Au commencement de lâannĂ©e 1547, la rĂ©publique de GĂȘnes se trouvoit dans un Ă©tat que lâon pouvoit appeler heureux sâil eĂ»t Ă©tĂ© plus affermi. Elle jouissoit en apparence dâune glorieuse tranquillitĂ© acquise par ses propres armes, et conservĂ©e par celles du grand Charles-Quint, quâelle avoit choisi pour protecteur de sa libertĂ©. Lâimpuissance de tous ses ennemis la mettoit Ă couvert de leur ambition, et les douceurs de la paix y faisoient revenir lâabondance, que les dĂ©sordres de la guerre en avoient si long-temps bannie ; le trafic se remettoit dans la ville avec un avantage visible du public et des particuliers et si lâesprit des citoyens eĂ»t Ă©tĂ© aussi exempt de jalousie que leurs fortunes lâĂ©toient de la nĂ©cessitĂ©, cette rĂ©publique se seroit relevĂ©e en peu de jours de ses misĂšres passĂ©es, par un repos plein dâopulence et de bonheur. Mais le peu dâunion qui Ă©toit parmi eux et les semences de haine que les divisions prĂ©cĂ©dentes avoient laissĂ©es dans les cĆurs Ă©toient des restes dangereux qui marquoient bien que ce grand corps nâĂ©toit pas encore remis de ses maladies, et que sa guĂ©rison Ă©toit semblable Ă la santĂ© apparente de ces visages bouffis sur lesquels un peu dâembonpoint cache beaucoup de mauvaises humeurs. La noblesse, qui avoit le gouvernement entre ses mains, ne pouvoit oublier les injures quâelle avoit reçues du peuple dans le temps quâelle Ă©toit Ă©loignĂ©e des affaires. Le peuple de son cĂŽtĂ© ne pouvoit souffrir la domination de la noblesse que comme une nouvelle tyrannie qui Ă©toit contraire aux ordres de lâĂtat. Une partie mĂȘme des gentilshommes qui prĂ©tendoient Ă une plus haute fortune envioit ouvertement la grandeur des autres. Ainsi les uns commandoient avec orgueil, les autres obĂ©issoient avec rage, et beaucoup croyoient obĂ©ir parce quâils ne commandoient pas assez absolument ; quand la Providence permit quâil arrivĂąt un accident qui fit Ă©clater tout dâun coup ces diffĂ©rens sentimens et qui confirma pour la derniĂšre fois les uns dans le commandement, et les autres dans la servitude.
Câest la conjuration de Jean-Louis de Fiesque, comte de Lavagne, quâil faut reprendre de plus loin, pour en connoĂźtre mieux les suites et les circonstances.
Au temps de ces fameuses guerres dans lesquelles Charles-Quint, empereur, et François premier, dĂ©solĂšrent toute lâItalie, AndrĂ© Doria, sorti dâune des meilleures maisons de GĂȘnes, et le plus grand homme de mer qui fĂ»t Ă cette heure-lĂ dans lâEurope, suivoit avec ardeur le parti de la France, et soutenoit la grandeur et la rĂ©putation de cette couronne sur les mers, avec un courage et un bonheur qui donnoient autant dâavantage Ă son parti que dâĂ©clat Ă sa gloire particuliĂšre. Mais câest un malheur ordinaire aux plus grands princes de ne considĂ©rer pas assez les hommes de service, quand une fois ils croient ĂȘtre assurĂ©s de leur fidĂ©litĂ©. Cette raison fit perdre Ă la France un serviteur si considĂ©rable ; et cette perte produisit des effets si fĂącheux, que la mĂ©moire en sera toujours funeste et dĂ©plorable Ă cet Ătat. En mĂȘme temps que ce grand personnage fut engagĂ© dans le service du Roi en qualitĂ© de gĂ©nĂ©ral de ses galĂšres, avec des conditions avantageuses, ceux qui tenoient les premiĂšres places de la faveur et de la puissance dans les conseils commencĂšrent Ă envier et sa gloire et sa charge, et formĂšrent le dessein de perdre celui quâils voyoient trop grand, seigneur pour se rĂ©soudre jamais Ă dĂ©pendre dâautres personnes que de son maĂźtre. Comme ils jugĂšrent quâil ne seroit dâabord ni sĂ»r ni utile Ă leur dessein de lui rendre de mauvais offices auprĂšs du Roi, qui venoit de tĂ©moigner une trop bonne opinion de lui pour en concevoir sitĂŽt une mauvaise, ils prirent une voie plus dĂ©licate ; et joignant les louanges aux applaudissemens publics que lâon donnoit aux premiĂšres armes que Doria avoit prises pour la France, ils se rĂ©solurent de lui donner peu Ă peu des mĂ©contentemens que lâon pouvoit attribuer Ă la nĂ©cessitĂ© des affaires gĂ©nĂ©rales plutĂŽt quâĂ leur malice particuliĂšre et qui nĂ©anmoins ne laissĂšrent pas de faire lâeffet quâils prĂ©tendoient. Ils sâappliquĂšrent donner Ă cet esprit altier et glorieux matiĂšre de sâĂ©chapper, pour avoir un moyen plus aisĂ© de le ruiner dans lâesprit du Roi ; et les affaires que sa charge lui donnoit dans le conseil ne fournirent, Ă ceux qui y avoient toute lâautoritĂ©, que trop dâoccasions de le dĂ©sobliger. TantĂŽt lâon trouvoit les finances trop Ă©puisĂ©es pour fournir Ă de si hauts appointemens ; tantĂŽt on le payoit en mauvaises assignations ; quelquefois ses demandes Ă©toient trouvĂ©es injustes et dĂ©raisonnables. Ă la fin ses remontrances sur les torts quâon lui faisoit furent rendues si criminelles auprĂšs du Roi, par les artifices de ses ennemis quâil commença dâĂȘtre importun et fĂącheux et peu Ă peu il passa auprĂšs de lui pour un esprit intĂ©ressĂ©, insolent et incompatible. Enfin on le dĂ©sobligea ouvertement, en lui refusant la rançon du prince dâOrange son prisonnier, que son neveu Philippin Doria avoit pris devant Naples, et que le Roi avoit retirĂ© de ses mains. On lui demanda mĂȘme avec des menaces le marquis Du Guast et Ascagne Colone pris Ă la mĂȘme bataille. On ne parla plus de lui tenir la parole quâon lui avoit donnĂ©e de rendre Savone Ă la rĂ©publique de GĂȘnes et comme on vit que cet esprit prenoit feu au lieu de cacher ses dĂ©goĂ»ts, sous une modĂ©ration apparente, ses ennemis nâoubliĂšrent rien pour les accroĂźtre. M. de Barbezieux fut commandĂ© pour se saisir de ses galĂšres et mĂȘme pour lâarrĂȘter sâil Ă©toit possible. Cette faute Ă©toit aussi pleine dâimprudence que de mauvaise foi et lâon ne sauroit assez blĂąmer les ministres de France dâavoir prĂ©fĂ©rĂ© leurs intĂ©rĂȘts au service de leur maĂźtre, et ĂŽtĂ© Ă son parti le seul homme qui pouvoit le maintenir en Italie : et puisquâils vouloient le perdre, on peut dire quâils furent fort malhabiles de ne lâavoir pas perdu tout-Ă -fait, et de lâavoir laissĂ© dans un Ă©tat oĂč il Ă©toit capable de nuire extrĂȘmement Ă la France et Ă eux-mĂȘmes, par le chagrin que le Roi pouvoit prendre de leurs conseils, et par les mauvaises suites quâils avoient attirĂ©es contre son royaume.
Doria, se voyant traitĂ© si criminellement, fait un manifeste de ses plaintes, proteste quâelles ne procĂšdent pas tant de ses intĂ©rĂȘts particuliers que de lâinjustice avec laquelle on refusoit Ă sa chĂšre patrie de lui rendre Savone, qui lui avoit Ă©tĂ© tant de fois promise par le Roi. Il traite avec le marquis Du Guast, son prisonnier ; se dĂ©clare pour lâEmpereur, et accepte la gĂ©nĂ©ralitĂ© de ses mers. La conduite de ce vieux politique fut en cela pour le moins aussi malicieuse que celle des ministres de France, mais beaucoup plus adroite et plus judicieuse. On ne le peut excuser dâune ingratitude extraordinaire de sâĂȘtre laissĂ© emporter aux mouvemens dâune si dangereuse vengeance contre un prince Ă qui lâon peut dire quâil avoit obligation de tout son honneur, puisquâil en avoit acquis les plus belles marques en commandant ses armĂ©es ; et il est difficile de le justifier dâune trahison lĂąche et indigne de ses premiĂšres actions, dâavoir commandĂ© Ă Philippin Doria, son lieutenant, de laisser entrer des vivres dans Naples alors extrĂȘmement pressĂ© par M. de Lautrec, au moment mĂȘme quâil protestoit encore de vouloir demeurer dans le service du Roi. Mais il faut avouer aussi que ce mĂȘme procĂ©dĂ© le doit faire passer pour un homme fort habile dans la politique intĂ©ressĂ©e, en ce quâil mit avec tant dâadresse les apparences de son cĂŽtĂ©, que ses amis pouvoient dire que le manquement de parole dont il se plaignait pour sa patrie Ă©toit la vĂ©ritable cause de son changement ; et que ses ennemis ne pouvoient nier quâil nây eĂ»t Ă©tĂ© poussĂ© par des traitemens trop rudes et trop difficiles Ă souffrir : outre quâil nâignorait pas que le moyen dâĂȘtre en beaucoup de considĂ©ration dans un parti Ă©toit celui dây apporter dâabord un grand avantage. En effet, il prit si bien son temps, et mĂ©nagea sa rĂ©volte avec tant de conduite, quâelle sauva Naples Ă lâEmpereur, que les Français lui alloient ravir en peu de jours, si Philippin Doria eĂ»t continuĂ© de les servir fidĂšlement. Ce changement fut cause de la perte dâun des plus grands capitaines qui fĂ»t jamais sorti de la France, et mit enfin la rĂ©publique de GĂȘnes sous la protection de la couronne dâEspagne, Ă qui elle est si nĂ©cessaire Ă cause du voisinage de ses Ătats dâItalie. Aussi fut-ce la premiĂšre action dâAndrĂ© Doria pour le service de lâEmpereur, aprĂšs quâil se fut ouvertement dĂ©clarĂ© contre le Roi.
Cet homme habile et ambitieux, connoissant au point quâil faisoit les intrigues de GĂȘnes et les inclinations des GĂ©nois, ne manqua pas de mĂ©nager des esprits quâon a de tout temps accusĂ©s dâaimer naturellement la nouveautĂ©. Comme il avoit beaucoup dâamis et de partisans secrets dans la ville qui lui rendoient compte de ce qui sây passoit, il avoit soin aussi dây confirmer les uns dans le mĂ©contentement quâils tĂ©moignoient du gouvernement prĂ©sent et dâessayer dâen faire naĂźtre dans lâesprit des autres ; de persuader au peuple que les Français ne lui laissoient que le nom de la souverainetĂ© pendant quâils en retenoient tout le pouvoir. Il faisoit reprĂ©senter Ă la noblesse lâimage du gouvernement ancien, qui avoit toujours Ă©tĂ© entre ses mains ; et enfin il insinuait Ă -tout le monde lâespĂ©rance du rĂ©tablissement gĂ©nĂ©ral des affaires dans un changement.
Sa cabale Ă©tant faite, il sâapprocha de GĂȘnes avec ses galĂšres il mit pied Ă terre, et rangea ses gens en bataille, sans trouver aucune rĂ©sistance. Il marcha dans la ville, suivi de ceux de son parti qui avoient pris les armes au signal arrĂȘtĂ©. Il occupa les principaux lieux, et sâen rendit maĂźtre presque sans mettre lâĂ©pĂ©e Ă la main. ThĂ©odore Trivulce, qui y commandoit pour le Roi, perdit avec GĂȘnes toute la rĂ©putation quâil sâĂ©toit acquise dans les guerres dâItalie, parce quâil nĂ©gligea de rompre les pratiques qui sây Ă©toient tramĂ©es, quoiquâil en fĂčt averti et quâil aima mieux pour sauver sa vie et son argent, faire une honteuse composition dans le chĂątelet, que de sâensevelir honorablement dans les ruines de cette place si importante au service de son maĂźtre.
Les Français ne furent pas plus tĂŽt chassĂ©s de GĂȘnes, que lâon entendit crier dans les rues le nom de Doria : les uns, suivant dans ces acclamations leurs vĂ©ritables sentimens, les autres essayant de cacher par des cris de joie dissimulĂ©s lâopinion quâils avoient donnĂ©e en diverses occasions, que leurs pensĂ©es nâĂ©toient pas conformes Ă la joie publique. Et la plupart se rĂ©jouissoient de ces choses (comme câest lâordinaire des peuples), par la seule raison quâelles Ă©toient no...