Je sais que la littérature ne nourrit pas son homme.
Par bonheur, je n’ai pas très faim.
Jules Renard
CHAPITRE UN
Aux temps lointains
Movelier
«Pour être plus belle encore, il te suffit, aux aurores, de passer ton visage dans la rosée des prés de luzerne. »
C’est ce qu’affirmait le vieux Grégoire, qui passait pour être le sage du lieu, à la fille de Monsieur le Maire. Il faut croire que le conseil avait porté fruit, puisque Élisabeth était – personne ne le contestait – le plus joli brin de fille du village.
Interpellée par sa mère, la jeune fille jeta un dernier regard à son miroir complice. Coquette, l’œil mutin, débordante de vitalité, la jeune fille, avait, ce jour-là, mis sa robe des grandes occasions et ses plus fines dentelles. Elle était prête pour le grand événement auquel son père et les autres notables se préparaient depuis des semaines.
Joseph-Guillaume Rinck de Baldenstein était un grand seigneur. Soixante-quatorzième prince-évêque de Bâle, il avait la réputation d’être un homme juste et bon, excellent administrateur, dont les ambitions étaient de moderniser son pays et de régner avec justice et sagesse. « C’était un esprit orné et brillant qui ne dédaignait point d’être également un esprit pratique et c’est par son zèle pour le bien public que ce prince sut se gagner l’affection de tous. »
Il conservait toujours son titre, même si l’un de ses prédécesseurs avait perdu, depuis les temps déjà très lointains de la Réforme, sa place forte qu’était la ville de Bâle. Les bourgeois de cette ville, respectueux envers leur prince, mais républicains de cœur et de surcroît largement acquis aux idées réformatrices et rigoureuses de Luther, l’avaient remercié de ses bons services ; la cité, adoptée par le grand humaniste Érasme, par les peintres Holbein le Jeune et Dürer et par tant d’autres grands esprits et artistes de l’époque, s’était alors ralliée à la toute-puissante république de la Confédération helvétique, en 1501. Les princes-évêques de Bâle conservant leur titre siégeaient depuis des lustres au château de Porrentruy, petite ville catholique et francophone. Ce château, bien qu’imposant, logeait dans ses murs une cour relativement modeste, ainsi que toute l’administration du pays. Mais le prince n’avait nul besoin de courtisans. Aujourd’hui encore, on visite toujours ce complexe seigneurial parfaitement rénové et très bien entretenu. Son immense donjon est impressionnant tout comme la vue sur la ville moyenâgeuse et la campagne bucolique environnante.
Ma passion pour l’histoire de ce petit pays qu’est le Jura ou de ce pays qui n’existe plus, l’ancien évêché de Bâle, remonte à l’adolescence. C’est alors que je découvrais, en plus des premiers bonheurs que procure la lecture, l’amour des vieilles pierres, des remparts parfois cachés sous les ronces, de nos fermes et châteaux de ces âges perdus ainsi que des anciens chemins qui, aujourd’hui encore donnent parfois la curieuse impression de ne vous amener nulle part, ce que j’ai d’ailleurs toujours trouvé quelque peu mystérieux, irrésistiblement attirant et parfois même inquiétant.
Je trouve un grand plaisir ici à parler de certains lieux particulièrement évocateurs de la terre de mes ancêtres et de ces ancêtres eux-mêmes. Des endroits où en vérité j’ai peu vécu, mais où je me suis attardé au fil des ans et au cours de mes nombreux retours, ou qui, tout simplement, m’ont fasciné à travers les livres trouvés chez les quelques rares bouquinistes ou libraires de la région, reçus par des amis et des cousins, ou encore dénichés à la Société jurassienne d’Émulation. Des endroits qui, aujourd’hui encore, continuent de bercer mes rêves. C’est plus fort que moi et j’ai toujours en tête un projet que je n’ai pas réussi à réaliser lors de ma précédente visite. Que ce soit un coin à revoir, un nouveau à découvrir, un sentier à parcourir, une montagne à gravir ou visiter une chapelle isolée que j’imagine au temps des belles processions de la Fête-Dieu. L’histoire de ce pays quelque peu oublié, en dehors des grandes routes, loin des circuits touristiques, est si riche que je tente depuis de nombreuses années non seulement de toujours en savoir plus, mais aussi de connaître sa grande et sa petite histoire, à travers les écrits de ses historiens et de ses amoureux de cœur et d’esprit des vieux sites jurassiens.
Puis, un jour, me vint l’idée de prendre quelques notes, de gribouiller quelques pages sur un petit carnet que je traînais dans ma poche, pour mon seul plaisir et comme tant de gens le font en voyage, pour ne pas oublier, guidé que j’étais par la nostalgie et cette soif d’en connaître plus, sachant cependant très bien que ma vie se terminerait un jour en terre d’Amérique et non pas sur celle de mes ancêtres.
Mais, comme chacun le sait, pour se permettre d’écrire, aller plus loin que le carnet, et cela même sans aucune prétention, ne serait-ce que pour son propre plaisir, il faut avant tout avoir beaucoup lu. C’est, en effet, par la lecture que l’on arrive quelquefois à l’écriture. C’est un passage long, permanent, pénible et indispensable. Et cela, en sachant très bien que, si la lecture permet parfois de devenir à son tour auteur, elle ne fait pas nécessairement de nous un écrivain.
Ce vieux pays, une grande partie de l’ancienne Rauracie, était autrefois terre de passage pour de nombreux envahisseurs et comprenait entre autres, les territoires du canton du Jura suisse actuel, ainsi que celui du Jura bernois. Il était habité par les Rauraques, peuplade gauloise alliée des Helvètes, lesquels occupaient alors une partie de la Suisse actuelle. En 58 avant J.-C, tout comme les Helvètes, ils brûlèrent leurs villages et, sous la conduite de leur chef Divico, tentèrent de traverser le Rhône vers Genève afin de s’établir dans les terres fertiles et plus clémentes du sud de la Gaule et plus particulièrement de l’Aquitaine actuelle. Ils en furent empêchés par Jules César qui, magnanime après la bataille, les força à retourner chez eux et à reconstruire leurs villages. Notons au passage, comme vous le soulignerait chaque Jurassien de cœur, que politiquement il existe aujourd’hui deux « Jura », lesquels ne devraient en toute logique n’en faire qu’un seul. Mais cela, c’est une autre histoire et ce n’est pas le but de ce livre.
L’évêché de Bâle était donc une principauté dont le seigneur en était le prince-évêque. Tout comme de nombreux autres petits pays, duchés, comtés, royaumes, villes libres ou provinces, l’évêché faisait partie du Saint-Empire romain germanique. Il jouissait d’une grande indépendance, ne relevant que de l’autorité suprême de l’empereur. L’autorité de Monseigneur Joseph-Guillaume s’étendait al...