CHAPITRE 1
Les premières étapes d’une recherche en neuroéducation
Steve Masson et Grégoire Borst
Avant de s’appuyer sur l’une ou l’autre des méthodes de recherche présentées dans les différents chapitres de ce livre, les chercheurs en neuroéducation doivent traverser un ensemble d’étapes. Ce premier chapitre a pour objectif de présenter ces premières étapes qui sont essentielles, non seulement parce qu’elles permettent de sélectionner une méthode adaptée aux objectifs de la recherche, mais aussi parce qu’elles permettent de déterminer les orientations générales de la recherche. Les premières étapes sont de connaître les origines de la neuroéducation et ce qui caractérise la recherche dans ce domaine. Ensuite, il s’agit de bien comprendre les avantages, mais aussi les limites et les difficultés associés à ce domaine de recherche. Cette compréhension est essentielle pour choisir de façon éclairée un objet de recherche cohérent avec les avantages et les limites de l’approche neuroéducative de recherche. Une fois ces éléments bien compris, le chercheur peut finalement choisir un type de design de recherche et les outils qui lui permettront de collecter des données adaptées à son objet de recherche.
1.1 Connaître les origines de la neuroéducation
Dans cette section sont d’abord présentés les événements précurseurs à l’avènement de la neuroéducation, lesquels sont étroitement liés au développement des techniques d’imagerie cérébrale et de la neuroscience cognitive (domaine qui étudie les liens entre le cerveau et les fonctions cognitives comme la mémoire et l’attention). Ensuite, les principaux éléments ayant donné naissance à la neuroéducation sont discutés. Finalement, un aperçu de la manière dont le champ de recherche s’est organisé et structuré au cours des dernières années permet de dresser un portrait de la place actuelle de la neuroéducation dans la recherche en éducation et en neurosciences.
1.1.1 Les événements précurseurs
Depuis de nombreux siècles, les êtres humains essaient de mieux comprendre le fonctionnement de leur cerveau (Ward, 2010, p. 5). Au départ, les observations sont surtout de nature anatomique. Par exemple, il y a plus de 2 000 ans, Aristote (384-322 av. J.-C.) note que le ratio de la taille du cerveau par rapport à la taille du corps est plus grand chez les espèces plus avancées intellectuellement. Quelques siècles plus tard, Galien (129-199) découvre, en observant les blessures au cerveau de gladiateurs romains, que des nerfs relient le cerveau aux autres parties du corps et postule, de façon erronée, que l’expérience mentale provient des ventricules situés au centre du cerveau. Cette croyance s’est perpétuée jusqu’au Moyen Âge dans les travaux de Vésale (1514-1564), père de l’anatomie moderne. À partir de la dissection de cerveaux, celui-ci réalise, en 1543, des dessins anatomiques du cerveau où les ventricules sont reproduits avec beaucoup de détails, mais où le cortex cérébral (région qui, nous le savons aujourd’hui, est impliquée dans les fonctions cognitives de plus haut niveau) n’est que vaguement tracé. En 1685, Vissens dessine avec plus de détails les replis du cortex cérébral, mais ceux-ci semblent avoir été dessinés au hasard et ne représentent pas la structure réelle du cerveau humain.
Vers la fin du XVIIIe siècle, la première théorie (non scientifiquement fondée) faisant le lien entre des régions du cerveau (anatomie du cerveau) et certaines fonctions cognitives voit le jour : la phrénologie. Cette pseudoscience, soutenue par Gall (1758-1828) et Spurzheim (1776-1832), repose sur deux idées. Alors que la première est généralement admise par la communauté scientifique actuelle et stipule que différentes régions du cerveau engendrent différentes fonctions cognitives, la seconde est, quant à elle, complètement fausse. Ainsi, selon la phrénologie, si une région cérébrale est mieux développée, elle est plus grosse et produit une bosse perceptible à la surface du crâne. En touchant le crâne des gens, il serait donc possible, toujours selon la phrénologie, de percevoir des bosses et des creux qui nous renseigneraient sur la personnalité et les particularités cognitives des individus. L’utilisation de la métaphore « avoir la bosse des mathématiques » ne serait pas sans lien avec cette théorie.
En 1810, Gall et Spurzheim dessinent l’anatomie corticale du cerveau avec une bien meilleure précision, en plus de noter de nouvelles informations très intéressantes. Notamment, ils arrivent à distinguer la matière grise de la matière blanche et ils réalisent que le cortex cérébral est composé de nombreux replis qui réduisent son volume tout en conservant un maximum de surface.
Après avoir principalement étudié l’anatomie du cerveau, les chercheurs se tournent ensuite vers l’étude des lésions cérébrales. En 1861, Broca rapporte, dans une étude aujourd’hui célèbre, le cas de deux patients particuliers. Après avoir subi des dommages au cerveau, ces individus se montrent incapables de parler tout en ne présentant pourtant aucune autre difficulté cognitive importante. Cela laisse entendre qu’une région cérébrale (appelée « aire de Broca ») est essentielle à la production des mots. En 1874, Wernicke remarque que des lésions cérébrales peuvent aussi engendrer des troubles liés à la compréhension de la parole, puisque les individus atteints de ce que nous appelons le syndrome de Wernicke se montrent capables de parler, mais pas de comprendre le langage parlé. L’étude des lésions cérébrales a donné naissance à une science encore présente de nos jours : la neuropsychologie cognitive. C’est ainsi qu’au XIXe siècle, l’étude des lésions cérébrales est l’une des seules méthodes d’investigation des capacités cognitives du cerveau.
Au cours du XXe siècle, on assiste au développement de nombreuses techniques permettant d’étudier le cerveau sans avoir recours à l’étude de patients présentant des lésions cérébrales. La première de ces technologies est l’électroencéphalographie (EEG) développée par Berger en 1929. En plaçant des électrodes sur le cuir chevelu d’un individu et en lui demandant de réaliser une tâche cognitive (telle que lire un texte), des signaux électriques émanant de l’activité cérébrale peuvent être mesurés. Les signaux recueillis sont particulièrement utiles pour mieux comprendre la chronologie des événements cognitifs liés à la réalisation de la tâche. Cependant, cette technologie n’indique pas directement la position des régions cérébrales à la source du signal mesuré. En effet, comme l’activité d’une région influence le comportement de l’ensemble des électrodes (et non pas seulement les électrodes placées près de cette région), l’EEG, dont les principes de l’EEG sont présentés plus en détail au chapitre 5, n’est pas une technologie optimisée pour la localisation des activations cérébrales.
En 1972, Cohen développe une technique permettant une bien meilleure localisation des activations cérébrales : la magnétoencéphalographie (MEG). Lorsqu’une région cérébrale est activée, des courants électriques circulent dans les neurones et produisent un très faible champ magnétique. La MEG permet de mesurer ces très faibles variations de champ magnétique à la surface de la tête. En théorie, l’un des seuls désavantages de cette technique est qu’elle ne permet de mesurer que l’activité des régions cérébrales superficielles et ne permet pas de mesurer l’activité des régions situées plus en profondeur, vers le centre du cerveau. En pratique, toutefois, les difficultés techniques liées à l’utilisation de cette technologie sont importantes. En effet, même si la technologie a vu le jour en 1972, ce n’est que très récemment que la MEG a commencé à être utilisée plus fréquemment dans les recherches et, encore aujourd’hui, elle demeure très dispendieuse, difficile à utiliser et peu accessible.
Ce n’est qu’en 1979 qu’une technologie permettant de localiser plus facilement les activations cérébrales voit le jour (Reivich et al., 1979). Contrairement à l’EEG et à la MEG, la tomographie par émission de positons (TEP) repose sur une mesure indirecte de l’activité cérébrale. Lorsqu’une région cérébrale est sollicitée au cours de l’exécution d’une tâche, les neurones de cette région s’activent. Cette activité neuronale nécessite un apport énergétique et, notamment, de l’oxygène et du glucose contenus dans le sang. L’activation de cette région engendre donc une séquence d’événements biochimiques menant à la dilatation des vaisseaux sanguins drainant cette région et, conséquemment, à une augmentation du volume sanguin dans cette région cérébrale, ce qui permet de fournir de l’énergie aux neurones de cette région pour maintenir leur activité. La TEP ne mesure pas l’activité cérébrale, mais plutôt l’augmentation localisée du volume de sang causée par l’activation des neurones. L’utilisation de cette technologie nécessite l’injection d’une substance radioactive (une eau radioactive formée d’atomes d’hydrogène et d’atomes d’oxygène-15) dans le système sanguin, laquelle est alors diffusée dans l’ensemble du corps (y compris le cerveau) par l’intermédiaire du système cardio-vasculaire. La substance injectée émet des particules radioactives qui peuvent être captées par la TEP : lorsque la quantité de sang augmente dans une région cérébrale, l’émission de particules radioactives devient plus importante dans cette région et il y a donc une augmentation du signal associé à cette ...