Établissement du texte
Les registres d’état civil au Québec permettent habituellement de présenter des généalogies de familles dont la présence est documentée depuis plusieurs générations. Les informations utilisées pour faire ces généalogies proviennent souvent (mais pas uniquement) des registres d’état civil où les baptêmes, les mariages et les sépultures sont consignées de manière assez uniforme. Les données qui se retrouvent dans les différents actes respectent des façons de procéder reconnues et pratiquées depuis longtemps, ce qui assure une certaine fiabilité des résultats.
Cette situation n’est pas comparable à celle des données sur les familles innues. Comme relevé dans les sections précédentes, la culture et le mode de vie des Innus ont posé au départ des difficultés énormes aux efforts missionnaires. En particulier, le nomadisme, la langue et le système de parenté ont constitué autant d’obstacles à la poursuite des objectifs d’assimilation des familles innues à la société euro-canadienne. Ces difficultés et ces obstacles ont laissé des traces dans les registres d’actes religieux, surtout dans les plus anciens.
La lecture des trois registres de Tadoussac, ainsi que des registres C et D pour les Postes du Roi et Mingan, montre à quel point la rigueur et l’uniformité ont mis du temps à s’établir dans ces registres. De nombreux actes sont incomplets et imprécis. Plusieurs informations essentielles sont manquantes ou contradictoires. Le père de la Brosse et l’abbé Roy ont bien tenté de compléter certaines informations et d’apporter des corrections dans les registres1. Les résultats laissent à désirer et l’auteur de la plupart des transcriptions est le premier à l’admettre2.
Dans cette partie, nous nous proposons d’examiner de plus près comment les informations provenant des actes religieux ont été incluses dans le Catalogue de l’abbé Roy. Celui-ci a été préparé en vue de mettre fin aux erreurs du passé, ou à tout le moins d’en restreindre la portée en proposant une technique d’indexation des noms innus. Le tout devait faciliter l’identification des personnes par les missionnaires. La dernière section de cette partie porte sur les exercices d’interprétation des données qui ont eu cours lors des dernières décennies.
La confusion des actes de baptêmes, de mariages et de sépultures
Les informations contenues dans les registres d’actes religieux et dans le Catalogue de l’abbé Roy se croisent en partie, mais ne se complètent pas nécessairement. Dans les registres, l’information provenant des actes varie selon les auteurs et les époques, ce qui représente une contrainte majeure pour l’homogénéité du contenu, alors que dans le Catalogue, il y a un auteur principal qui a travaillé sur ce document pendant environ une dizaine d’années. En fait, malgré leur contenu en partie commun, ce sont des documents qui se comparent difficilement.
Les registres fournissent des informations au gré des visites missionnaires, tant dans l’espace que dans le temps. Il y a des années où ne figure aucun baptême, aucun mariage ou aucune sépulture, malgré le passage du missionnaire. À certains sites de mission visités annuellement, certaines années montrent des concentrations anormalement élevées d’actes religieux. À d’autres sites, il y a des baptêmes, mais jamais de mariage ou de sépulture. L’existence de telles anomalies impose une certaine retenue dans l’interprétation des données.
En raison de son objectif principal, soit de démêler les noms innus donnés au baptême3, le Catalogue ne se veut pas une synthèse ni une compilation des informations contenues dans les registres. C’est ce qui explique que seules certaines informations provenant des registres aient été utilisées pour la confection du Catalogue. Bien plus, le Catalogue entend corriger les erreurs et les lacunes qui se trouvent dans les registres. L’intention n’était donc pas de réunir dans un seul document toutes les données disponibles, mais bien d’en extraire l’essentiel pour les rendre intelligibles.
Parmi les données des registres qui n’apparaissent pas dans le Catalogue, il y a d’abord les noms des parrains et marraines aux baptêmes. Ce sont le plus souvent des Innus, pas toujours des couples et, dans plusieurs cas, des employés des postes de traite ou des visiteurs de passage. Lors des mariages, les noms des témoins consignés dans les registres ne sont pas davantage rapportés dans le Catalogue. Peut-être que l’abbé Roy ne voyait pas beaucoup d’intérêt à conserver tous ces noms, alors qu’ils auraient permis de documenter un peu plus ce qui demeure un contexte historique et social déjà très fragmenté.
Inversement, le Catalogue contient des informations qui ne se retrouvent pas facilement dans les registres d’actes religieux. Préparé sous forme de tableau synthétique, le Catalogue prévoit l’espace nécessaire pour y inscrire différentes informations dispersées dans les registres ou simplement inexistantes, par exemple le nom du conjoint, le degré de pratique religieuse, la capacité de lecture, la date de première communion et la date de décès. Toutes ces informations n’ont pas été consignées de façon systématique, surtout dans les dernières années couvertes par le Catalogue, mais l’effort d’indexation était véritable.
Les naissances et les baptêmes
Les informations tirées des actes de baptêmes constituent les principales données qui ont servi à la confection du Catalogue de l’abbé Roy. Dans ces actes, les nom et prénom de la personne baptisée, ceux de son père et de sa mère, ainsi que les lieu et date de sa naissance, sont utilisés comme données de base pour chaque entrée du Catalogue. Il semble que l’abbé Roy n’ait pas retenu une entrée quand l’une ou l’autre de ces informations n’était pas disponible (ou ne pouvait pas être complétée).
Cette décision est l’une des plus importantes prises par l’abbé Roy (et probablement par son prédécesseur, le père de la Brosse) lors de la création du Catalogue, soit d’utiliser les données relatives aux naissances plutôt que celles concernant les baptêmes. Les registres sont rédigés en fonction des sites de mission visités où les actes religieux ont été réalisés, notamment les baptêmes. Le Catalogue de l’abbé Roy rompt avec cette pratique en établissant le lieu de naissance comme base de localisation de la personne baptisée.
Parfois le lieu de naissance est indiqué dans l’acte de baptême, mais pas souvent. Le Catalogue va donc s’inspirer du site de mission pour inscrire le lieu de naissance. Qu’importe si le lieu de naissance est le même que le site du baptême: le changement marque une transition pour signifier que chaque individu a son appartenance dans le lieu où il est né, plutôt que dans le site où il fait son entrée dans la communauté chrétienne. La date de naissance inscrite dans le Catalogue suit le même principe: si l’acte de baptême indique que la naissance a eu lieu «il y a environ quatre mois» ou bien «il y a environ trois ans», comme cela est fréquent dans les registres, le Catalogue en tient compte pour que la date indiquée soit bien celle de la naissance, même si elle est approximative.
La décision d’utiliser le lieu et la date de naissance plutôt que ceux du baptême fait partie des efforts mis en œuvre pour faciliter l’identification des Innus par les missionnaires. Ce changement n’a pas vraiment eu de conséquence en ce qui touche l’endroit d’où proviennent les individus, puisque le lieu de naissance n’est que rarement précisé. Par contre, en l’absence d’information, la mention in sylvis (en forêt) devient de plus en plus courante pour désigner ce lieu de naissance dans le Catalogue de l’abbé Roy. Cette mention apparaît plus fréquemment à partir de 1777, mais c’est surtout à partir de 1790 qu’elle se répète véritablement. Malgré l’imprécision, le fait d’indiquer le lieu de naissance comme étant «en forêt» constitue une rupture avec la pratique habituelle des registres basée sur le site de mission.
Dans les registres plus anciens, l’inscription des baptêmes comportait de nombreuses lacunes et erreurs comme nous l’avons déploré dans les sections précédentes. Une analyse sommaire de ces inscriptions permet de constater que de nombreux actes de baptêmes n’ont même pas été transcrits dans le Catalogue de l’abbé Roy. Constatant ces lacunes et erreurs, sans doute l’abbé Roy a-t-il tout simplement abandonné l’idée de les inclure dans le Catalogue. S’il arrive que le nom de l’un ou l’autre des parents soit écrit sans prénom, en général, toutes les données relatives à la naissance des personnes inscrites dans le Catalogue sont complètes.
Étant lui-même missionnaire dans les Postes du Roi, l’abbé Roy va s’efforcer d’améliorer l’information contenue dans les actes du R-D, notamment à l’égard des baptêmes. Autant que faire se peut, il inscrit les noms et prénoms de l’enfant et de chacun des parents, ainsi que le lieu et la date de sa naissance. Si ses recherches lui permettent de retrouver un nom ou un lieu manquant, il l’ajoute en marge dans le registre4. Chose inconnue auparavant, les actes indiquent souvent une date de naissance précise, même si elle remonte à plusieurs mois avant le baptême.
En ne retenant que les naissances dont il juge les informations suffisantes (ou qui peuvent être complétées par un croisement d’informations), le Catalogue de l’abbé Roy doit nécessairement être considéré comme très incomplet. Déjà que les registres comportent des anomalies inexplicables relativement aux baptêmes, par exemple en 1769 (avec seulement six baptêmes pour tous les postes)5. De son côté, le Catalogue fait état, par exemple, de 16 naissances survenues pour la seule année 1740, alors qu’habituellement seulement une à trois naissances y sont inscrites par année, avant et après cette date. Il devient alors évident que toute tentative d’interprétation appelle à beaucoup de prudence.
Après ces avertissements, le portrait de l’ensemble des naissances innues incluses dans le Catalogue de l’abbé Roy peut être présenté par décennie. Ce portrait montre une croissance du nombre de naissances pendant les neuf décennies pour lesquelles des données sont disponibles au XVIIIe siècle, sauf pour la dernière. Celle-ci a probablement été amputée par la fin de la mise à jour du Catalogue par les successeurs de l’abbé Roy.
Le tableau 4 présente le nombre de naissances par décennie pour un total de 1123 personnes (car une date manque pour atteindre le total de 1124 entrées) figurant au Catalogue de l’abbé Roy.
TABLEAU 4. / Nombre de naissances par décennie dans le Catalogue (1710-1798)
La croissance observée dans le nombre de naissances au cours des décennies semble en bonne partie attribuable à l’expansion géographique des sites de mission religieuse. Le Catalogue indique en effet une forte augmentation des naissances survenues à Sept-Îles et à Mingan, en particulier à partir de 1776, ainsi que dans des sites qui n’étaient pas visités régulièrement auparavant. Une baisse notable du nombre de naissances peut cependant être observée pour les trois dernières années (1796-1798) du Catalogue, probablement en raison de la fin de la mise à jour du Catalogue.
Une analyse plus d...