Le darwinisme social
La théorie de Darwin s’étend-elle à l’homme?
Règle-t-elle le développement de l’homme en tant que molécule sociale aussi bien que le développement de l’homme en tant qu’être vivant ?
Quelle est son influence sur le progrès des individus et des peuples ?
Telles sont les questions auxquelles il est urgent de répondre.
Ce sont de beaucoup, parmi celles qu’évoque la discussion du transformisme, les plus graves et celles dont l’intérêt est le plus vif et le plus immédiat.
Toute théorie, en effet, qui, se référant aux principes mêmes, aux principes essentiels de la science, constitue une philosophie nouvelle, emprunte surtout sa valeur à l’action qu’elle est appelée à exercer, dans le domaine de la pratique, sur les institutions politiques et sur les arrangements sociaux. Or, selon qu’il sera répondu dans un sens ou dans un autre, les conclusions pourront être sensiblement divergentes : il s’en pourra déduire non seulement deux théories, deux conceptions abstraites du monde et de la société, mais, ce qui nous touche de plus près, deux règles générales de conduite diamétralement opposées.
* * *
N’est-ce pas, en effet, sur la doctrine du transformisme, étendue jusqu’à l’homme inclusivement, que s’appuient les disciples de Malthus et les fauteurs de l’inégalité sociale, qui, – comprenant enfin que les Dieux s’en vont, que le droit divin a fait son temps, et que la foi, désormais épuisée, n’est plus une discipline suffisante, – demandent aujourd’hui à la science la justification de leur prédominance et de leurs prélibations ?
Les prétentions de MM. les ploutocrates et de MM. les économistes sont-elles autre chose, au moins en apparence, que la conclusion logique du darwinisme transportée dans le domaine social ?
* * *
Que dit Malthus?
Citons textuellement ses propres paroles, qui formulent, avec une crudité inimitable, l’arrêt sans appel frappant les faibles :
« Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille n’a pas le moyen de le nourrir, ou si la société n’a pas besoin de son travail cet homme, dis-je n’a pas le moindre droit à réclamer une portion quelconque de nourriture : il est réellement de trop sur la terre. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert mis pour lui. La nature lui commande de s’en aller, et elle ne tarde pas à mettre elle-même cet ordre à exécution… Lorsque la nature se charge de gouverner et de punir, ce serait une ambition bien méprisable de prétendre lui arracher le sceptre des mains. Que cet homme soit donc livré au châtiment que la nature lui inflige pour le punir de son indigence ! Il faut lui apprendre que les lois de la nature le condamnent, lui et sa famille, aux souffrances, et que, si lui et sa famille sont préservés de mourir de faim, ils ne le doivent qu’à quelque bienfaiteur compatissant, qui, en les secourant, désobéit aux lois de la nature… La justice et l’honneur nous imposent le devoir de désavouer formellement le prétendu droit des pauvres à être assistés. » (Essai sur la Population).
Rien de plus net, rien de plus catégorique.
On peut protester, on peut déplorer cette fatalité tragique; on peut critiquer les formules, discuter les chiffres, repousser les palliatifs proposés ou en proposer d’autres, la conclusion n’en restera pas moins à peu près identique, avec son caractère de nécessité inéluctable.
La grande loi de sélection, reconnue par Darwin, ordonne aux faibles, aux pauvres, aux souffrants, aux déshérités, de s’en aller : ils sont réellement de trop sur la terre. N’ont le droit de vivre et de s’asseoir au banquet social que ceux qui triomphent dans la lutte pour l’existence.
Ainsi s’accomplira le progrès de l’humanité, réduite naturellement aux « meilleurs », aux plus beaux échantillons de l’espèce.
Ainsi se fera, par la suppression des pauvres, l’extinction Malthusienne du paupérisme…
Tels sont les ordres impérieux de la nature; telles sont les lois essentielles et indispensables des sociétés humaines…
De tout temps il y a eu, de tout temps il y aura des pauvres et des riches, des faibles et des puissants, des exclus et des favorisés : sans cette inégalité, la société ne saurait subsister…
* * *
Après Malthus c’est M. Haëckel, l’illustre professeur de l’Université d’Iéna, qui fait entendre sa voix autorisée.
« Il n’est point, dit-il, de doctrine scientifique qui proclame plus hautement que la théorie de la descendance, que l’égalité des individus est une impossibilité ; qu’elle est, cette égalité chimérique, en contradiction absolue avec l’inégalité, nécessaire et existant partout,en fait, des individus… La réalisation des vœux du socialisme, qui demande pour tous les citoyens des droits égaux, des devoirs égaux, des biens égaux, des jouissances égales, est, purement et simplement impossible. La théorie de Darwin établit, au contraire, que, dans les sociétés humaines comme dans les sociétés animales, ni les droits, ni les devoirs, ni les biens, ni les jouissances des membres associés ne sont et ne pourront être égaux… Les conditions de l’existence sont, dès leur entrée dans la vie, inégales pour les individus : comment notre tâche et les résultats qui en découlent pourraient-ils être partout égaux ?… Tout homme politique intelligent et éclairé devrait, ce me semble, préconiser le darwinisme comme le meilleur contre-poison contre les absurdes théories égalitaires des socialistes… Le darwinisme est tout plutôt que socialiste… Si l’on veut lui attribuer une tendance politique, cette tendance ne saurait être qu’aristocratique. La théorie de la sélection n’enseigne-t-elle pas que, dans la vie de l’humanité, comme dans celle des plantes et des animaux, partout et toujours, une faible minorité privilégiée parvient seule à vivre et à se développer : l’immense majorité, au contraire, pâtit et succombe plus ou moins prématurément… La cruelle lutte pour l’existence sévit partout… Seul, le petit nombre élu des plus forts ou des plus aptes est en état de soutenir victorieusement cette concurrence : la grande majorité des concurrents malheureux doit nécessairement périr… La sélection des élus est liée à la défaite ou à la perte du grand nombre des êtres qui ont survécu… »
En d’autres termes, la défaite est toujours méritée, parce qu’elle est l’indice d’une défectuosité, d’une infirmité.
S’il y a des exploités, c’est qu’ils sont exploitables, c’est qu’ils valent moins que leurs exploiteurs ; c’est qu’ils ont moins de capacité, d’énergie, de ressort.
Tant pis pour les écrasés ! C’étaient des éléments inutiles, nuisibles peut-être, à l’avancement de l’espèce, au progrès collectif. Marqués par la nature au sceau d’une impuissance et d’une stérilité irrémédiables, ils devaient être rangés dans la catégorie des bouches inutiles.
Tout donc est pour le mieux dans la meilleure des sociétés !
* * *
De ces théories, au ton cruel mais scientifique, à réduire par la faim et par l’abrutissement d’un travail sans merci les revendications gênantes du prolétariat, voire même à pratiquer, de temps en temps, dans ses rangs et pour le plus grand bien de la collectivité, des saignées hygiéniques et salutaires 3, il n’y a qu’un pas, aisément franchi.
N’est-ce pas la science qui a parlé, dans son impartialité sereine ?
Il n’y a plus, pour les malheureux sans nombre qu’a frappés son verdict, qu’à s’incliner, à se taire, et… à mourir !
Mais, est-il donc nécessaire d’accepter ces conclusions désespérantes dans leur intégralité ?
Est-il donc vrai que la misère soit fatale, et que le bonheur du petit nombre des élus doive ainsi, de par des lois impératives, être fait des souffrances et de l’agonie plus ou moins lente de la majorité déshéritée ?
Est-il donc vrai, comme l’enseignent des savants de premier ordre, un peu trop intéressés peut-être dans la solution du problème pour être au-dessus du soupçon de partialité, que toutes nos protestations révolutionnaires, que toutes nos doléances socialistes, soient autant d’attentats de lèse-nature ?
* * *
A priori, cette éventualité nous répugne ; elle froisse nos sentiments et nos convictions les plus intimes.
Mais, comme le sentimentalisme n’a rien à faire avec la science, cette répulsion prématurée ne doit en aucune façon décider de la solution du problème. Nous aurions beau, au surplus, protester, récriminer, nous insurger même contre cette fatalité lamentable, si, en réalité, la loi existe, inhérente aux faits cosmiques et aux choses humaines, rien ne saurait l’empêcher de produire ses effets désastreux. Que nous l’acceptions ou non, elle n’en courbera pas moins, bon gré mal gré, les fronts les plus altiers comme les échines les plus humbles, sous son joug de fer, que des résistances aussi stériles qu’inopportunes n’auront fait que rendre plus lourd et plus accablant !
Il nous faut donc, prenant notre cœur à deux mains, étouffant nos scrupules, nos douleurs et nos colères, aborder cette question poignante avec calme, sans parti-pris, sans passion, sans terreur, et ne demander qu’aux faits une réponse définitive.
* * *
Or, il faut bien le dire, pour qui ne va pas au fond des choses, la froide raison et l’inexorable logique semblent, tout à l’opposé du sentiment, donner raison aux apologistes du privilège et de l’inégalité.
N’est-il pas, en effet, d’ores et déjà démontré que l’homme ne doit pas être relégué dans une catégorie supérieure, dans un « règne » à part, absolument distinct du reste des êtres vivants ? que sa place, au contraire, est marquée, à titre de partie intégrante, dans l’échelle zoologique!, dont il est simplement un terme comme les autres, le premier terme sans doute, le plus élevé, le plus parfait de tous, l’épanouissement suprême, en un mot, mais non pas hors de pair ? que l’homme, enfin, ne faisant point exception dans la nature organique, doit être considéré comme le plus haut spécimen du type vertébré, ni plus ni moins ?
N’est-on pas, dès lors, autorisé à en conclure – tout naturellement – qu’une loi qui, comme la loi de Darwin, régit l’ensemble du monde organique, doit aussi s’appliquer à l’homme et à la société ?
Ajoutons qu’il est impossible d’expliquer rationnellement l’apparition de l’homme sur la terre et le développement graduel, qui l’a lentement amené, à travers les âges, de la barbarie préhistorique à la civilisation contemporaine, à moins de supposer que, lui aussi, relève des lois du transformisme.
N’est-ce pas grâce au concours des quatre influences signalées par Darwin : – l’altération du type sous la pression des circonstances extérieures, la lutte pour l’existence, la sélection naturelle des faibles, des moins aptes, l’hérédité enfin, – que, sur cette espèce ancestrale d’où devait également émerger le singe, notre cousin-germain, s’est greffée et a fait souche une variété particulièrement favorisée, qui, par une évolution processive, – dont les stades les plus importants ont été l’habitude pleinement acquise de marcher debout, la différenciation des extrémités antérieures, devenues de véritables mains, l’apparition du langage articulé, la découverte des métaux, etc. – a fini par constituer l’humanité ?
A moins d’admettre le miracle comme couronnement d’une théorie qui a pour principe et pour but l’élimination du supranaturalisme, – ce qui équivaudrait à renier la science et à rétrograder jusqu’...