CHAPITRE 1
LA LOI DE CENTRALISATION DES RÉGIMES FÉDÉRAUX
Dans les siècles démocratiques qui vont s’ouvrir, l’indépendance individuelle et les libertés locales seront toujours un produit de l’art. La centralisation sera le gouvernement naturel1.
ALEXIS DE TOCQUEVILLE
En 1835, Tocqueville dessinait déjà les contours de ce phénomène caractéristique de la modernité qu’est la centralisation. Dans De la démocratie en Amérique, il attirait l’attention de son lecteur sur la conjonction des astres propre à l’âge démocratique, où l’égalité et l’individualisme se conjuguent pour abandonner au pouvoir central la gestion des affaires communes. Naturellement, le juriste normand voyait aussi dans le régime fédéral un moyen propre à contrecarrer cette centralisation administrative. En pareil cas, la faiblesse du gouvernement central lui faisait dire que les juges fédéraux, conscients de la fragilité du pouvoir au nom duquel ils agissent, sont « plus près d’abandonner un droit de juridiction dans des cas où la loi le leur donne, que portés à le réclamer illégalement »2. Deux siècles plus tard, il semble cependant que les fédérations aient bien des difficultés à se soustraire à cette flèche du temps démocratique. Contrairement à ce que pensait Tocqueville, la centralisation a fait son œuvre, y compris aux États-Unis, agissant à chaque échelon décisionnel. Ce que les États américains ont finalement sauvegardé de leurs pouvoirs, ils l’ont fait au détriment des unités inférieures3. L’autonomie locale vantée par Tocqueville, qui y voyait l’école du fédéralisme et de ses principes, est battue en brèche par la migration centripète des compétences4. Seule une poignée de sociétés fédérales paraît résister à cette loi de centralisation. Au point qu’on recourt volontiers au néologisme d’unitarisation pour désigner cette trajectoire contrariée5.
Ce constat est largement partagé. Mais les causes de cette centralisation du fédéralisme restent l’objet de spéculations. Proudhon nous dirait que si « les fédérations tendent à se résoudre dans l’unité », c’est en raison de l’absence d’institutions mutuellistes, en somme, faute de fédéralisme intégral6. Carl Schmitt accuserait volontiers la démocratie ou la souveraineté du peuple. Mais Olivier Beaud a depuis proposé une autre piste. Si les Fédérations sont progressivement conduites à s’étatiser, c’est le plus souvent du fait de pressions qui leur sont extérieures. Les États-Unis auraient ainsi tourné le dos à leur fondement fédératif dans le sillage de l’aventure impériale amorcée à la fin du XIXe siècle7. Ce facteur exogène pourrait évidemment s’étendre à l’influence décisive des guerres et des crises économiques. Il est impossible de comprendre la place occupée par Washington dans le fédéralisme américain sans tenir compte de la guerre de Sécession, des guerres mondiales et du New Deal. Mais en réalité, il faut aussi insister sur l’influence de considérations proprement endogènes aux unions. La donnée culturelle joue un rôle central dans la perpétuation d’une pratique proprement fédérale des institutions. Le processus de centralisation né de l’activisme judiciaire, des guerres, ou de l’influence de partis politiques nationaux a souvent été rendu possible du fait de l’homogénéité des États fédéraux. La centralisation a été d’autant plus facilement acceptée par les États qu’elle était en réalité appelée de leurs vœux par leurs propres citoyens. Des citoyens sensiblement plus attachés à l’interventionnisme fédéral dans le secteur économique et social plutôt qu’au strict respect des frontières étatiques et aux particularismes locaux. La centralisation procède alors souvent de l’absence d’altérités, d’identités distinctes associées aux États membres à même de justifier que les frontières mentales inhérentes au fédéralisme perdurent par-delà les épreuves imposées par l’Histoire et les défis inhérents à la modernité.
Isoler les causes de ce mal fédéral que serait son unitarisation est d’autant plus essentiel à la compréhension du fédéralisme que son émanation institutionnelle peut rapidement perdre son crédit et se voir contester faute de diagnostic approprié. Comme le notait Michael Burgess dans son Comparative Federalism ; Theory and Practice :
La sécession […] peut être justifiée sur la base morale que le marché ou le contrat fédéral a été, soit abandonné, soit sapé à tel point qu’il ne satisfait pas aux objectifs et qu’il ne répond pas aux besoins fondamentaux d’une ou de plusieurs parties de la Fédération. En effet, la continuation du partenariat pourrait même porter préjudice à une identité ou à un intérêt d’une entité constitutive. La justification la plus commune de la sécession dans les fédérations est donc que la Fédération est en quelque sorte devenue moins fédérale dans sa nature et son fonctionnement8.
En 1935, devant le comité du Parlement britannique chargé d’examiner la recevabilité de sa demande de sécession, l’Australie-Occidentale faisait valoir combien les décisions de la Haute Cour – en accentuant la centralisation – avaient dénaturé l’essence de la fédération australienne. Il est vrai que durant la Première Guerre mondiale (sans revenir en arrière ensuite) la juridiction avait cru utile d’augmenter démesurément les compétences du Commonwealth aux dépens des États. Et cela d’une manière que ne pouvait présager le territoire de l’Ouest – déjà réticent – lorsqu’il s’était joint à l’union9. Depuis Londres, la délégation sécessionniste dénoncera (vainement) cette violation de son autonomie constitutionnelle, ce coup de canif porté au contrat fédéral et justifiant sa résiliation10.
1. GRANDEUR ET DÉCADENCE DU CONCEPT FÉDÉRAL
L’échec d’une fédération ne peut pas se résumer à sa dissolution ou à la survenance d’une sécession. Tout comme la pérennité d’un État fédéral, la stabilité de son gouvernement ou plus largement sa prospérité n’est pas synonyme de succès du principe fédéral. La perte des valeurs incarnées par le fédéralisme, la centralisation à laquelle peut succomber un État fédéral sont les plus grandes marques de son échec en tant que Fédération. De la même manière, cette fois sur le terrain de la pensée, la perte de confiance dans la vertu des principes fédéraux marque l’échec, non plus simplement d’une entreprise, mais d’une idée. Or, la légitimité et la vertu intrinsèque du principe fédéral ont été allégrement malmenées au cours du XXe siècle. Il suffit pour s’en convaincre de mettre en perspective les commentaires autorisés de quelques noms illustres de la pensée fédérale pour mesurer la perte d’autonomie graduelle du concept.
1.1. Le déclassement de l’idée fédérale
Il fut un temps où Edward Freeman, premier historien du genre, pouvait affirmer que l’idéal fédéral était la forme la plus achevée de l’ingéniosité politique11. William Gladstone se faisait l’écho de cet enthousiasme en 1878 en disant de la Constitution américaine qu’elle était l’œuvre la plus admirable jamais conçue par un cerveau humain12. Quelque vingt-cinq années plus tard, Henry Sidgwick se croyait encore autorisé à prédire le développement exponentiel du fédéralisme. Le fruit d’une conjonction heureuse née de la montée en puissance des aspirations démocratiques et d’un sens de l’histoire de la civilisation tendant à former continuellement des sociétés plus grandes13. Seulement, cette époque de confiance aveugle où les vertus démocratique et libérale du fédéralisme tendaient à absoudre ou à masquer ses écueils touchait à sa fin. Le modèle fédéral allait bientôt affronter les guerres, les crises économiques et des besoins sociaux toujours plus pressants. Et c’est une lecture autrement plus critique de la praxis fédérale qui va progressivement caractériser tout un pan de la pensée. James Bryce déjà, dans The American Commonwealth, avait cru utile de consacrer deux chapitres-miroirs : l’un aux limites, l’autre aux mérites du modèle fédéral14. On devine lequel des deux aura les faveurs de son ami et collègue Albert V. Dicey lorsque ce dernier stigmatisera au tournant du siècle la faiblesse de l’État fédéral en comparaison de l’unité du modèle de Westminster15. Somme toute, Tocqueville avait déjà alerté son lecteur sur « le plus funeste de tous les vices » propre au régime fédéral : la faiblesse intrinsèque de son gouvernement16.
1.1.1 Fédéralisme et décentralisation
Le fédéralisme étatique est un mode de décentralisation et rien de plus17.
JEAN COMBACAU
Les critiques d’Albert V. Dicey participaient toutefois simplement à opposer deux modèles, unitaire et fédéral, pour en dégager les forces et les faiblesses respectives. Il en ira tout autrement un demi-siècle plus tard des critiques de William H. Riker, pour qui les gouvernements fédéraux contemporains ne se distinguent plus guère des régimes unitaires18. Avec le temps, les motivations originelles de l’union, expansionnistes ou simple réponse à une menace militaire, finissent par s’estomper et, avec elles, la pertinence même du fédéralisme. Si bien que les régimes fédéraux finissent par voir leurs parties constituantes se scinder ou à l’inverse se fondre en un système unitaire inavoué. Non sans provocation, William H. Riker, à qui on doit l’introduction de la théorie du choix rationnel en science politique, en arrivait à la conclusion que l’institution fédérale était une fiction juridique qui n’avait que peu d’effet sur la gouvernance. Elle serait presque sans importance. La persistance du fédéralisme procéderait de l’organisation décentralisée du système de partis et de l’influence de dirigeants locaux intéressés à l’idée de maximiser leurs pouvoirs. L’autonomie locale devrait ainsi bien plus à la culture politique qu’aux institutions fédérales19. Quelques années plus tôt, c’est pourtant ce même William H. Riker qui faisait du XXe siècle « the Age of Federalism »20. Moins d’un lustre plus tard, le politologue déplorait de s’être perdu dans des recherches futiles : l’objet fédéral n’était plus un sujet de recherche autonome. À la même époque, Martin Landau estimait que les États-Unis avaient évolué vers une communauté hautement centralisée et intégrée ; au point de perdre ses caractéristiques fédérales21. Or, c’était aussi d’une fiction dont parlait Johannes Popitz dès les années 1920 pour qualifier la forme fédérale de gouvernement, alors qu’il mettait au jour une loi de centralisation fiscale qui porte depuis son nom.
Dans ces conditions, comment s’étonner du fait que la science économique ne se sente pas liée par la distinction canonique entre régimes unitaires et fédéraux ? L’un des paradoxes de la science fédérale est que la littérature sur le fédéralisme fiscal couvre l’ensemble des modes de dévolution du pouvoir. Il y est question de décentralisation au sens large et non du fédéralisme per se. C’est un amalgame qu’on pourrait juger discutable sur un plan proprement théorique. Mais ce choix est assumé par Wallace Oates, un des grands noms de la discipline22. Sous sa plume, les notions de « fédéralisme » et de « décentralisation fiscales » sont des termes interchangeables23. Ainsi trouve-t-on dans les études, sur le même plan, des États fédéraux et des États proprement unitaires, sans que les premiers justifient qu’on les distingue des seconds par un trait distinctif. Et c’est probablement ce qui devrait nous interpeller. L’étiolement de l’autonomie fédérée, à mesure que se sont imposées les subventions fédérales conditionnées, conduira même au début des années 1980 une spécialiste du fédéralisme américain et un économiste à évoquer dans un article éponyme la fin du fédéralisme aux États-Unis24.
C’est ainsi que s’est progressivement dessiné au cours du XXe siècle un déclassement de l’idée fédérale, réduite à n’être plus qu’une variété de décentralisation. Il n’est plus question comme chez Dicey de justifier le modèle unitaire en mettant en avant les limites du pouvoir partagé. Les flèches les plus mordantes décochées à l’endroit de l’État fédéral laissent entendre que ce modèle a perdu sa singularité comme mode de gouvernement. N’était-ce pas d’une certaine manière ce qu’avait engagé dès les années 1920 le grand juriste autrichien Hans Kelsen en réduisant le fédéralisme à un degré supérieur de décentralisation25 ? Georges Scelle lui-même dira que du point de vue juridique « il n’y a […] aucune différence entre la décentralisation proprement dite et le fédéralisme, si ce n’est une différence de volume ou de degré »26. N’était-ce pas encore ce que dira Maurice Duverger en sciences politiques :
Une discussion théorique s’est élevée sur la distinction entre le « fédéralisme » proprement dit et la « décentralisation ». En fait, il n’y a aucune différence de nature, mais seulement de degré : la décentralisation est un fédéralisme atténué ; le fédéralisme, une décentralisation très poussée27.
À sa manière, William Livingston a lui aussi participé à brouiller les frontières. La science fédérale lui est infiniment redevable pour l’introduction de la notion de « société fédérale » dans la réflexion. Pour autant, la thèse défendue par le professeur texan consume elle aussi l’autonomie du p...