IV
Quand on cherche à déterminer dans l’histoire des races celtiques le moment précis où il faut se placer pour apprécier l’ensemble de leur génie, on se trouve nécessairement ramené au VIe siècle de notre ère. Les races ont presque toujours ainsi une heure prédestinée, où, passant de la naïveté à la réflexion, elles déploient pour la première fois au soleil tous les trésors de leur nature, jusque-là cachés dans l’ombre. Le VIe siècle fut pour les races celtiques ce moment poétique d’éveil et de première activité. Le christianisme, jeune encore parmi elles, n’a pas complètement étouffé le culte national ; le druidisme se défend dans ses écoles et ses lieux consacrés ; la lutte contre l’étranger, sans laquelle un peuple n’arrive jamais à la pleine conscience de lui-même, atteint son plus haut degré de vivacité. C’est l’âge de tous les héros restés populaires, de tous les saints caractéristiques de l’Eglise bretonne ; c’est enfin le grand âge de la littérature bardique, illustré par les noms de Taliésin, d’Aneurin, de Liwarch-Hen.
À ceux qui verraient avec quelques scrupules manier comme historiques ces noms à demi fabuleux, et qui hésiteraient à accepter comme authentiques des poèmes arrivés jusqu’à nous à travers une si longue série de siècles, nous répondrons qu’aucun doute sur ce point n’est plus possible, et que les objections dont W. Schlegel se fit l’interprète contre M. Fauriel ont complètement disparu devant les investigations d’une critique éclairée et impartiale. Cette fois, par une rare exception, l’opinion sceptique s’est trouvée avoir tort13. Le VIe siècle, en effet, est pour les peuples bretons un siècle parfaitement historique. Nous touchons cette époque de leur histoire d’aussi près et avec autant de certitude que l’antiquité grecque ou romaine. On sait, il est vrai, que jusqu’à une époque assez moderne, les bardes continuèrent à composer des pièces sous les noms devenus populaires d’Aneurin, de Taliésin, de Liwarc’h-Hen ; mais aucune confusion n’est possible entre ces fades exercices de rhétorique et les morceaux vraiment authentiques qui portent le nom de ces poètes, morceaux pleins de traits personnels, de circonstances locales, de passions et de sentiments individuels.
Telle est la littérature dont M. de La Villemarqué a voulu réunir les monuments les plus anciens et les plus authentiques dans ses Bardes bretons du sixième siècle. Le texte de ces anciens poèmes était publié depuis longtemps dans l’Archéologie de Myvyr ; M. de La Villemarqué l’en a extrait, et a essayé pour la première fois de le traduire. Certes, en face des immenses difficultés du sujet, si nous avions un reproche à adresser au savant éditeur, c’est bien moins de ne les avoir pas toutes résolues que d’avoir cru trop facilement les résoudre. Ici, comme dans presque tous ses travaux, M. de La Villemarqué, exclusivement préoccupé de la Bretagne française, ne semble pas avoir assez reconnu que la littérature du pays de Galles constitue au milieu des études celtiques un monde à part, et exige des recherches tout à fait spéciales. S’il a voulu donner une édition des bardes gallois qui pût être lue en Bretagne, l’idée est au moins malheureuse, car j’ose affirmer que ces chants, même tels qu’il les donne, seront inintelligibles pour les Bretons armoricains de nos jours. S’il a voulu faire une édition vraiment critique, les philologues n’auront-ils point de graves objections à faire en voyant interpréter, que dis-je ? Constituer un texte gallois du VIe siècle d’après le bas-breton du XIXe ? M. de La Villemarqué en effet se permet parfois de faire au texte gallois, pour le rapprocher du dialecte armoricain, des changements bien arbitraires. La franchise oblige à dire que ce volume, bien que renfermant d’importants renseignements sur la littérature bardique, ne paraît pas digne de succéder aux Chants populaires de la Bretagne. C’est par ce dernier ouvrage que M. de La Villemarqué a vraiment bien mérité des études celtiques, en nous révélant une charmante littérature, où éclatent mieux que partout ailleurs ces traits de douceur, de fidélité, de résignation, de timide réserve, qui forment le caractère de la race bretonne14.
Le thème de la poésie des bardes du VIe siècle est simple et exclusivement héroïque ; ce sont toujours les grands motifs du patriotisme et de la gloire : absence complète de tout sentiment tendre, nulle trace d’amour, aucune idée religieuse bien arrêtée, si ce n’est un mysticisme vague et naturaliste, reste de l’enseignement druidique, et une philosophie morale, tout exprimée en triades, telle qu’elle s’enseignait dans l’école moitié bardique, moitié chrétienne de saint Cadoc. L’opposition du bardisme au christianisme s’y révèle par une foule de traits originaux et touchants. La douceur et la ténacité du caractère breton peuvent seules expliquer comment une hétérodoxie aussi avouée se maintint en pré-sence du christianisme dominant, et comment de saints personnages, Kolumkill par exemple, ont pu prendre la défense des bardes contre les rois qui voulaient les supprimer. Grâce à cette tolérance, le bardisme se continua jusqu’au cœur du moyen âge en une doctrine secrète, avec un langage convenu et des symboles empruntés presque tous à la divinité solaire d’Arthur.
C’est un fort curieux spectacle que celui de cette révolte des mâles sentiments de l’héroïsme contre le sentiment féminin coulant à pleins bords dans le culte nouveau. Ce qui exaspère en effet ces vieux représentants de la société celtique, c’est le triomphe exclusif de l’esprit pacifique, ce sont ces hommes vêtus de lin et chantant des psaumes, dont la voix est triste, qui prêchent le jeûne et ne connaissent plus les héros. L’antipathie que le peuple armoricain attribue aux nains et aux korrigans contre le christianisme tient également au souvenir d’une opposition que rencontra l’Evangile à ses débuts. Les korrigans, en effet, sont pour le paysan breton de grandes princesses qui ne voulurent pas accepter le christianisme quand les apôtres vinrent en Bretagne.
Elles haïssent le clergé et les églises ; les cloches les font fuir. La Vierge surtout est leur grande ennemie ; c’est elle qui les a chassées des fontaines, et le samedi, jour qui lui est consacré, quiconque les regarde peignant leurs cheveux ou comptant leur trésor, est sûr de périr. Les nains aussi n’aiment ni le samedi ni le dimanche : ces jours-là, on les voit commettre des actes obscènes au pied des croix, et danser dans les carrefours des chemins en se tenant par la main.
À part cette répulsion que la mansuétude chrétienne eut à vaincre dans les classes de la société qui se voyaient amoindries par l’ordre nouveau, on peut dire que la douceur de mœurs et l’exquise sensibilité des races celtiques, jointes à l’absence d’une religion antérieure fortement organisée, les prédestinaient au christianisme. Le christianisme en effet, s’adressant de préférence aux sentiments humbles de la nature humaine, trouvait ici des disciples admirablement préparés ; aucune race n’a si délicatement compris le charme de la petitesse ; aucune n’a placé l’être simple, l’innocent, plus près de Dieu. Aussi est-ce merveille comme la religion nouvelle prit facilement possession de ces peuples. À peine la Bretagne et l’Irlande réunies comptent-elles deux ou trois martyrs ; elles sont réduitesà vénérer comme tels leurs compatriotes tués dans les invasions anglo-saxonnes et danoises. Ici apparaît dans tout son jour la profonde différence qui sépare la race celtique de la race germanique. Les Germains ne reçurent le christianisme que tard et malgré eux, par calcul ou par force, après une sanglante résistance et avec de terribles soulèvements. Le christianisme en effet était par plusieurs côtés antipathique à leur nature, et l’on conçoit les regrets des germanistes purs, qui aujourd’hui encore reprochent au christianisme de leur avoir gâté leurs mâles ancêtres. Il n’en fut pas de même chez les peuples celtiques ; cette douce petite race était naturellement chrétienne. Loin de les altérer et de leur enlever quelques-unes de leurs qualités, le christianisme les achevait et les perfectionnait. Comparez les légendes relatives à l’introduction du christianisme dans les deux pays, la Kristni-Saga, par exemple, et les charmantes légendes de Lucius et de saint Patrice. Quelle différence ! En Islande, les premiers apôtres sont des pirates convertis par hasard, tantôt disant la messe, tantôt massacrant leurs ennemis, tantôt reprenant leur première profession d’écumeurs de mer : tout se fait par accommodement, sans foi sérieuse. En Irlande et en Bretagne, la grâce opère par les femmes, par je ne sais quel charme de pureté et de douceur. La révolte des Germains ne fut jamais bien étouffée ; jamais ils n’oublièrent les baptêmes forcés et les missionnaires carlovingiens appuyés par le glaive, jusqu’au jour où le germanisme reprend sa revanche, et où Luther, à travers sept siècles, répond à Witikind. Dès le IIIe siècle, au contraire, les Celtes sont déjà de parfaits chrétiens. ...