LETTRES SUR L'ÉLECTRICITÉ DE M. BENJ. FRANKLIN
de Philadelphie en Amérique,
À
M. P. COLLINSON de la Société Royale de Londres.
LETTRE I.
29, Juillet 1750.
MONSIEUR,
Comme vous nous avez engagés dans les Expériences électriques, en envoyant à notre Société Littéraire un Tube avec les instructions nécessaires pour s'en servir; & comme notre respectable Fondateur nous a mis en état de porter ces Expériences à une plus grande perfection par le magnifique présent qu'il nous a fait d'un Laboratoire électrique complet, il est convenable que vous soyez l'un & l'autre informés de tems en tems des progrès que nous faisons à cet égard. Ce fut dans cette intention que j'écrivis, & que je vous envoyais mes premières réfléxions sur ce sujet, desirant, puisque je n'ai point l'honneur d'être en correspondance directe avec ce généreux Bienfaiteur de notre Société littéraire, qu'elles pûssent lui être communiquées par votre entremise. C'est dans cette même vûë que j'écris encore, & que je vous envoye ces nouvelles observations. Si vous n'y trouvez rien d'intéressant (ce qui est très-possible, attendu la multitude de sçavans en Europe qui sont continuellement occupés aux mêmes recherches) elles vous prouveront du moins que nous n'avons pas négligé les instrumens qui nous ont été mis entre les mains, & que, s'ils ne nous ont pas servi à faire des découvertes intéressantes, quelle qu'en puisse être la cause, ce n'est pas manque de zêle ni d'application.
Je suis, &c. B. FRANKLIN.
OPINIONS ET CONJECTURES
Sur les propriétés & sur les effets de la matière électrique qui résultent des Expériences & observations faites à Philadelphie. 1749.
§. 1. La matière électrique est composée de particules extrèmement subtiles, puisqu'elle peut traverser la matière commune, même les métaux les plus denses, avec tant de facilité & de liberté qu'elle n'éprouve aucune résistance sensible.
2. Si quelqu'un doutoit que la matière électrique passât à travers la substance des corps, mais seulement sur & le long de leur surface, l'expérience de Leyde faite avec un grand vase de verre électrisé, dont le coup seroit tiré à travers son propre corps suffiroit probablement pour le convaincre.
3. La matière électrique diffère de la matière commune en ce que les parties de celle-ci s'attirent mutuellement, & que les parties de la première se repoussent mutuellement; de-là vient la divergence apparante dans un courant d'écoulemens électriques.
4. Mais quoique les particules de matière électrique se repoussent l'une l'autre, elles sont fortement attirées par toute autre matière[9]: ceci doit s'entendre de celle qui en est susceptible.
[Note 9: Voyez les ingénieux essais sur l'Électricité par M. Ellicot dans les Transact. Phil.]
5. De ces trois choses, sçavoir l'extrême subtilité de la matière électrique, la mutuelle répulsion de ses parties, & la forte attraction entr'elles & une autre matière, il en résulte cet effet, que quand une quantité de matière électrique est appliquée à une masse de matière commune d'une grosseur & d'une longueur sensibles, qui n'a pas déjà acquis sa quantité, elle se répand aussitôt également dans la totalité.
6. Ainsi la matière commune est une espèce d'éponge pour le fluide électrique; une éponge ne recevroit pas l'eau, si les parties de l'eau n'étoient plus petites que les pores de l'éponge: elle ne la recevroit que bien lentement, s'il n'y avoit pas une attraction mutuelle entre ses parties & celles de l'éponge: celle-ci s'en imbiberoit plus promptement, si l'attraction réciproque entre les parties de l'eau n'y mettoit pas un obstacle, puisqu'il doit y avoir quelque force employée pour les séparer: enfin l'imbibition seroit très-rapide, si au lieu d'attraction il y avoit entre les parties de l'eau une répulsion mutuelle qui concourût avec l'attraction de l'éponge. C'est précisément là le cas où se trouvent la matière électrique & la matière commune.
7. Mais dans la matière commune il y a (généralement parlant) autant de matière électrique qu'elle peut en contenir dans sa substance. Si l'on en ajoûte davantage, le surplus reste sur la surface, & forme ce que nous appellons une Atmosphère électrique, & l'on dit alors que le corps est électrisé.
8. On suppose que toute sorte de matière commune n'attire pas ni ne retient pas la matière électrique avec une égale force & une égale activité pour les raisons que nous donnerons dans la suite, & que les corps appellés originairement électriques, comme le verre, &c. l'attirent & la retiennent plus fortement, & en contiennent la plus grande quantité.
9. Nous sçavons que le fluide électrique est dans la matière commune, parce que nous pouvons le pomper & l'en faire sortir par le moyen du globe ou du tube: nous sçavons que la matière commune en a à peu près autant qu'elle en peut contenir, parce que, quand nous en ajoûtons un peu plus à une portion quelconque, cette quantité ajoûtée n'y entre point, mais forme une atmosphère électrique: & nous sçavons que la matière commune n'en a pas (généralement parlant) plus qu'elle n'en peut contenir; autrement toutes ses parties détachées se repousseroient l'une l'autre, comme elles font constamment, lorsqu'elles ont des atmosphères électriques.
10. Nous ne sommes pas encore instruits des usages avantageux attachés à ce fluide électrique dans la création, quoique nous ne puissions douter qu'il n'y en ait, & même de très-considérables; mais nous pouvons apercevoir quelques pernicieuses conséquences, qui résulteroient d'une plus grande proportion de ce fluide; car si ce globe où nous vivons, en avoit autant à proportion que nous en pouvons donner à un globe de fer, de bois, ou autre chose semblable, les particules de poussière, ou d'autre matière légère, qui en sont détachées, non-seulement se repousseroient l'une l'autre par la vertu de leurs atmosphères électriques séparées, mais encore seroient repoussées de la terre & seroient difficilement amenées à s'y réunir. Dès-là notre air seroit continuellement & de plus en plus embarrassé de matières étrangéres, & cesseroit d'être propre pour la respiration. Cette réfléxion nous présente une nouvelle occasion d'adorer cette souveraine Sagesse qui a fait toutes choses avec poids & mesure.
11. Si l'on suppose une portion de matière commune entièrement dépourvûë de matière électrique, & que l'on en approche une simple particule de cette dernière, elle sera attirée, entrera dans le corps, & prendra place dans le centre, ou à l'endroit dans lequel l'attraction est égale de toutes parts; s'il y entre un plus grand nombre de particules électriques, elles prennent leur place dans l'endroit où la balance est égale entre l'attraction de la matière commune & leur propre répulsion mutuelle. On suppose que ces particules forment des triangles dont les côtés se raccourcissent à proportion que leur nombre augmente, jusqu'à ce que la matière commune en ait tant attiré que tout son pouvoir de comprimer les triangles par l'attraction, soit égal à tout leur pouvoir de s'étendre elles-mêmes par la répulsion, & alors cette portion de matière n'en recevra plus.
12. Lorsqu'une partie de cette quantité naturelle de fluide électrique est chassée d'une portion de matière commune, on suppose que les triangles formés par le reste s'élargissent par la répulsion mutuelle des parties jusqu'à ce qu'ils occupent cette portion en entier.
13. Lorsque la quantité de fluide électrique qui a été enlevée à une portion de matière commune, lui est renduë, elle y entre, les triangles dilatés étant comprimés de nouveau, jusqu'à ce qu'il y ait place pour la totalité.
14. Pour expliquer ceci, prenez deux pommes ou deux boules de bois, ou d'autre matière, chacune ayant sa quantité naturelle de fluide électrique; suspendez-les au plat-fond par des fils de soye: appliquez le fil d'archal d'une bouteille bien chargée que vous tiendrez à la main, à l'une de ces boules A. (Fig. 1.) & elle recevra du fil d'archal une quantité de fluide électrique, mais elle ne s'en imbibera point, en étant déjà pleine. C'est pourquoi le fluide volera autour de sa surface, & y formera une atmosphère électrique. Amenez A en contact avec B, & elle lui communiquera la moitié du fluide électrique qu'elle a reçû; de sorte que toutes deux auront une atmosphère électrique, & par conséquent se repousseront l'une l'autre: supprimez ces atmosphères en touchant les boules, & laissez-les dans leur état naturel, alors ayant attaché un bâton de cire d'Espagne au milieu de la bouteille pour lui servir de manche, appliquez-en le fil d'archal à A, & qu'en même-tems les parois de cette bouteille touchent B; de cette sorte une quantité de fluide électrique sera chassée de B, & poussée sur A, ainsi A aura un excès de ce fluide électrique qui forme une atmosphère autour de lui, & B sera privé éxactement de cette même quantité: maintenant ramenez les boules en contact, & l'atmosphère électrique ne sera pas divisée entre A & B dans deux plus petites atmosphères comme ci-devant, car B absorbera toute l'atmosphère de A, & les deux boules se retrouveront dans leur état naturel.
15. La forme de l'atmosphère électrique est celle du corps qu'elle environne. Cette forme peut être renduë visible dans un air calme, en excitant une fumée de résine séche, que l'on versera dans une cuillier à caffé sous le corps électrisé; elle sera attirée & s'étendra d'elle-même également sur tous les côtés, couvrant & cachant le corps. Elle prend cette forme, parce qu'elle est attirée de tous les côtés de la surface du corps, quoiqu'elle ne puisse entrer dans sa substance qui est déjà remplie; sans cette attraction, elle ne demeureroit pas autour du corps, mais elle se dissiperoit en l'air.
16. L'atmosphère des particules électriques qui environnent une sphère électrisée, n'est pas plus disposée à l'abandonner, ni plus aisément tirée d'un côté de la sphère que de l'autre, parce qu'elle est également attirée de toutes parts. Mais ce cas n'est pas le même pour les corps d'une autre figure. Dans un cube elle est plus facilement tirée des angles que des surfaces planes, & ainsi des angles d'un corps de toute autre figure, & toujours plus facilement de l'angle le plus aigu. Si donc un corps figuré comme A B CD E dans la Fig. 2. est électrisé, ou à une atmosphère qui lui soit communiquée; & si nous considérons chaque côté comme une base sur laquelle les particules électriques reposent, & par laquelle elles sont attirées, on peut voir en imaginant une ligne de A en F, & une autre de F en G, que la portion d'atmosphère enfermée dans F A E G, a la ligne A E pour base. De même la portion d'atmosphère enfermée dans H A B I, a la ligne A B pour base, & pareillement la portion enfermée dans K B C L, a B C pour appui, & de même sur l'autre côté de la figure. Maintenant si vous tirez cette atmosphère avec quelque corps poli & émoussé, & que vous l'approchiez du milieu du côté A B, il faut venir fort près avant que la force de votre attracteur excède la force ou le pouvoir, avec lequel ce côté maintient son atmosphère: mais il y a une petite portion entre I B K, qui a moins de surface pour s'y appuyer & en être attirée que les portions voisines, tandis qu'il y a d'ailleurs une répulsion mutuelle entre ses particules & les particules de ces portions; vous pouvez donc venir à bout de la tirer avec plus de facilité, & à une plus grande distance. Entre F A H, il y a une plus grande portion qui a encore une moindre surface pour s'y appuyer & pour en être attirée; c'est pourquoi vous pouvez toujours l'enlever plus facilement. Mais la plus grande facilité se rencontre entre L C M, où la quantité est la plus abondante, & où la surface pour l'attirer & la retenir est la plus petite. Lorsque vous avez enlevé une de ces portions angulaires du fluide, une autre prend sa place, par un effet de la fluidité naturelle & de la répulsion mutuelle dont nous avons parlé ci devant; & ainsi l'atmosphère continuë de couler vers cet angle comme un courant, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus. Les extrémités de ces portions d'atmosphère sur ces parties angulaires sont pareillement à une plus grande distance du corps électrisé, comme on le peut voir, en jettant les yeux sur la figure. La pointe de l'atmosphère de l'angle C étant beaucoup plus loin de C qu'aucune partie de l'atmosphère sur les lignes C B, ou B A; & outre la distance qui résulte de la nature de la figure, là où l'attraction est moindre, les particules doivent naturellement s'étendre à une plus grande distance par leur mutuelle répulsion.
Sur ces principes fondamentaux nous supposons que les corps électrisés déchargent leur atmosphère sur les corps non électrisés avec plus de facilité & à une plus grande distance de leurs angles & de leurs pointes que de leurs côtés unis. Les pointes la déchargent aussi dans l'air, lorsque le corps a une trop grande atmosphère électrique, sans qu'il soit besoin d'approcher quelque corps non-électrique, pour recevoir ce qui est chassé; car l'air, quoiqu'originairement électrique, a toujours plus ou moins d'eau, ou d'autres matières non-électriques mêlées avec lui, lesquelles attirent & reçoivent ce qui est ainsi déchargé.
17. Mais les pointes ont la propriété de tirer, aussi bien que de pousser le fluide électrique à de plus grandes distances que ne le peuvent faire les corps émoussés; c'est-à-dire, que comme la partie pointuë d'un corps électrisé déchargera l'atmosphère de ce corps, ou la communiquera plus loin à un autre corps, de même la pointe d'un corps non électrisé tirera l'atmosphère électrique d'un corps électrisé de beaucoup-plus loin qu'une partie plus émoussée du même corps non-électrisé ne le pourroit faire. Ainsi une épingle tenuë par la tête, & présentée par la pointe à un corps électrisé, tirera son atmosphère à un pied de distance; mais si la tête étoit présentée au lieu de la pointe, le même effet n'en résulteroit pas. Pour concevoir ceci, nous pouvons considérer que, si une personne debout sur le plancher, tiroit l'atmosphère électrique d'un corps électrisé, une pince de fer & une aiguille à tricoter émoussée tenuës alternativement dans la main, & présentées à cette intention ne l'attireroient pas avec des forces différentes, à proportion de leurs différentes masses. Car l'homme, & ce qu'il tient dans la main, soit grand, soit petit, sont unis avec la masse commune de la matière non-électrisée; & la force avec laquelle il tire, est la même dans les deux cas, puisqu'elle consiste dans la différente proportion d'électricité dans le corps électrisé & dans cette masse commune. Mais la force avec laquelle le corps électrisé retient son atmosphère en l'attirant, est proportionnée à la surface sur laquelle les particules sont placées. Par éxemple, quatre pieds quarrés de cette surface retiennent leur atmosphère avec quatre fois autant de force qu'un pied quarré retient son atmosphère; & comme en arrachant les crins de la queuë d'un cheval, un degré de force insuffisant pour en arracher une poignée à la fois, suffiroit pour la dépouiller crin à crin; de même un corps émoussé que l'on présente, ne sauroit tirer plusieurs parties à la fois; mais un corps pointu, sans une plus grande force, les enléve aisément partie par partie.
18. Ces explications du pouvoir & de l'opération des pointes, lorsqu'elles se présentèrent à moi pour la première fois, & tandis qu'elles rouloient dans mon esprit, me parurent satisfaire à toutes les difficultés; cependant depuis que je les ai mises par écrit & rapellées à un examen plus sévère & plus réfléchi, j'avouë de bonne foi qu'il me reste quelque doute à cet égard. Mais n'ayant rien de mieux pour le présent à vous offrir à leur place, je ne les rejette pas absolument; car une mauvaise solution que l'on lit, & dont on découvre les défauts, donne souvent occasion à un Lecteur ingénieux d'en trouver une plus parfaite.
19. Le plus important pour nous n'est pas de sçavoir de quelle manière la nature exécute ses loix; il nous suffit de connoître les loix elles-mêmes. C'est un avantage réel de sçavoir qu'une porcelaine abandonnée en l'air sans être soutenuë, tombera & se brisera immanquablement; mais de sçavoir comment elle tombe & pourquoi elle se brise c'est une matière de pure spéculation. Ces connoissances sont agréables à la vérité, mais sans elles nous pouvons garantir notre porcelaine.
20. Ainsi dans le cas présent il pouroit être de quelque usage pour le genre humain de connoître le pouvoir des pointes, quoique nous ne fussions jamais en état d'en donner une explication précise. Les expériences suivantes montrent ce pouvoir. J'ai un premier conducteur fort large, composé de plusieurs feüilles minces de carton, ajusté en forme de tube d'environ dix pieds de longueur & d'un pied de diamètre. Il est couvert de papier d'Hollande relevé en bosse & presque tout doré.
Cette large surface métallique soutient une atmosphère électrique beaucoup plus grande que n'en soutiendroit une verge de fer cinquante fois plus pesante. Il est suspendu par des fils de soye; & lorsqu'il est chargé, il frappe à environ deux pouces de distance, un coup assez fort pour causer de la douleur aux articulations du doigt. Qu'un homme sur le plancher pré...