CHAPITRE
LA MÉDIATISATION DU POLITIQUE
Une proposition théorique
Notre analyse s’inscrit dans l’étude du phénomène de la «médiatisation du politique». Le concept, étudié par de nombreux chercheurs, renvoie à un processus de changement social dans lequel les médias sont devenus de plus en plus influents et se sont profondément intégrés dans les différentes sphères de la société (Strömbäck, 2008). Pour Hjarvard (2008), il s’agit plutôt du processus par lequel une société est sans cesse soumise aux médias et à leur logique ou en devient dépendante. Mazzoleni et Schulz (1999) affirment que cette médiatisation provoque une perte d’autonomie pour la classe politique, qui dépend continuellement de ses interactions avec les médias.
Selon Frank Esser et Jesper Strömbäck (2014), il est important de comprendre ce qu’est la médiatisation pour saisir le rôle des médias dans la transformation des démocraties occidentales. Quatre dimensions importantes démontrent à quel point la médiatisation et la communication politique sont interreliées et combien leur relation est complexe (Strömbäck et Esser, 2009). La première dimension réfère à l’importance du média comme source d’information. La deuxième dimension réfère à son indépendance par rapport au gouvernement. La troisième dimension se rapporte aux pratiques médiatiques, tandis que la quatrième dimension concerne les pratiques politiques en matière de communication. Lorsqu’un média devient la source la plus importante d’information, les acteurs politiques ont intérêt à y recourir pour rejoindre la population (première dimension). Plus les médias sont indépendants des institutions politiques, plus le processus de médiatisation s’accélère (deuxième dimension). Également, plus les médias sont indépendants des gouvernements, plus leur contenu est guidé par la logique médiatique. La logique médiatique regroupe les technologies, les normes, les habitudes de communication, et l’organisation de l’information (Chadwick, 2013). Les médias traditionnels et socionumériques, avec leurs nouvelles technologies, s’influencent les uns les autres pour la production de l’information (troisième dimension). Les acteurs politiques doivent donc absolument s’adapter à cette nouvelle réalité médiatique (quatrième dimension). Le cadre d’analyse fourni par Strömbäck et Esser démontre que la médiatisation du politique est un processus à long terme dans lequel l’influence des médias ne cesse d’augmenter, ce qui a nécessairement des répercussions sur les gouvernements. Plus les médias gagnent en importance, plus ils s’intègrent et se fondent dans les sphères sociales et politiques de la société, ce qui leur donne davantage de pouvoir.
Au-delà de la médiatisation, il est aussi pertinent d’évaluer la consommation d’information en 2016. Dans leur rapport Les Québécois et l’information à l’ère du numérique (2016), les chercheurs Sébastien Charlton, Daniel Giroux et Michel Lemieux (2016, p. 15) font le constat suivant:
En 2015, les Québécois francophones ont passé légèrement plus de temps à s’informer qu’en 2013. En fait, depuis 2007, la consommation moyenne quotidienne d’information, tous médias confondus, est passée de 84 à 101 minutes. Il est probable que la multiplication des moyens d’information et des sources crée une hausse du temps consacré à s’informer.
Dans l’Enquête sociale générale réalisée par Statistique Canada en 2016, les chercheurs qui ont étudié l’utilisation des médias pour suivre les nouvelles et l’actualité parviennent à ces résultats: en dix ans, soit de 2003 à 2013, le nombre de Canadiens lisant les nouvelles chaque jour a diminué de 68% à 60% alors que l’utilisation d’Internet a doublé. Cette analyse de Statistique Canada démontre aussi que les citoyens âgés de 55 ans et plus représentent la tranche d’âge qui s’informe le plus. Quatre-vingt-un pour cent d’entre eux consomment des nouvelles, surtout dans les journaux et à la télévision, alors que seulement 37% des jeunes de 15 à 34 ans ont cette habitude. Par contre, ces jeunes lisent beaucoup plus d’information en ligne (77%) comparativement aux 55 ans et plus (36%). «Les médias traditionnels sont fréquentés beaucoup plus intensivement chez les 35 ans et plus», constatent aussi Charlton, Giroux et Lemieux (2016, p. 16). Les acteurs politiques qui élaborent des scénarios de communication en temps de crise doivent tenir compte de cette nouvelle réalité. Ces données sur la consommation d’information démontrent que le choix du média approprié peut différer selon la population visée.
1.L’HYBRIDITÉ MÉDIATIQUE
Andrew Chadwick (2013) affirme que la multiplication des sources d’information a provoqué l’apparition d’un «système médiatique hybride», dans lequel les médias numériques et traditionnels ne font pas que coexister: ils se compétitionnent et interagissent entre eux. Tout en s’adaptant à l’un et l’autre, ils forment un amalgame, une interdépendance dans un environnement médiatique fluide. En constante évolution, leur relation les pousse constamment à s’entremêler et à s’imbriquer. Ce système repose sur les interactions entre l’«ancienne» et la «nouvelle» logique médiatique. Dans son ouvrage The Hybrid Media System: Politics and Power, il explique:
It also makes sense to move away from the idea of a relatively passive mass audience whose frames and perceptions are heavily shaped by a dominant media logic, and toward a model that foregrounds not only the increasingly diverse sources of audience frames and perceptions, but also the growing ability of some, though not all, activist «audience» members to play direct and concrete instrumental roles in the production of media content through their occasionally decisive interventions (Chadwick, 2013, p. 21).
L’impact de ce nouveau modèle médiatique est considérable puisqu’il reconfigure les interactions entre les différents groupes comme les médias, les élus et la population. Chadwick réfère aussi au concept de «pouvoir». Les acteurs du système hybride peuvent «concentrer» ou «diffuser» leur pouvoir simultanément sur plusieurs plateformes:
Political communication has entered a new, more complex and unsettled era, in which power has become more relational, fragmented, plural, and dispersed. The hybrid media system exhibits chaos, nonlinearity, and disintegration but also surprising new patterns of integration (Chadwick, 2013, p. 210).
En général, les acteurs politiques ne semblent pas bien maîtriser l’art de communiquer dans un système médiatique hybride, observent Frank Esser et Jesper Strömbäck (2014, p. 194):
All new forms of communication (the Internet, podcasts, Internet streaming, etc.) are used in addition to traditional forms of mediated communication without replacing them. Nevertheless, parties do not have a clear strategy for the use of these new forms of communication. They use them because others do so, because consultants have told them to do so, and to give supporters the impression of a «modern» and «innovative» party.
Sans parfaitement maîtriser le fonctionnement de ce système, certains acteurs politiques arrivent tout de même à en comprendre suffisamment les caractéristiques pour réussir leurs communications lors d’une crise. Un gouvernement qui comprend bien le fonctionnement du système médiatique hybride continuera de privilégier le recours aux médias traditionnels dans sa stratégie de communication. L’enquête du Centre d’études sur les médias (Charlton, Giroux et Lemieux, 2016) sur les habitudes d’information des Québécois indique que les médias numériques (ceux qu’on ne peut consulter que sur un ordinateur, une tablette numérique ou un téléphone intelligent) ont gagné des parts de marché importantes au cours des dix dernières années pour atteindre 37% en 2015. Pour la première fois, les médias numériques dépassent la télévision conventionnelle. Malgré ces nouvelles données, la télévision rejoint encore des auditoires importants pour les acteurs politiques, soit 30%. De plus, plusieurs médias numériques consultés par les citoyens appartiennent à une des organisations de presse traditionnelle et les gens ont généralement tendance à se tourner vers leurs sites Web pour obtenir leur information politique (Chadwick, 2013). Charlton, Giroux et Lemieux observent d’ailleurs que 56% des internautes fréquentent le site d’un quotidien pour s’informer.
Ainsi, même si les médias socionumériques permettent d’interagir et d’échanger directement avec les citoyens, les médias traditionnels représentent encore leurs sources premières d’information politique (Althaus, 2002; Charlton, Giroux et Lemieux, 2013). Le gouvernement doit donc continuer d’y recourir puisque les médias traditionnels, en se transformant et en s’adaptant au système médiatique hybride, continuent d’exercer leur pouvoir. D’ailleurs, certains dominent toujours malgré une perte d’auditoire (Mutz et Young, 2011). Chadwick prétend aussi que les médias traditionnels, par leur crédibilité, demeurent cruciaux pour véhiculer de l’information. Il donne entre autres l’exemple de l’émission matinale de BBC Radio 4, qui dicte régulièrement l’agenda quotidien des autres médias et des acteurs politiques (Chadwick, 2013, p. 163). Selon lui, les nouvelles formes de communication ne remplacent pas les formes de communication traditionnelles. Elles s’y additionnent.
Cependant, cette théorie de l’«hybridité médiatique» de Chadwick soulève certaines critiques. Par exemple, Matthew Powers (2014) adhère au concept de l’hybridité des médias, qu’il trouve particulièrement bien défini par son collègue. Néanmoins, une fois l’hybridité établie, Powers trouve que le concept manque d’analyse et que sa portée explicative en est atténuée. Si cette nouvelle logique médiatique permet de renforcer le pouvoir des acteurs qui en font partie ou leur apporte de nouvelles occasions, à quel moment et pourquoi ceux-ci profiteraient-ils du système? Powers voudrait que les différentes formes d’hybridité et les contextes dans lesquels elles se présentent soient mieux décrits et expliqués. Il prétend que Chadwick doit étudier davantage l’intégration du système médiatique hybride dans la communication politique et le pouvoir.
De plus, la péremption rapide des nouvelles ne semble pas suffisamment considérée par Andrew Chadwick, une caractéristique toutefois essentielle au modèle du système médiatique hybride. Plus les médias se multiplient et interagissent, plus le cycle d’information s’accélère. Ce faisant, les nouvelles ont une durée de vie écourtée. Le chercheur ne semble pas accorder autant d’importance à cette conséquence du système médiatique hybride, alors que cette réalité est non négligeable pour les acteurs du système, particulièrement pour un gouvernement en gestion de crise. Le fait que les médias exercent autant d’influence sur la durée de vie d’une nouvelle et sur sa médiatisation augmente leur pouvoir dans la société (Mazzoleni, 2008; Strömbäck, 2008; Meyer, 2002). Non seulement les acteurs politiques doivent faire face à un système médiatique hybride qui peut dicter la direction de leurs communications – en choisissant lesquelles sont pertinentes, lesquelles ne le sont pas ou encore, en imposant un cadre d’interprétation –, mais les acteurs politiques doivent aussi composer avec le fait que ce système détermine de surcroît combien de temps leurs communications vivront dans l’espace médiatique.
Bien que la maîtrise du processus de diffusion de messages politiques ait souvent représenté un défi pour les gouvernements, l’avènement du système hybride semble avoir complexifié davantage l’exercice. Les partis qui négligent de le comprendre et de l’exploiter risquent de se retrouver happés par une spirale médiatique difficile à contrôler (Bouzon, 1999; Esser et Strömbäck, 2014). Toutefois, ce nouvel environnement peut aussi représenter un avantage pour les acteurs politiques qui ont choisi d’investir dans la planification de leurs communications et de saisir les potentialités qu’apporte cette logique médiatique transformée. En effet, l’hybridité des médias présente une diversité de moyens de communication permettant aux élus de se distancer des journalistes politiques et de devenir plus indépendants de la presse traditionnelle, ce qui leur permet d’accroître leur présence auprès d’auditoires plus fragmentés.
2.LES TENTATIVES DE CONTRÔLE DU MESSAGE MÉDIATIQUE PAR LES GOUVERNEMENTS
Avant d’étudier les scénarios d’intervention et de contingence en communication politique dans un contexte de crise médiatisée, il est pertinent d’examiner les stratégies de contrôle du message gouvernemental. Au Canada, le virage communicationnel opéré par les partis en réponse au nouveau défi médiatique que représente le système hybride préoccupe les journalistes politiques. Plusieurs en ont fait état dans leurs reportages au cours des dix dernières années. Les communiqués de presse émis par l’Association canadienne des journalistes et la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) ont dénoncé à maintes reprises les stratégies de communication des gouvernements québécois et canadien, plus particulièrement celui dirigé par le PCC entre 2006 et 2015. Ce dernier constitue d’ailleurs un bon exemple de la nouvelle gouvernance politique, décrite par Peter Aucoin (2012). Selon certains chercheurs (Marland, 2016; Bourrie, 2015; Paré et Delacourt, 2014; Esselment, 2014), le gouvernement Harper a graduellement étendu ses tentacules dans l’appareil administratif, jusqu’à effectuer une microgestion des communications. En maîtrisant ainsi le message, le Bureau du premier ministre (BPM) s’organisait pour contrer l’imprévisibilité des médias socionumériques. Dès son arrivée au pouvoir en 2006, le premier ministre Harper a restreint la disponibilité des membres de son cabinet afin de les exposer le moins possible aux médias. Les journalistes n’ont pas été informés des réunions du caucus et les accès aux couloirs du Parlement ont été limités.
Auparavant centralisées au sein du BPM, les communications gouvernementales sont transférées en 2008 au Bureau du Conseil privé (BCP), le ministère du premier ministre du Canada. Les employés des ministères, les scientifiques qui mènent des études pour le compte du gouvernement, ainsi que les hauts fonctionnaires du Parlement doivent obtenir une approbation avant de communiquer quoi que ce soit aux médias. Le journaliste Mark Bourrie (2015) parle carrément de censure dans son livre Kill the Messengers: Stephen Harper’s Assault on Your Right to Know. Entre autres, il y décrit l’incapacité des journalistes à accéder aux personnes détenant l’information à Ottawa, ce qui les oblige à se tourner directement vers l’équipe du premier ministre. De plus, lors des conférences de presse, les reporters souhaitant poser des questions doivent s’inscrire sur une liste et transmettre leurs questions à l’avance.
En 2008, le gouvernement Harper décide de fermer le Système de coordination des demandes d’accès à l’information (SCDAI), un registre public qui permettait aux Canadiens de lire les réponses du gouvernement aux différentes requêtes qui lui étaient acheminées. En 2013, la Commissaire à l’information du Canada déplore une hausse importante du nombre de plaintes des requérants quant aux délais de réponses ou aux différentes dispositions permettant au gouvernement de ne pas leur divulguer des informations (Beeby, 2013). Parallèlement, les conservateurs ont établi leur propre réseau de communication. Stephen Harper a d’ailleurs été l’un des premiers chefs de partis au Canada à s’inscrire sur Twitter en 2008. Le PCC fera son arrivée sur la plateforme de microblogage deux ans plus tard.
En 2009, le BPM commence à diffuser sur le Web des communiqués incluant des photos d’événements officiels prises par son photographe personnel pour que ces images promotionnelles soient reprises par les médias, qui n’ont pas toujours accès à ces activités. En 2010, l’Association canadienne des journalistes lance un avertissement aux citoyens: ce support visuel fourni par le BPM n’offrirait qu’une version aseptisée des événements. En 2014, l’équipe du premier ministre diffuse aussi sur YouTube des capsules vidéo hebdomadaires intitulées Stephen Harper: 24 Seven. Les photos et les vidéos présentent des mises en scène soigneusement orchestrées, montrent le premier ministre sous un angle favorable et servent ainsi à créer le brand, l’image de marque du premier ministre (Marland, 2012). La tactique est employée pour montrer que le premier ministre s’occupe des dossiers, qu’il s’attelle à la tâche, et qu’il ne ménage pas les efforts pour régler un problème. Cette pratique sert aussi à faire diversion. Selon Marland, Giasson et Lees-Marshment (2012), des correspondants parlementaires, dont John Ibbitson, ont remarqué que pour contrer la couverture négative des médias lors de controverses qui secouaient son gouvernement, l’équipe de Stephen Harper rendait publiques sur le site Web du premier ministre des photos sur lesquelles on l’apercevait en plein travail. Ces photos n’avaient toutefois aucun lien avec les critiques dont il faisait l’objet dans la presse. Ces jours-là, il n’était pas présent à la Chambre des communes du Canada pour répondre aux questions. Alex Marland explique comment cette technique a été employée sur une base régulière par l’équipe de Stephen Harper. Dans une nouvelle ère médiatique compétitive, où la rapidité de diffusion de la nouvelle est la priorité, les organisations de presse sont devenues dépendantes de ce genre de «subsides à l’information» qui répond à leur besoin de trouver du contenu rapidement, sans effort, et à moindre coût (Marland, 2012, p. 56). D’après Marland, les partis politiques offrent de plus en plus ce type de produits numériques (des photos, des vidéos ou autres outils visuels) pour lesquels les médias ont un appétit grandissant.
Les données obtenues par La Presse Canadienne (2015) révèlent aussi que le gouvernement Harper a augmenté le budget de publicité faisant la promotion de ses réalisations. Tom Flanagan (2012) y réfère d’ailleurs directement lorsqu’il décrit comment le PCC souscrivait au principe de la campagne permanente. En septembre 2011, le Conseil du trésor a également annoncé la mise en place d’un programme d’uniformisation de l’identité visuelle et de la charte graphique du gouvernement, appliqué entre autres aux sites Web et à l’avion gouvernemental du premier ministre, où la couleur bleue dominait et rappelait celle du PCC. Selon Mark Bourrie, dès l’arrivée au pouvoir de Stephen Harper en 2006, tous les astres étaient alignés pour que son plan de communication fonctionne. Les médias vivaient une période difficile marquée par des bouleversements technologiques et économiques, explique-t-il (Bourrie, 2015, p. 37-41). Les compressions récurrentes dans les salles de nouvelles, l’explosion des coûts d’impression et de diffusion, les pertes de revenus publicitaires au profit des plateformes numériques ainsi que les délais de production de plus en plus rapides ont affaibli tous les médias traditionnels, sans exception. Finalement, le gouvernement Harper recourait régulièrement aux services d’un porte-parole, le directeur des communications Dimitri Soudas. En déléguant cette charge, le premier ministre évitait de répondre directement aux questions des médias. Le porte-parole pouvait réaliser des entrevues officielles pour la presse écrite ou pour la télévision. Le directeur des communications agissait en fait comme adjoint au chef de cabinet et était également responsable des dossiers l...