CHAPITRE 1
Une jeunesse à l’italienne
Où est allé tout ce monde
Qui avait quelque chose à raconter
On a mis quelqu’un au monde
On devrait peut-être l’écouter
Un musicien parmi tant d’autres
L’enfance de Serge Fiori se révèle aussi solitaire et sombre que la maison dans laquelle il a grandi. Fils unique de Georges Fiori et de Claire Dauphinais, il est l’un des derniers descendants masculins de la lignée de Giuseppe Fiori, son grand-père.
Giuseppe
En termes imagés, Fiori décrit son grand-père comme un morceau de granit qui n’a pas été façonné entièrement, qui aurait dû être sculpté, mais dont l’artiste se serait désintéressé avant d’avoir terminé son œuvre.
Tout, chez cet homme, lui faisait peur : son physique imposant, ses gros pieds, son nez proéminent, sa voix rocailleuse, son accent italien prononcé. Bien qu’il ait vécu au Québec jusqu’à sa mort, l’homme n’a jamais réussi à parler un français correct. Il ne parvenait même pas à prononcer convenablement le prénom de son petit-fils : soit il utilisait l’expression mio filio, soit il l’appelait Shergué. Les autres enfants de la famille évitaient le grand-père et c’est Serge qui, à contrecœur, se retrouvait sur ses genoux, étouffé par les embrassades du vieil homme et assailli de chatouillis dans les oreilles : « Ça me gossait d’être son préféré ! » reconnaît-il.
Pourtant, l’homme le fascinait. À ses yeux, il représentait un insondable mystère : une partie importante de ses origines. Sans les racines italiennes que son grand-père lui a transmises, il n’est pas certain que Serge aurait exécuté la musique qu’il a composée de la même façon. On a souvent fait remarquer à Fiori qu’il y avait l’influence d’un Ennio Morricone chez lui. Le musicien d’Harmonium, pour sa part, croit plutôt que c’est son grand-père qui lui a instillé ces valeurs italiennes, liées à la musique romantique. Lorsqu’il repense à son aïeul et qu’il se remémore l’intrigant paradoxe entre son côté mafieux et bandit, et son goût prononcé pour le décorum, les parures et les soupers officiels, Serge évoque la scène du mariage qui apparaît au début du film Le parrain de Coppola : alors que la cérémonie bat son plein, le parrain, de son côté, fait du business et traficote dans son bureau !
L’enfance de Fiori, c’est la démesure italienne. Il l’a vraiment constaté en voyant la trilogie de Coppola et en s’imprégnant de la musique de Nino Rota, qui le rejoint profondément. Cette fascination va laisser des traces dans l’œuvre de Serge Fiori. Au sein de sa musique se manifeste un côté résolument nationaliste québécois. Il ressent de vifs sentiments d’appartenance, de fidélité et de loyauté à l’égard du Québec ; ces sentiments, ce sont ses racines italiennes qui en sont responsables. La chose peut sembler contradictoire, mais pour Fiori, ça ne l’est pas : il a peut-être choisi le contexte québécois, mais il exécute le tout à l’italienne.
Lorsqu’il repense à son grand-père, Serge comprend immédiatement pourquoi il se sent sicilien dans l’âme, et québécois sur le plan du cœur. Pourtant, bien qu’il admette l’héritage italien de Giuseppe, Serge Fiori garde le souvenir d’un homme aussi fascinant qu’inquiétant : il se reconnaissait peut-être en son grand-père, mais jamais il ne parvint à bien le cerner et à entretenir des rapports affectifs avec lui. Giuseppe s’avérait un homme distant, toujours isolé du reste de la famille : dans sa demeure, quand la fête battait son plein et que la famille festoyait bruyamment dans la cuisine, lui demeurait au salon, installé devant des piles de papiers et de licences – il avait la responsabilité de les attribuer, parfois un peu arbitrairement – et de liasses de billets de banque attachées par des élastiques, magouillant au téléphone, s’engueulant avec l’un ou l’autre de ses interlocuteurs. Puis, vers deux heures du matin, il enfilait son manteau et disparaissait dans la nuit pour ne rentrer qu’au petit matin. Pas étonnant que Le parrain ait tant marqué le musicien.
Chacun devient le premier homme
Sorti d’une autre forme
La terre lui fournit un visage
La lune lui donne son langage
Le premier ciel
Revenons en arrière.
Lorsque Giuseppe débarque à Montréal au début du siècle, il est loin de s’imaginer qu’il va engendrer une famille de musiciens, encore moins que le nom de Fiori marquera l’histoire de la musique au Québec. Né dans un village des Abruzzes, il n’a que dix-sept ans lorsqu’il arrive dans la métropole. Certains membres de la famille croient que Giuseppe aurait troqué Fioré, son nom original, pour celui de Fiori, tant il est rare de trouver cette dénomination dans la région des Abruzzes. Fiori serait plutôt un patronyme répandu en Corse.
Giuseppe se marie à Alida Giraldi (surnommée Ida), elle-même d’origine italienne, mais née au Québec ; son épouse lui donne quatre enfants : trois garçons et une fille. Naissent ainsi tour à tour Émile, Frank, Palmira et Georges, le père de Serge. La famille s’établit dans la Petite Italie et tous les bébés sont baptisés à l’église Notre-Dame-de-la-Défense. Tous les membres de la famille, à l’exception de Giuseppe, parlent couramment trois langues : le français, l’anglais et l’italien. De son côté, Giuseppe baragouine tout juste le français et l’anglais, les mélange allègrement et gardera un fort accent tout au long de sa vie. Incapable de prononcer des mots aussi simples qu’Aspirine (casparina, dira-t-il), il s’impatientera régulièrement de n’être pas compris.
Giuseppe fixe, dans sa chambre, des affiches de Daniel Johnson (le père) et de John Diefenbaker ; il s’implique aussi aux élections pour le compte de l’Union nationale, dont il est l’un des organisateurs. Il gagne par ailleurs sa vie en exécutant de menus boulots que, selon ses proches, il conviendrait davantage de qualifier de petites magouilles. Il prend en charge la fanfare du quartier, promet ici et là des permis qu’en vain il tentera, toute sa vie, d’obtenir pour lui-même. Malheureusement, toutes ces combines ne lui rapportent pas suffisamment pour loger sa famille dans des appartements assez spacieux pour lui convenir. Malgré le fait qu’Alida travaille en tant que couturière une grande partie de sa vie, le couple n’arrivera jamais à joindre les deux bouts, déménagera souvent dans de minuscules logements et, en désespoir de cause, devra plus tard requérir l’aide de leurs trois fils qui s’uniront pour le soutenir financièrement.
En dépit de la pauvreté et des petits logements, il y aura tout de même beaucoup d’amour et de joie au sein de la famille Fiori. Tous les dimanches, Ida et Giuseppe reçoivent enfants et petits-enfants pour un repas de spaghettis et l’esprit de ces rencontres est toujours à la fête. Les trois frères font de la musique, se déguisent, chantent, rient : ils jouent aux cartes, boivent parfois de la bière et s’amusent souvent à parler en double-talk, une espèce de langage ambigu et délibérément évasif à l’endroit des victimes, objets de leurs propos.
Giuseppe incarne le portrait de l’Italien typique de la rue Dante. Ce patriarche imposant et strict, qui refusait de payer le pizzo à la mafia pour la protection des nombreux restaurants qu’il a possédés et qui, curieusement, ont tous brûlé, possédait une mémoire prodigieuse... Sur les fiches où il inscrivait les numéros de téléphone de ses multiples contacts, aucun nom n’apparaissait jamais : il conservait tout cela en mémoire.
Giuseppe n’est retourné qu’une seule fois en Italie : il avait alors soixante-cinq ans. Il s’est éteint une quinzaine d’années plus tard, soit à l’âge de soixante-dix-neuf ans, après avoir vieilli comme il avait vécu : introverti, mais entouré de sa famille.
Au sein de la famille Fiori, Palmira, seule fille de Giuseppe et Ida, était la personne la plus proche de Georges, le père de Serge. Elle était mariée à un policier au tempérament violent, Paul. Elle a donné naissance à deux filles, Christiane et Carole ; ces deux cousines seront déterminantes durant l’enfance et l’adolescence de Serge. Elles habitent la même rue que celui-ci, et des liens puissants se forgeront entre les cousines et le cousin, et seront à l’origine d’un instinct de protection très fort de la part de ce dernier à leur égard ; c’est que ses cousines, à la fois témoins et victimes de violences à la maison, accourent toujours auprès de Serge pour se réfugier, et lui confier leurs lourds secrets.
Quant à Georges, le cadet de la famille, il avait hérité de son père un charisme incontestable, une prestance imposante et un sens de la séduction qui faisaient se pâmer les femmes. Bien qu’il n’ait partagé son existence qu’avec Claire Dauphinais, la mère de Serge, Georges était un véritable charmeur.
Albertine
Des années pour gagner
Paix et tranquillité
Conformément établi
Pour la vie
Le travail, la maison
Les obligations
Attends-moi
Serge Fiori a sept ans quand Albertine Dauphinais, sa grand-mère maternelle, une femme douce et généreuse que tout le monde aime et apprécie, emménage avec eux dans le bungalow de Laval. Elle y demeurera durant six années. La présence rassurante de cette femme, ses enseignements et la complicité qui existe entre Serge et elle, constitueront les fondements solides de l’identité québécoise du petit Fiori, qui avait jusqu’alors surtout expérimenté et intégré le côté italien de la famille. C’est sa grand-mère Albertine qui l’initie à l’anglais, au cinéma, à la danse, à l’art en général, à la musique – l’autre musique – et à la société. Son petit-fils lui doit son éveil aux arts et à la culture. Sans elle et son apport majeur dans la découverte de la grande musique, Fiori serait sans doute devenu chanteur de club, comme son père ou, au mieux, crooner à Vegas.
Le grand isolement qui caractérise son enfance, qui lui cause encore aujourd’hui des problèmes, se trouve adouci par la présence et la chaleur d’Albertine. Consciente que la vie de famille chez les Fiori est pour le moins inhabituelle et peu propice au développement d’un enfant, elle décide d’emménager avec eux et, dès lors, tient maison et s’occupe de tout. Georges s’avère un père toujours absent et Claire, submergée de travail et indifférente au bien-être de son fils, gagne son lit dès qu’elle rentre du travail : à sept heures du soir, elle dort déjà. L’arrivée d’Albertine au foyer familial va littéralement sauver Serge de la solitude dans laquelle il demeurait cantonné. Elle prend tout en charge : elle prépare les repas, supervise les devoirs et les leçons du petit, prend soin de Claire et de Georges, en plus de s’occuper de son mari, un alcoolique chronique qui effectue des razzias quotidiennes dans le bar de Georges, tout en lui causant grand tort en répandant dans le voisinage de nombreux ragots à son propos. La présence attentionnée d’Albertine assure un semblant d’unité à cette famille dysfonctionnelle.
Le soir venu, Claire endormie et Georges parti, elle descend en douce chercher son petit-fils et l’entraîne à sa suite dans sa chambre. Le garçon adore et anticipe ce rituel ; afin de ne pas vexer Claire, Serge fait semblant d’aller se coucher quand sa mère le lui ordonne puis, étendu sous la couverture, attend impatiemment que sa grand-mère vienne enfin le chercher. Parvenus dans la chambre d’Albertine, le garçon et sa grand-mère s’installent devant le téléviseur et discutent de choses et d’autres jusqu’au petit matin. L’enfant a beau aller à l’école le matin venu, cette soif d’apprendre qu’étanche Albertine remplace les nuits complètes de sommeil, et ces heures passées en compagnie de sa grand-mère le dynamisent beaucoup plus qu’elles ne le fatiguent. Au sein de cette chambre devenue son refuge, Albertine initie Serge à la vie, à la culture, au monde. Ensemble, ils écoutent et commentent les documentaires diffusés en français ou en anglais : c’est qu’Albertine a très tôt enseigné l’anglais à son petit-fils.
Serge a cinq ans quand, un jour qu’il joue près de sa grand-mère, celle-ci se met subitement à lui parler en anglais. Perplexe, l’enfant s’interroge sur ce qu’elle dit ; peu après, il commence à répéter, et ce, presque sans accent, les mots qu’il vient tout juste d’entendre. Dès lors, son apprentissage s’effectue à une cadence remarquable, et de fil en aiguille, il intègre cette nouvelle langue. Afin d’en peaufiner l’usage, Albertine et son petit-fils prennent l’autobus deux ou trois fois par semaine pour se rendre au cinéma et assister aux projections de films en anglais, surtout des films musicaux, les musicals, dont sa grand-mère est friande.
Dans le secret de cette chambre, Albertine et lui s’imprègnent de la culture avec ravissement. Films, documentaires, reportages politiques, sport : tout est au menu de leurs soirées complices. Au-delà d’un souvenir impérissable de ces moments magiques, Serge Fiori puisera, dans ces soirées échelonnées sur plusieurs années, les fondements mêmes de son identité de jeune Québécois, son ouverture au monde, son goût passionné pour l’art, la danse, la musique, ainsi que son intérêt pour la politique et sa passion pour l’être humain. Albertine elle-même y trouvera son compte : en plus de vivre cette relation privilégiée avec son petit-fils, elle laisse ainsi libre cours à sa passion pour les arts et à son penchant pour la culture, et ouvre la porte à la fibre créatrice qui vibre en elle. Même si, comme beaucoup de femmes de sa génération, elle accepte son rôle, tient maison et prend soin d’autrui avec abnégation, elle nourrit cette part méconnue et créatrice de sa personnalité grâce à ses soirées passées auprès de Serge.
Le hockey va occuper une grande place dans ces soirées exceptionnelles. Serge est un partisan inconditionnel des Canadiens. Qui ne le serait pas ? Il assiste à presque tous les matchs joués à Montréal, assis derrière le banc des joueurs. (« Je pouvais toucher le chapeau de Toe Blake ! ») Eh bien, Serge découvre rapidement que sa grand-mère Albertine partage sa passion dévorante pour les Habitants et qu’elle semble même, si c’est possible, plus fanatique que lui !
Les soirs où se jouent les matchs à l’étranger, Albertine et son petit-fils s’installent à huit heures devant la télé, et...