Chapitre XXXII
Le ministĂšre Waldeck Rousseau et les travailleurs. â La grĂšve de Saint-Ătienne. â Interventions socialistes. â M. Millerand Ă Saint-MandĂ©. â Le travail des femmes et des enfants. â Inauguration de lâExposition internationale. â Les Ă©lections municipales Ă Paris. â Les Ă©vĂ©nements de ChĂąlon-sur-SaĂŽne. â La guerre en Chine. â Le CongrĂšs international socialiste. â Les lois ouvriĂšres et le Parlement. â Lâaffaire Dreyfus.
Voici lâannĂ©e 1900, la derniĂšre dâun siĂšcle tourmentĂ©, fĂ©cond entre tous ceux qui marquent rĂ©volution de notre pays, lâhistoire du monde. NĂ© en pleine Ă©popĂ©e guerriĂšre, parmi une griserie de gloire meurtriĂšre, stĂ©rile, aprĂšs la formidable secousse de la RĂ©volution, il caractĂ©rise dâune empreinte grandiose, indĂ©lĂ©bile, le rĂŽle de notre pays dans lâĆuvre de collaboration gĂ©nĂ©rale au dĂ©veloppement, aux progrĂšs de lâesprit humain. Ce rĂŽle est indĂ©niable : chaque mouvement rĂ©volutionnaire qui sây produit a sa rĂ©percussion dans toute lâEurope dont les trĂŽnes se trouvent Ă©branlĂ©s et les peuples Ă©mus. La bourgeoisie française, en parachevant ses conquĂȘtes politiques avec lâaide du prolĂ©tariat quâelle utilise pour cette entreprise, comme elle lâemploie, dans le domaine du travail, Ă dĂ©velopper et Ă asseoir sa puissance Ă©conomique, entraĂźne Ă suivre son exemple la bourgeoisie des autres pays. Mais, Ă pousser lâĂ©lĂ©ment populaire aux luttes rĂ©volutionnaires quâelle juge utiles Ă ses intĂ©rĂȘts et quâelle canalise Ă son profit exclusif, elle lui apprend, bien malgrĂ© elle, Ă combattre pour lui-mĂȘme. Lâapprentissage de ce rĂŽle du prolĂ©tariat est lent, difficile, douloureux. Toujours groupĂ© et guidĂ© par dâautres, il lui faut sâaccoutumer Ă se grouper de lui-mĂȘme pour lui-mĂȘme et Ă se guider de lui-mĂȘme.
Le siĂšcle finissant le trouve engagĂ© dans cette voie, en minoritĂ© encore il est vrai, mais en minoritĂ© qui compte dans lâorientation politique du pays, dans son fonctionnement Ă©conomique et, Ă la rapiditĂ© de son accroissement on peut dĂ©jĂ prĂ©voir que le jour se rapproche oĂč la classe dirigeante sera obligĂ©e de compter avec lui. Dâautant plus que les militants ont abandonnĂ© les allures, le langage du socialisme romantique et purement sentimental ; quâils ont Ă©tudiĂ©, vu les rĂ©alitĂ©s de prĂšs et adoptĂ© le programme qui lentement sâest dĂ©gagĂ© et est devenu le programme du prolĂ©tariat socialiste universel ; il ne reste de divergences que dans le domaine de la tactique, cette derniĂšre Ă©tant subordonnĂ©e aux traditions, au tempĂ©rament, aux conditions politiques de chaque collectivitĂ© humaine.
LâannĂ©e 1900, ainsi que nous le verrons par la suite, restera une annĂ©e mĂ©morable dans lâhistoire du socialisme français et du socialisme international.
Ce nâest que dans les premiers jours de janvier que la Haute-Cour avait liquidĂ©, dans les conditions prĂ©cĂ©demment indiquĂ©es, le procĂšs quâelle avait eu Ă juger ; les polĂ©miques, loin de dĂ©sarmer, restaient toujours dâune rare violence. La « cause nationaliste » paraissait perdue en France ; Ă Paris il nâen allait pas de mĂȘme, en raison surtout des hĂ©sitations de nombreux rĂ©publicains qui, de crainte de froisser leurs Ă©lecteurs, le renouvellement du Conseil municipal devant sâeffectuer en mai, nâosaient pas Ă©mettre une opinion ferme sur lâaffaire Dreyfus, toujours pendante. Toutefois, les manifestations sâĂ©taient apaisĂ©es, la rue Ă©tait calme et câĂ©tait lĂ un point essentiel.
Le cabinet Waldeck-Rousseau allait subir sa premiĂšre Ă©preuve, importante en raison de sa constitution, de la prĂ©sence dâun socialiste au ministĂšre du Commerce. Dans la seconde quinzaine du mois de dĂ©cembre, une grĂšve se dĂ©clarait Ă Saint-Ătienne parmi les tisseurs rĂ©clamant des conditions moins dures quant au travail et aux salaires. Tout dâabord, il fut permis aux grĂ©vistes de se rĂ©unir, puis de former des cortĂšges dans les rues et sur les places publiques ; mais cette attitude tolĂ©rante des pouvoirs publics ne devait pas durer. Sur les rĂ©clamations et les excitations de la presse modĂ©rĂ©e ou conservatrice, le 26 dĂ©cembre, le Gouvernement avait cru devoir donner lâordre de rĂ©primer des manifestations que, jusquâalors, il nâavait pas considĂ©rĂ©es comme dangereuses. Ainsi quâil Ă©tait Ă prĂ©voir, cette brusque transition aggravĂ©e par lâattitude de la police dĂ©chaĂźna des colĂšres parmi les grĂ©vistes dont sâĂ©taient rendus solidaires de nombreux ouvriers. LâarrivĂ©e de la troupe, lâintervention des dragons porta Ă son comble lâexaspĂ©ration ; les manifestations pacifiques dâabord dĂ©gĂ©nĂ©rĂšrent en manifestations fatalement tumultueuses ; le 4 janvier, des rixes violentes se produisirent entre la police, la cavalerie et les grĂ©vistes, sur la place Marengo et aux abords. Si, heureusement, personne ne fut tuĂ©, les blessĂ©s, plus ou moins griĂšvement, furent nombreux. Lâ« ordre » rĂ©gna, une fois de plus ; mais ce fut comme un premier nuage entre le ministĂšre et le parti socialiste, il ne devait pas ĂȘtre le dernier.
La situation politique, du reste, Ă©tait fort paradoxale, pleine de contradictions, et, Ă lâĂ©voquer, on se demande comment le Cabinet put y rĂ©sister aussi longtemps. Le Parlement en faisant au nouveau ministĂšre un accueil en apparence favorable, nâĂ©tait pas sans inquiĂ©tude sur sa composition ; la prĂ©sence de M. Millerand qui avait dĂ©veloppĂ© le programme « collectiviste » de Saint-MandĂ©, excitait ses dĂ©fiances, tout en lui procurant la satisfaction de voir son arrivĂ©e au Gouvernement devenir un sujet de discorde entre socialistes ; mais il envisageait surtout la nĂ©cessitĂ© de lutter contre la faction nationaliste et il laissait au ministĂšre le soin dâen accepter les lourdes responsabilitĂ©s. La Chambre se rĂ©servait de marquer son orientation en matiĂšre sociale et elle le fit en Ă©lisant, une fois de plus, contre M. Brisson, M. Paul Deschanel comme prĂ©sident de la Chambre. CâĂ©tait surtout lâhomme politique qui avait prononcĂ© de vastes discours contre le socialisme collectiviste quâelle dĂ©signait, pour marquer son sentiment dominant en matiĂšre sociale. Au SĂ©nat, M. FalliĂšres Ă©tait réélu prĂ©sident.
La premiĂšre question importante qui se prĂ©senta au Palais-Bourbon, fut une double interpellation sur les grĂšves qui sâĂ©taient produites au cours de lâintersession ; celles de Saint-Ătienne et celles du Doubs. Ce fut un membre du parti socialiste, Dejeante, qui dĂ©veloppa lâinterpellation relative aux grĂšves du Doubs dans lesquelles la troupe Ă©tait intervenue. La responsabilitĂ© de cette intervention il ne la faisait pas remonter au gouvernement mais Ă lâadministration prĂ©fectorale quâil accusa, documents en mains, de sâĂȘtre montrĂ©e dâune partialitĂ© Ă©vidente en faveur des patrons, en logeant les soldats dans les locaux patronaux. Sous cette pression militaire, compliquĂ©e de la pression administrative et judiciaire â des condamnations avaient Ă©tĂ© prononcĂ©es contre certains grĂ©vistes â les travailleurs avaient dĂ» cĂ©der, reprendre leur travail, sans avoir obtenu la moindre satisfaction. En termes trĂšs Ă©nergiques, lâorateur socialiste, aprĂšs avoir protestĂ© contre la neutralitĂ© violĂ©e, sâĂ©leva contre les mesures dâintimidation prises au mĂ©pris de toute Ă©quitĂ© et il manifesta la vive surprise que pouvaient provoquer de tels actes de la part dâun gouvernement qui comptait dans ses rangs un ministre recrutĂ© dans les rangs socialistes.
Lâinterpellation sur la grĂšve et les « troubles » de Saint-Ătienne fut dĂ©veloppĂ©e par M. Victor Gay qui sâattacha plus particuliĂšrement Ă mettre en cause M. Millerand, lâaccusant dâavoir frĂ©quemment agi « seul », sans consultĂ© ses collĂšgues du Cabinet. Il manifesta le vif regret de ce que le Gouvernement, aprĂšs avoir tolĂ©rĂ© les rĂ©unions, les cortĂšges, les chants des grĂ©vistes sur la voie publique, les eut brusquement interdits. Cette attitude avait Ă©tĂ© la cause la plus certaine des troubles graves qui sâĂ©taient produits. Au demeurant, M. Gay rendait le Cabinet responsable dâune situation au cours de laquelle lâordre avait Ă©tĂ© profondĂ©ment troublĂ©, la libertĂ© des travailleurs ouvertement violĂ©e, et du grand prĂ©judice causĂ©, affirmait-il, Ă lâindustrie, non-seulement de Saint-Ătienne, mais encore dans les dĂ©partements voisins.
M. Millerand, ministre du Commerce, rĂ©pondit, rĂ©futant les accusations portĂ©es contre lui et affirmant que jamais il nâavait agi sans en avoir avisĂ© ses collĂšgues. CâĂ©tait, en rĂ©alitĂ©, au prĂ©sident du Conseil, ministre de lâIntĂ©rieur, que sâadressait lâinterpellation et il y rĂ©pondit en un discours au cours duquel, tout en Ă©tudiant les Ă©vĂ©nements de Saint-Ătienne, il exposa lâattitude que comptait prendre le Gouvernement en matiĂšre de grĂšve. Cette attitude serait « ferme et prĂ©voyante », la neutralitĂ© la plus stricte sâimposait, puisque le droit de grĂšve est un droit lĂ©gal, mais cette neutralitĂ© ne pouvait aller jusquâĂ laisser porter atteinte à « la libertĂ© du travail ». Quant au rĂŽle de la troupe, il ne pouvait commencer que quand la tranquillitĂ© publique Ă©tait menacĂ©e par un des deux partis en conflit. Ătait-il possible au ministre de lâIntĂ©rieur dâexercer, mĂȘme indirectement, une pression matĂ©rielle ou morale sur des travailleurs rĂ©clamant contre un abaissement plus que sensible des salaires ? CâĂ©tait lĂ la cause principale de la grĂšve des tisseurs de Saint-Ătienne, puisque le prix dâune piĂšce Ă©tait descendu de 6 et 7 francs Ă 2 francs et mĂȘme Ă 1 fr.
25. Cette neutralitĂ© il ne lâavait abandonnĂ©e que le jour oĂč il lui avait semblĂ© nĂ©cessaire, urgent, de prendre de sĂ©rieuses mesures de prĂ©caution. Il dĂ©clara du reste, que ce que lâon appelait lâĂ©meute du 4 janvier « avait Ă©tĂ© exagĂ©rĂ©e Ă plaisir » et que « lâordre matĂ©riel nâavait jamais Ă©tĂ© sĂ©rieusement troublĂ© ».
Le prĂ©sident du Conseil prononça un vif Ă©loge des syndicats considĂ©rĂ©s comme rĂ©gulateurs de la vie et des revendications des travailleurs ; il se fĂ©licita dâavoir pu mettre un terme au diffĂ©rend qui, un instant, avait dĂ©suni patrons et ouvriers. Le dĂ©putĂ© socialiste Dejeante avait dĂ©posĂ© un ordre du jour exprimant le regret « de lâintervention de lâarmĂ©e dans les grĂšves » ; il ne put grouper que 101 voix, et un ordre du jour de confiance en le Cabinet fut adoptĂ© par 384 voix contre 74.
Parmi les plus graves reproches adressĂ©s par M. Victor Gay au ministre du Commerce, figurait celui dâavoir donnĂ© Ă des ouvriers plaidant contre les patrons, de vĂ©ritables consultations sur la loi relative aux accidents de travail et sur lâinterprĂ©tation qui pouvait lui ĂȘtre donnĂ©e. Grand crime, en effet, que de donner des avis Ă des travailleurs, en pareille matiĂšre !
Nous ne citerons que pour mĂ©moire la scandaleuse discussion qui se dĂ©roula Ă la Chambre Ă propos du procĂšs intentĂ© aux Assomptionnistes et, plus particuliĂšrement, de lâattitude de M. Bulot, procureur de la RĂ©publique, qui, au cours de son rĂ©quisitoire, avait donnĂ© lecture de lettres saisies dans lesquelles les « pĂšres » se rĂ©jouissaient de lâĂ©lection de certains dĂ©putĂ©s. M. Motte, le puissant industriel qui, grĂące Ă lâappui dâune formidable coalition dans laquelle les conservateurs figuraient au premier plan, avait remplacĂ© Jules Guesde comme dĂ©putĂ© du Nord, avait adressĂ© une question, transformĂ©e en interpellation par M. Gourd. Sur la demande du Gouvernement, la Chambre avait ajournĂ© lâinterpellation ; mais les Assomptionnistes, sur ces entrefaites, avaient Ă©tĂ© condamnĂ©s Ă des peines trĂšs lĂ©gĂšres et dissous et il sâen Ă©tait suivi de vĂ©ritables manifestations de la part de membres de lâĂ©piscopat français, de lâarchevĂȘque de Paris et autres dignitaires de province. BlĂąme, suppression de traitements avaient Ă©tĂ© la rĂ©ponse du Gouvernement, et les attaques de la presse clĂ©ricale, de la presse progressiste, en avaient pris une rare acuitĂ©.
Quelques jours aprĂšs avait lieu le renouvellement triennal du SĂ©nat : il fut marquĂ©, dans le dĂ©partement de la Seine, par lâĂ©chec de M. A. Ranc qui avait menĂ©, dĂšs la premiĂšre heure, une ardente campagne en faveur du capitaine Dreyfus. Par contre, dans la Loire-InfĂ©rieure, le gĂ©nĂ©ral Mercier fut Ă©lu sĂ©nateur ; â il est ainsi des collĂšges Ă©lectoraux qui ne sont vraiment pas difficiles dans le choix de leurs reprĂ©sentants !
Le budget de lâexercice 1900 nâayant pu ĂȘtre votĂ© en temps prescrit, on vivait sous le rĂ©gime des douziĂšmes provisoires â les contribuables nâen sentaient leurs charges ni alourdies, ni allĂ©gĂ©es â on en reprit la discussion et le budget de la guerre donna au dĂ©putĂ© socialiste Sembat lâoccasion dâun discours sur une sĂ©rie de graves abus relevĂ©s dans lâadministration de lâarmĂ©e. Dans un langage Ă©loquent, Ă lâaide de documents prĂ©cis, il dressa un Ă©mouvant rĂ©quisitoire contre les compagnies de discipline et les bataillons dâAfrique ; puis il dĂ©nonça les tares constatĂ©es dans la gestion militaire. Ce discours fut le point de dĂ©part dâune discussion qui, sans la souplesse du prĂ©sident du Conseil, aurait pu ĂȘtre funeste au cabinet, car une polĂ©mique acerbe, virulente, sâĂ©leva entre M. Camille Pelletan, rapporteur de ce budget spĂ©cial et le gĂ©nĂ©ral Galliffet, ministre de la guerre. CâĂ©tait la menace dâune irrĂ©parable rupture entre le gouvernement et lâextrĂȘme-gauche. A M. Camille Pelletan qui avait tracĂ© un tableau assez sombre du rĂŽle jouĂ© dans lâarmĂ©e par les cadres supĂ©rieurs transformĂ©s en une « aristocratie de plus en plus fermĂ©e », le gĂ©nĂ©ral de Galliffet avait brutalement ripostĂ© par un discours sans mesure, au cours duquel il avait dit : « Le discours et le rapport de M. Pelletan, auront produit un effet que nâaura certainement pas voulu M. le Rapporteur du budget de la guerre. Ils auront semĂ© lâinquiĂ©tude dans le pays, lâindiscipline dans lâarmĂ©e et causĂ© la joie de nos ennemis ».
La droite et le centre avaient fort applaudi le ministre de la Guerre et la situation ministĂ©rielle devenait pĂ©rilleuse, dâautant que les socialistes, Ă lâappui de la thĂšse soutenue par M. Pelletan, avaient dĂ©posĂ© une demande dâenquĂȘte parlementaire. Le prĂ©sident du Conseil intervint avec une grande habiletĂ©, mĂ©nageant Ă la fois les susceptibilitĂ©s du rapporteur et du ministre de la Guerre. La demande dâenquĂȘte soutenue par les socialistes fut repoussĂ©e par 440 voix contre 58. Le gĂ©nĂ©ral de Galliffet devenait lâenfant terrible du Cabinet ; câĂ©tait lĂ un prisonnier dĂ©cidĂ© Ă ne pas « lĂącher » ceux qui croyaient lâavoir capturĂ©.
Des discussions passionnĂ©es se produisirent encore au sujet de lâarmĂ©e, Ă tous moments mise Ă lâordre du jour, soit dans le Parlement, soit dans la presse, et lâon sentait bien que chaque parti dĂ©ployait envers elle un zĂšle rare, afin de lâattirer dans son jeu.
Dans le courant de fĂ©vrier, Ă Saint-MandĂ©, avait lieu le banquet des Associations ouvriĂšres de production qui, quelques mois auparavant, avaient si puissamment collaborĂ© Ă lâĂ©rection de la statue de Fourier, un des prĂ©curseurs les plus puissants du socialisme contemporain. Dans cette salle, au lendemain des Ă©lections municipales de 1896, M. Millerand avait prononcĂ© le discours dans lequel il traçait le programme socialiste ; il sây retrouvait, cette fois, avec le prĂ©sident du Conseil, et comme ministre.
Tous deux avaient des idĂ©es bien diffĂ©rentes en matiĂšre Ă©conomique et sociale. Il leur Ă©tait impossible de se confiner sur le terrain politique et de ne parler que de la concentration nĂ©cessaire des forces rĂ©publicaines dans une assemblĂ©e surtout prĂ©occupĂ©e de questions Ă©conomiques ; leur accord parut dâautant plus complet que leurs dĂ©saccords doctrinaux avait paru devoir ĂȘtre plus profonds ; la politique a de ces mystĂšres. M. Waldeck-Rousseau accentua un brin ses idĂ©es et M. Millerand attĂ©nua les siennes : toutefois, le prĂ©sident du Conseil aprĂšs avoir tracĂ© la tĂąche incombant aux syndicats ouvriers, aprĂšs avoir indiquĂ© que les associations professionnelles devenaient en situation de possĂ©der, dĂ©veloppa cette pensĂ©e, que, dans un avenir non Ă©loignĂ©, « le travail demanderait sa rĂ©munĂ©ration de moins en moins au salaire proprement dit, de plus en plus Ă une perception directe des bĂ©nĂ©fices de ses produits ». A son avis, le jour viendrait « oĂč le capital ne se suffisant plus Ă lui-mĂȘme, il faudrait quâil travaille, comme il faudrait que le travail possĂšde ».
Quant Ă M. Millerand, il ne fallait pas sâattendre Ă ce quâil rééditĂąt le discours dont le retentissement avait Ă©tĂ© si grand ; nĂ©anmoins, il dĂ©clara aux travailleurs, qui lâĂ©coutaient, que câĂ©tait Ă eux seuls quâil appartenait de rĂ©aliser leur idĂ©al et il paraphrasa, ou pour mieux dire, il commenta dans les termes suivants la formule socialiste : « LâĂ©mancipation des travailleurs sera lâĆuvre des travailleurs eux-mĂȘmes ». Cette formule « il faut lâentendre, dĂ©clara-t-il, non pas dans le sens Ă©troit et ridicule qui conduirait â et par quels procĂ©dĂ©s ? â Ă diviser la nation en je ne sais quelles catĂ©gories, mais dans ce sens large, Ă©levĂ© et fervent que câest lâhomme qui se fait Ă lui-mĂȘme sa destinĂ©e ; que le temps des miracles est passĂ©, et que câest Ă la fois la charge et lâhonneur des travailleurs, par leurs efforts incessants, par leur Ă©ducation constante, de sâĂ©lever, de sâĂ©manciper, de conquĂ©rir le bonheur qui est devant eux et quâils prendront eux-mĂȘmes dans leurs mains ».
CâĂ©tait lĂ un commentaire de « concentration politique ». Il ne pouvait avoir quâune portĂ©e temporaire et secondaire. Il fut ainsi considĂ©rĂ© par les socialistes qui, sans abdiquer leurs convictions, dans un intĂ©rĂȘt de dĂ©fense rĂ©publicaine, donnaient leur appui au ministĂšre Waldeck-Rousseau.
Des Ă©lections complĂ©mentaires dans lâAube et dans lâIsĂšre marquĂšrent de sensibles progrĂšs pour le parti socialiste. Mans la 2e circonscription de Troyes, le citoyen Pedron, un des plus fidĂšles amis de Jules Guesde, obtenait 3.795 voix alors quâen 1898 le candidat socialiste nâen avait obtenu que 1.606 et dans la 2e circonscription de lâarrondissement de la Tour-du-Pin, le candidat socialiste en gagnait prĂšs de 1.300 depuis la mĂȘme Ă©poque oĂč le parti nâen avait obtenu que 343.
La discussion du budget sâaccusait de plus en plus lente et le vote dâun quatriĂšme douziĂšme provisoire allait sâimposer, tant les incidents se greffaient sur une foule de points, lâopposition faisant flĂšche de tout bois pour battre en brĂšche le gouvernement plus particuliĂšrement chargĂ© dâune mission de dĂ©fense rĂ©publicaine. Lâinitiative des dĂ©putĂ©s en matiĂšre de finances avait provoquĂ© un amendement de M. Berthelot, dĂ©putĂ© de Paris, tendant Ă leur enlever ce droit et, sauf de lĂ©gĂšres modifications, cet amendement Ă la loi de finances avait Ă©tĂ© adoptĂ©, grĂące Ă lâappui donnĂ© par MM. Jules Roche et Ribot. Cette rĂ©solution fort discutable nâa pas, du reste, empĂȘchĂ© les dĂ©penses de se dĂ©velopper, surtout celles qui figurent parmi les moins utiles.
Une trĂšs vive discussion se dĂ©roula le 23 mars Ă propos dâune interpellation adressĂ©e par un membre de la droite, M. dâAulan, sur les promotions rĂ©cemment faites dans la LĂ©gion dâhonneur. M. dâAulan visait le ministre du commerce au sujet de deux dĂ©corations dont lâune accordĂ©e Ă un grand couturier, M. Paquin, qui ne remplissait pas les conditions requises au point de vue industriel et commercial et qui avait, en outre, Ă©tĂ© frappĂ© de nombreuses contraventions pour violation flagrante des lois du travail. Les explications du ministre firent peu dâimpression sur la Chambre et il lui fallut se contenter du vote de lâordre du jour pur et simple. Les socialistes, qui dâordinaire, soutenaient le nouveau gouvernement sâabstinrent et le dĂ©putĂ© socialiste de lâIsĂšre, ZĂ©vaĂšs, pour affirmer la protestation des irrĂ©ductibles du parti, dĂ©posa une proposition rĂ©servant « aux actes de bravoure et de dĂ©vouement accomplis en prĂ©sence de lâennemi » la dĂ©coration de la LĂ©gion dâhonneur. En janvier 1895, lors de la discussion du budget de la LĂ©gion dâhonneur, JaurĂšs, Millerand et Guesde avaient dĂ©posĂ© un amendement de tous points identique. Lâurgence, Ă laquelle ne sâopposa pas le gouvernement, fut adoptĂ©e et la proposition renvoyĂ©e Ă une Commission spĂ©ciale⊠elle nâen est jamais revenue !
Des incidents graves et douloureux sâĂ©taient produits Ă la Martinique dans le courant du mois de fĂ©vrier, au cours dâune grĂšve dâouvriers agricoles rĂ©clamant contre un abaissement notable des salaires. Un drame poignant sâĂ©tait dĂ©roulĂ© Ă lâusine du François oĂč un lieutenant, envoyĂ© avec un dĂ©tachement de vingt-cinq hommes, avait fait exĂ©cuter des feux de salve sur les grĂ©vistes dont plusieurs avaient Ă©tĂ© tuĂ©s ou blessĂ©s. Ce tragique Ă©vĂ©nement avait provoquĂ© une vive Ă©motion et une interpellation avait Ă©tĂ© adressĂ©e au ministre des Colonies. AprĂšs MM. Duquesnay et Gerville-RĂ©ache, dĂ©putĂ©s des Antilles, FourniĂšre, dĂ©putĂ© soci...