, des besoins naturels ou acquis, de l'entourage, et surtout, d'une manière générale, de la nature humaine, terme qui, pour être malaisé à définir, n'est probablement pas vide de sens. Mais étant donné la diversité presque indéfinie des individus, étant donné surtout que la nature humaine comporte entre autres choses le pouvoir d'innover, de créer, de se dépasser soi-même, ce tissu d'efforts incohérents produirait n'importe quoi en fait d'organisation sociale, si le hasard ne se trouvait en ce domaine limité par les conditions d'existence auxquelles toute société doit se conformer sous peine d'être ou subjuguée ou anéantie. Ces conditions d'existence sont le plus souvent ignorées des hommes qui s'y soumettent ; elles agissent non pas en imposant aux efforts de chacun une direction déterminée, mais en condamnant à être inefficaces tous les efforts dirigés dans les voies qu'elles interdisent.
Ces conditions d'existence sont déterminées tout d'abord, comme pour les êtres vivants, d'une part par le milieu naturel, d'autre part par l'existence, par l'activité et particulièrement par la concurrence des autres organismes de même espèce, c'est-à-dire en l'occurrence des autres groupements sociaux. Mais un troisième facteur entre encore en jeu, à savoir l'aménagement du milieu naturel, l'outillage, l'armement, les procédés de travail et de combat ; et ce facteur occupe une place à part du fait que, s'il agit sur la forme de l'organisation sociale, il en subit à son tour la réaction. Au reste ce facteur est le seul sur lequel les membres d'une société puissent peut-être avoir quelque prise. Cet aperçu est trop abstrait pour pouvoir guider ; mais si l'on pouvait à partir de cette vue sommaire arriver à des analyses concrètes, il deviendrait enfin possible de poser le problème social. La bonne volonté éclairée des hommes agissant en tant qu'individus est l'unique principe possible du progrès social ; si les nécessités sociales, une fois clairement aperçues, se révélaient comme étant hors de la portée de cette bonne volonté au même titre que celles qui régissent les astres, chacun n'aurait plus qu'à regarder se dérouler l'histoire comme on regarde se dérouler les saisons, en faisant son possible pour éviter à lui-même et aux êtres aimés le malheur d'être soit un instrument soit une victime de l'oppression sociale. S'il en est autrement, il faudrait tout d'abord définir à titre de limite idéale les conditions objectives qui laisseraient place à une organisation sociale absolument pure d'oppression ; puis chercher par quels moyens et dans quelle mesure on peut transformer les conditions effectivement données de manière à les rapprocher de cet idéal ; trouver quelle est la forme la moins oppressive d'organisation sociale pour un ensemble de conditions objectives déterminées ; enfin définir dans ce domaine le pouvoir d'action et les responsabilités des individus considérés comme tels. À cette condition seulement l'action politique pourrait devenir quelque chose d'analogue à un travail, au lieu d'être, comme ce fut le cas jusqu'ici, soit un jeu, soit une branche de la magie.
Par malheur, pour en arriver là, il ne faut pas seulement des réflexions approfondies, rigoureuses, soumises, afin d'éviter toute erreur, au contrôle le plus serré ; il faut aussi des études historiques, techniques et scientifiques, d'une étendue et d'une précision inouïes, et menées d'un point de vue tout à fait nouveau. Cependant les événements n'attendent pas ; le temps ne s'arrêtera pas pour nous ménager des loisirs ; 1'actualité s'impose à nous d'une manière urgente, et nous menace de catastrophes qui entraîneraient, parmi bien d'autres malheurs déchirants, l'impossibilité matérielle d'étudier et d'écrire autrement qu'au service des oppresseurs. Que faire ? Rien ne servirait de se laisser emporter dans la mêlée par un entraînement irréfléchi. Nul n'a la plus faible idée ni des buts ni des moyens de ce qu'on nomme encore par habitude l'action révolutionnaire. Quant au réformisme, le principe du moindre mal qui en constitue la base est certes éminemment raisonnable, si discrédité soit-il par la faute de ceux qui en ont fait usage jusqu'ici ; seulement, s'il n'a encore servi que de prétexte à capituler, ce n'est pas dû à la lâcheté de quelques chefs, mais à une ignorance par malheur commune à tous ; car tant qu'on n'a pas défini le pire et le mieux en fonction d'un idéal clairement et concrètement conçu, puis déterminé la marge exacte des possibilités, on ne sait pas quel est le moindre mal, et dès lors on est contraint d'accepter sous ce nom tout ce qu'imposent effectivement ceux qui ont en main la force, parce que n'importe quel mal réel est toujours moindre que les maux possibles que risque toujours d'amener une action non calculée. D'une manière générale, les aveugles que nous sommes actuellement n'ont guère le choix qu'entre la capitulation et l'aventure. L'on ne peut pourtant se dispenser de déterminer dès maintenant l'attitude à prendre par rapport à la situation présente. C'est pourquoi, en attendant d'avoir, si toutefois la chose est possible, démonté le mécanisme social, il est permis peut-être d'essayer d'en esquisser les principes ; pourvu qu'il soit bien entendu qu'une telle esquisse exclut toute espèce d'affirmation catégorique, et vise uniquement à soumettre quelques idées, à titre d'hypothèses, à l'examen critique des gens de bonne foi. Au reste on est loin d'être sans guide en la matière. Si le système de Marx, dans ses grandes lignes, est d'un faible secours, il en est autrement des analyses auxquelles il a été amené par l'étude concrète du capitalisme, et dans lesquelles, tout en croyant se borner à caractériser un régime, il a sans doute plus d'une fois saisi la nature cachée de l'oppression elle-même.
Parmi toutes les formes d'organisation sociale que nous présente l'histoire, fort rares sont celles qui apparaissent comme vraiment pures d'oppression ; encore sont-elles assez mal connues. Toutes correspondent à un niveau extrêmement bas de la production, si bas que la division du travail y est à peu près inconnue, sinon entre les sexes, et que chaque famille ne produit guère plus que ce qu'elle a besoin de consommer. Il est assez clair d'ailleurs qu'une pareille condition matérielle exclut forcément l'oppression, puisque chaque homme, contraint de se nourrir lui-même, est sans cesse aux prises avec la nature extérieure ; la guerre même, à ce stade, est guerre de pillage et d'extermination, non de conquête, parce que les moyens d'assurer la conquête et surtout d'en tirer parti font défaut. Ce qui est surprenant, ce n'est pas que l'oppression apparaisse seulement à partir des formes plus élevées de l'économie, c'est qu'elle les accompagne toujours. C'est donc qu'entre une économie tout à fait primitive et les formes économiques plus développées il n'y a pas seulement différence de degré, mais aussi de nature. Et en effet, si, du point de vue de la consommation, il n'y a que passage à un peu plus de bien-être, la production, qui est le facteur décisif, se transforme, elle, dans son essence même. Cette transformation consiste à première vue en un affranchissement progressif à l'égard de la nature. Dans les formes tout à fait primitives de la production, chasse, pêche, cueillette, l'effort humain apparaît comme une simple réaction à la pression inexorable continuellement exercée par la nature sur l'homme, et cela de deux manières ; tout d'abord il s'accomplit, ou peu s'en faut, sous la contrainte immédiate, sous l'aiguillon continuellement ressenti des besoins naturels ; et par une conséquence indirecte, l'action semble recevoir sa forme de la nature elle-même, à cause du rôle important qu'y jouent une intuition analogue à l'instinct animal et une patiente observation des phénomènes naturels les plus fréquents, à cause aussi de la répétition indéfinie des procédés qui ont souvent réussi sans qu'on sache pourquoi, et qui sont sans doute regardés comme étant accueillis par la nature avec une faveur particulière. À ce stade, chaque homme est nécessairement libre à l'égard des autres hommes, parce qu'il est en contact immédiat avec les conditions de sa propre existence, et que rien d'humain ne s'interpose entre elles et lui ; mais en revanche, et dans la même mesure, il est étroitement assujetti à la domination de la nature, et il le laisse bien voir en la divinisant. Aux étapes supérieures de la production, la contrainte de la nature continue certes à s'exercer, et toujours impitoyablement, mais d'une manière en apparence moins immédiate ; elle semble devenir de plus en plus large et laisser une marge croissante au libre choix de l’homme, à sa faculté d'initiative et de décision. L'action n'est plus collée d'instant en instant aux exigences de la nature ; on apprend à constituer des réserves, à longue échéance, pour des besoins non encore ressentis ; les efforts qui ne sont susceptibles que d'une utilité indirecte se font de plus en plus nombreux ; du même coup une coordination systématique dans le temps et dans l'espace devient possible et nécessaire, et l'importance s'en accroît continuellement. Bref l'homme semble passer par étapes, à l'égard de la nature, de l'esclavage à la domination. En même temps la nature perd graduellement son caractère divin, et la divinité revêt de plus en plus la forme humaine. Par malheur, cette émancipation n'est qu'une flatteuse apparence. En réalité, à ces étapes supérieures, l'action humaine continue, dans l'ensemble, à n'être que pure obéissance à l'aiguillon brutal d'une nécessité immédiate ; seulement, au lieu d'être harcelé par la nature, l'homme est désormais harcelé par l'homme. Au reste c'est bien toujours la pression de la nature qui continue à se faire sentir, quoique indirectement ; car l'oppression s'exerce par la force, et en fin de compte, toute force a sa source dans la nature.
La notion de force est loin d'être simple, et cependant elle est la première à élucider pour poser les problèmes sociaux. La force et l'oppression, cela fait deux ; mais ce qu'il faut comprendre avant tout, c'est que ce n'est pas la manière dont on use d'une force quelconque, mais sa nature même qui détermine si elle est ou non oppressive. C'est ce que Marx a clairement aperçu en ce qui concerne l'État ; il a compris que cette machine à broyer les hommes ne peut cesser de broyer tant qu'elle est en fonction, entre quelques mains qu'elle soit. Mais cette vue a une portée beaucoup plus générale. L'oppression procède exclusivement de conditions objectives. La première d'entre elles est l'existence de privilèges ; et ce ne sont pas les lois ou les décrets des hommes qui déterminent les privilèges, ni les titres de propriété ; c'est la nature même des choses. Certaines circonstances, qui correspondent à des étapes sans doute inévitables du développement humain, font surgir des forces qui s'interposent entre l'homme du commun et ses propres conditions d'existence, entre l'effort et le fruit de l'effort, et qui sont, par leur essence même, le monopole de quelques-uns, du fait qu'elles ne peuvent être réparties entre tous ; dès lors ces privilégiés, bien qu'ils dépendent, pour vivre, du travail d'autrui, disposent du sort de ceux même dont ils dépendent, et l'égalité périt. C'est ce qui se produit tout d'abord lorsque les rites religieux par lesquels l'homme croit se concilier la nature, devenus trop nombreux et trop compliqués pour être connus de tous, deviennent le secret et par suite le monopole de quelques prêtres ; le prêtre dispose alors, bien que ce soit seulement par une fiction, de toutes les puissances de la nature, et c'est en leur nom qu'il commande. Rien d'essentiel n'est changé lorsque ce monopole est constitué non plus par des rites, mais par des procédés scientifiques, et que ceux qui le détiennent s'appellent, au lieu de prêtres, savants et techniciens. Les armes, elles aussi, donnent naissance à un privilège du jour où d'une part elles sont assez puissantes pour rendre impossible toute défense d'hommes désarmés contre des hommes armés, et où d'autre part leur maniement est devenu assez perfectionné et par suite assez difficile pour exiger un long apprentissage et une pratique continuelle. Car dès lors les travailleurs sont impuissants à se défendre, au lieu que les guerriers, tout en se trouvant dans l'impossibilité de produire, peuvent toujours s'emparer par les armes des fruits du travail d'autrui ; ainsi les travailleurs sont à la merci des guerriers, et non inversement. Il en est de même pour l'or, et plus généralement pour la monnaie, dès que la division du travail est assez poussée pour qu'aucun travailleur ne puisse vivre de ses produits sans en avoir échangé au moins une partie avec ceux des autres ; l'organisation des échanges devient alors nécessairement le monopole de quelques spécialistes, et ceux-ci, ayant la monnaie en mains, peuvent à la fois se procurer, pour vivre, les fruits du travail d'autrui, et priver les producteurs de l'indispensable. Enfin partout où dans la lutte contre les hommes ou contre la nature les efforts ont besoin de s'ajouter et de se coordonner entre eux pour être efficaces, la coordination devient le monopole de quelques dirigeants dès qu'elle atteint un certain degré de complication, et la première loi de l'exécution est alors l'obéissance ; c'est le cas aussi bien pour l'administration des affaires publiques que pour celle des entreprises. Il peut y avoir d'autres sources de privilège, mais ce sont là les principales ; au reste, sauf la monnaie qui apparaît à un moment déterminé de l'histoire, tous ces facteurs jouent sous tous les régimes oppressifs ; ce qui change, c'est la manière dont ils se répartissent et se combinent, c'est le degré de concentration du pouvoir, c'est aussi le caractère plus ou moins fermé et par suite plus ou moins mystérieux de chaque monopole. Cependant les privilèges, par eux-mêmes, ne suffisent pas à déterminer l'oppression. L'inégalité pourrait facilement être adoucie par la résistance des faibles et l'esprit de justice des forts ; elle ne ferait pas surgir une nécessité plus brutale encore que celle des besoins naturels eu...

Table des matières

  1. Sommaire
  2. CRITIQUE DU MARXISME
  3. ANALYSE DE L’OPPRESSION
  4. TABLEAU THÉORIQUE D’UNE SOCIÉTÉ LIBRE
  5. ESQUISSE DE LA VIE SOCIALE CONTEMPORAINE
  6. CONCLUSION
  7. Page de copyright