CHAPITRE 1
Le groupe de codéveloppement professionnel comme approche de formation continue
Définition, principes et fonctionnement
François Vandercleyen1
RÉSUMÉ
Ce chapitre a pour objectif de présenter l’approche du groupe de codéveloppement professionnel, telle qu’élaborée par Adrien Payette et Claude Champagne, ses deux cofondateurs. En plus de définir ce qu’est un groupe de codéveloppement professionnel, le chapitre décrit l’origine, les fondements, les principes ainsi que les conditions de fonctionnement de cette approche. La démarche de consultation structurée en six étapes, située au cœur de cette approche, est également explicitée. L’intention sous-jacente est de permettre au lecteur une compréhension globale de l’approche de codéveloppement avant de plonger dans les adaptations plus précises réalisées par les différentes équipes de recherche à partir du modèle original. Étant donné que le codéveloppement professionnel est issu originellement du milieu professionnel de la gestion et de l’administration, quelques adaptations, notamment terminologiques au milieu de l’éducation, sont avancées afin de faciliter également la compréhension. Les auteurs des chapitres subséquents, par leurs contributions respectives, expliquent comment ils se sont approprié cette démarche pour la mettre en œuvre dans leur propre contexte de formation ou de recherche.
Nous pensons que présenter cette approche de formation, telle qu’élaborée initialement par ses cofondateurs, est essentielle, car elle permettra au lecteur une compréhension à la fois juste et globale du groupe de codéveloppement professionnel. Pour ce faire, nous nous sommes appuyés sur l’ouvrage publié par Payette et Champagne eux-mêmes en 1997, ainsi que sur plusieurs ressources documentaires complémentaires. Ce chapitre propose donc une synthèse enrichie en permettant à la fois un survol rapide des concepts clés sans pour autant prétendre à l’exhaustivité.
1.Qu’est-ce qu’un groupe de codéveloppement professionnel?
La notion de groupe de codéveloppement professionnel comme telle est née au Québec au début des années 1990 à la suite d’une rencontre – plus particulièrement lors d’un échange d’idées et d’un partage de savoirs d’expérience – entre deux enseignants et formateurs passionnés. Près de 30 ans plus tard, cette approche de formation puissante est de plus en plus reconnue, tant sur le plan national qu’international. Mais en quoi consiste cette approche? Cette première section s’attache à retracer l’origine, à définir les objectifs et à préciser les fondements de l’approche de codéveloppement professionnel.
1.1.Son origine
Nous devons à Adrien Payette et Claude Champagne la notion de «groupe de codéveloppement professionnel». Le premier, philosophe de formation, a œuvré dans le domaine de la gestion avant de l’enseigner, tandis que le second, psychologue, a travaillé dans le développement des ressources humaines dans le milieu de la santé et des services sociaux. Tous deux, au cours de leur parcours dans les années 1970-1980, ont été amenés à former des professionnels et des gestionnaires dans leur secteur respectif. Au gré de leurs expériences, ils ont découvert, d’abord séparément puis conjointement, le potentiel d’apprentissage des échanges entre pairs au sein de petits groupes pour améliorer la pratique professionnelle. Les prémisses de l’approche de codéveloppement ont notamment été expérimentées dans le cadre d’une formation de deuxième cycle universitaire (cours optionnel de maîtrise en administration) pour aider les étudiants à réfléchir sur leurs pratiques de gestion (Payette, 1988). En 1994, les deux Québécois se rencontrent dans le réseau de la santé autour d’un projet de groupe de réflexion et d’apprentissage sur leurs pratiques respectives d’animation. Ils travaillent par la suite ensemble pour développer et systématiser une approche d’autoformation ou d’autoperfectionnement par les pairs qui portait alors d’autres appellations.
Quelques années plus tard, ils donnent naissance au «groupe de codéveloppement professionnel» en formalisant leur vision de la formation dans une approche commune. La parution de l’ouvrage éponyme en 1997 matérialise et explicite la démarche systématique ainsi développée. Dès le départ, les auteurs souhaitent que cette méthode soit généralisable à d’autres milieux professionnels (Payette et Champagne, 2011). Depuis lors, de multiples groupes de codéveloppement professionnel ont vu le jour, et ce, dans de nombreux milieux de pratique différents, dont les domaines suivants: santé et services sociaux, milieux scolaire et de l’enseignement supérieur, ministères et organismes gouvernementaux, secteurs privés secondaire (entreprises de production) et tertiaire (ressources humaines, administration, etc.), associations professionnelles et syndicales, organismes communautaires, etc. (Champagne et Desjardins, 2012)
Avec beaucoup de modestie, les auteurs disent eux-mêmes ne rien avoir «inventé». Ils ont cependant fait preuve d’innovation en rassemblant des idées et des pratiques qui avaient du sens pour eux, en phase avec leurs valeurs et leurs convictions sur l’apprentissage et la place centrale de l’apprenant. Ils disent, à ce propos, avoir toujours souhaité «une approche ouverte, égalitaire, simple et facile d’accès afin de s’adresser à des préoccupations concrètes» (Payette et Champagne, 2011, p. 4). En ce sens, ils proposent une démarche d’apprentissage par les pairs et avec eux qui soit structurée et structurante tout en s’appuyant sur plusieurs travaux antérieurs. Les auteurs attachent beaucoup d’importance à la transférabilité de cette approche à différents contextes et selon les clientèles: «II ne s’agira jamais d’une marque déposée […] Il peut s’en trouver des variantes» (Payette et Champagne, 2011, p. 3). Autrement dit, des adaptations sont possibles et existent. Elles sont même encouragées par les auteurs, à condition qu’elles respectent les principes de base. À ce titre, les expérimentations, dont certains chapitres du présent ouvrage font état, en sont une belle illustration.
Quoi qu’il en soit, il n’en découle pas moins une approche de formation unique et originale qui a germé, évolué et fait ses preuves. De nombreux commentaires recueillis au fil des ans, ainsi que les différentes recherches sur le GCP, en témoignent. Le succès des groupes de codéveloppement tient, entre autres, au fait qu’ils répondent à des besoins criants des milieux professionnels (Payette et Champagne, 2011): prendre un temps d’arrêt pour s’exprimer à propos d’une situation professionnelle qui interpelle, susciter des échanges cadrés et structurants entre collègues dans un espace-temps délimité, éviter les écueils d’une formation «théorique» ou aux contenus préprogrammés et briser l’isolement des praticiens.
1.2.Sa définition
Le groupe de codéveloppement professionnel peut être défini comme une méthode de formation et d’apprentissage qui mise sur le groupe et sur les interactions entre les participants pour favoriser une amélioration de leur pratique professionnelle à partir d’une démarche structurée de réflexion sur l’action (Payette et Champagne, 1997).
De manière générale, le groupe de codéveloppement professionnel est une pratique de formation qui réunit quatre à huit personnes qui veulent s’entraider pour apprendre les unes des autres. Ces personnes sont liées par des expertises partagées ou complémentaires et mobilisées par un projet commun: devenir plus efficaces dans leur pratique professionnelle. Elles réfléchissent ensemble et échangent à partir de préoccupations professionnelles vécues, et où l’expérience de chacun devient une ressource mise à disposition de tous. Le moyen privilégié est une démarche structurée de consultation lors de laquelle, dans une perspective de recherche conjointe, les participants échangent afin d’enrichir leur compréhension et d’élargir leur pouvoir d’action (Champagne et Desjardins, 2012; Payette et Champagne, 1997, 2011).
«En mettant l’accent sur le partage d’expériences, sur la réflexion individuelle et collective, et sur des interactions structurées entre praticiens expérimentés» (Payette et Champagne, 1997, p. 8), le modèle entend permettre l’élargissement des capacités d’action et de réflexion de chacun des participants du groupe. Le préfixe co- met ainsi l’accent sur la dimension sociale de la démarche, en partant du principe que le «groupe est plus grand que la somme de ses parties» (Payette et Champagne, 2011, p. 4).
Une autre dimension importante du codéveloppement professionnel est l’aspect structuré des échanges: «La réflexion effectuée en groupe est favorisée par un exercice structuré de consultation qui porte sur des problématiques vécues par les participants. Les uns après les autres, les participants exposent l’aspect de leur pratique qu’ils veulent améliorer, pendant que les autres agissent comme consultants» (Payette et Champagne, 1997, p. 16).
De manière générale, les ingrédients principaux d’un groupe de codéveloppement professionnel pourraient se résumer de la manière suivante: situation professionnelle vécue et relatée par un des participants, réflexion collective et individuelle sur l’action à partir de la situation proposée, échanges de savoirs pratiques et théoriques pour remédier à la situation et apprendre d’elle, interactions structurées et démarche systématique d’apprentissage collaboratif. Nous reviendrons plus précisément sur les éléments constitutifs dans la description de la démarche.
En ce sens, le groupe de codéveloppement professionnel va plus loin qu’une simple rencontre entre collègues, qu’elle soit formelle ou informelle. En effet, des échanges spontanés, peu, voire non structurés, sans moyens d’actions ou stratégies concrètes visant une amélioration de pratique de chacun des participants ne suffisent souvent pas pour permettre un développement professionnel systématique. Payette et Champagne (1997) précisent également que l’approche qu’ils suggèrent se distingue du groupe de soutien ou d’une thérapie de groupe dans la mesure où la personne qui consulte dans ce cadre le fait par rapport à une situation professionnelle, et non pas par rapport à une situation personnelle relative à sa vie privée. Ce groupe ainsi constitué peut être considéré comme une forme de communauté d’apprentissage basée sur des échanges centrés sur les expériences des participants à partir de situations vécues (Payette, 2000).
1.3.Ses objectifs
La finalité de l’approche proposée par Payette et Champagne (1997) s’inscrit donc dans une visée résolument – quasi exclusivement – pragmatique, à savoir d’améliorer la pratique professionnelle des participants et, par conséquent, de contribuer à leur propre efficacité et à leur propre développement. L’idée maîtresse de la démarche est la suivante: mieux comprendre ensemble pour mieux agir individuellement sur les situations professionnelles rencontrées par chacun des participants (Champagne, 2015). Le postulat sous-jacent est que tout individu «apprend de sa propre pratique, en écoutant et en aidant des collègues à cheminer dans la compréhension et dans l’amélioration effective de leur pratique» (Champagne, 2015, p. 8). Par le partage de «savoirs pratiques», cette approche est orientée vers le développement professionnel des participants qui «croient pouvoir apprendre les uns des autres afin d’améliorer leur pratique» (Payette et Champagne, 1997, p. 16).
Il est important que les membres d’un groupe de codéveloppement, en participant et en adhérant à la démarche, s’entendent à poursuivre les mêmes objectifs qui s’inscrivent dans une perspective globale de développement professionnel, à savoir (Payette et Champagne, 1997):
•améliorer son efficacité au travail;
•accepter d’aider et d’être aidé;
•comprendre et tenter de formaliser ses modèles d’intervention;
•réfléchir sur sa pratique et se sentir appartenir à un groupe;
•développer ou consolider une identité professionnelle forte.
Ces objectifs s’inscrivent dans une double composante indissociable, propre à cette approche particulière qui se veut à la fois développementale – améliorer sa pratique – et psychosociale – participer à un groupe qui partage les mêmes valeurs (Payette et Champagne, 1997). Le but ultime de la démarche de codéveloppement est donc fondamentalement pragmatique, dans la mesure où elle vise à rendre la pratique de chacun plus efficace en enrichissant la compréhension et en élargissant la capacité d’action de chacun des participants.
1.4.Ses fondements
Payette et Champagne (2011) reconnaissent volontiers partager des références communes qui ont nourri initialement et guidé leur réflexion sur la question de l’apprentissage collaboratif: Socrate (le philosophe) et Lewin (le psychologue). En effet, le «questionnement socratique», la «dynamique de groupe» et la «science-action» constituent autant de concepts considérés comme des piliers incontournables dans la genèse du codéveloppement professionnel.
Bien qu’elle soit tout à fait unique et originale, l’approche du «groupe de codéveloppement professionnel» s’inspire de plusieurs pratiques préexistantes et s’ancre à partir de courants de pensée bien déterminés. Les principaux fondements théoriques sur lesquels s’appuie le GCP sont les suivants (Champagne et Desjardins, 2012; Payette et Champagne, 1997, 2011): l’action learning (Revans, 1982), la praxéologie (St-Arnaud, 1992, 2003), les communautés de pratique (Wenger, 1998), le paradigme du «praticien réflexif» (Argyris et Schön, 1974; Schön, 1983), et le modèle de l’apprentissage expérientiel (Kolb, 1984). L’apport de chacun de ces ancrages théoriques dans la construction du groupe de codéveloppement professionnel est décrit dans les prochains paragraphes.
L’approche du codéveloppement professionnel tire son lien de parenté avec l’action learning (Revans, 1982), entre autres de la méthode des cas – en référence à des situations réellement vécues – dont elle s’inspire (Payette, 2000). Le GCP se construit en effet à partir de préoccupations professionnelles qui deviennent des sujets à traiter en groupe. Ces préoccupations peuvent se référer à des situations problématiques ou à des projets. Par contre, une distinction majeure est le fait qu’en GCP, ces préoccupations sont des situations qui interpellent portées et vécues actuellement par l’intervenant lui-même, plutôt que des situations portant sur l’avancement d’un projet en cours, mais dont les participants ne seraient pas nécessairement les acteurs principaux: «L’objet du cas est d’abord le membre consultant du groupe plutôt que les personnes auprès desquelles il intervient dans sa profession» (Champagne, 2015, p. 9). Aussi, comme le précise Payette (2000, p. 30), dans le GCP, «c’est toute la pratique du professionnel qui est ouverte à l’étude: chaque participant choisit d’apporter au groupe un morceau de sa pratique». Le groupe de codéveloppement se distingue donc également de l’action learning par le fait que le spectre des situations discutées est potentiellement plus large de même que la constitution du groupe et le format des rencontres.
Une autre influence majeure dans l’élaboration du GCP est l’utilisation du «petit groupe» comme moyen d’apprentissage (St-Arnaud, 1992; Tessier et Tellier, 1990, cité dans Payette et Champagne, 1997). La force de l’intelligence collective à l’œuvre dans les «petits groupes» (quatre à huit) est connue pour constituer un instrument puissant au service de la formation et de l’apprentissage: «Échanger avec d’autres sur ses expériences permet des apprentissages impossibles autrement: la réf...