Chapitre 1
L’Islande et le Groenland dans les sources médiévales
Nous allons à présent entrer dans le vif du sujet et aborder les représentations spécifiques liées à l’Islande et au Groenland. Chaque époque définie fera l’objet d’un chapitre. Le premier couvre la période qui va du début du XIIe siècle aux environs de 1500. Il y sera discuté des premiers récits connus ayant mentionné ces deux pays, avec une introduction consacrée aux passages sur l’île de Thulé. Les sources de cette époque n’existent que sous forme de manuscrits. Certains textes, comme l’ouvrage d’Adam de Brême, sont bien connus et ont fait l’objet d’éditions imprimées, tandis que d’autres eurent une moindre notoriété.
La période allant des environs de 1500 jusqu’au milieu du XVIIIe siècle sera traitée dans un second chapitre. L’expansion des royaumes occidentaux débute avec le premier voyage de Christophe Colomb en 1492, et au cours du XVIe siècle commence une quête d’une route maritime septentrionale permettant d’atteindre la Chine et l’Extrême-Orient. On a placé la limite au milieu du XVIIIe siècle parce que se produisent alors, dans le sillage des Lumières, des changements significatifs dans la manière dont on parle de ces deux îles, et notamment de l’Islande. Pour cette période, on dispose, par rapport à la précédente, de sources plus nombreuses et bien plus variées, dans la mesure où la production de livres est grandement facilitée par la diffusion progressive de l’imprimerie après le milieu du XVe siècle. La multiplication des entreprises maritimes et un meilleur accès aux informations contribuent à faire croître l’intérêt pour les régions du Nord, ce dont témoignent bien les livres imprimés. C’est également de ce moment que datent de nombreux ouvrages géographiques et autres écrits plus généraux évoquant les peuples et les pays étrangers. Parmi eux, beaucoup s’intéressent aux territoires du Nord le plus lointain, avec, et c’est une nouveauté, des récits de voyage qui, cependant, restent minoritaires, et, dans le cas de l’Islande et du Groenland, sont inexistants avant 1500. Le débat, à cette époque, se déroule ainsi dans une atmosphère différente et renouvelée: les discussions sont plus approfondies et plus variées. C’est également à ce moment qu’apparaissent les illustrations: les premières liées à l’Islande et au Groenland datent des environs de 1550; quant à la cartographie, elle se développe au cours du XVIe siècle.
Pour la dernière période considérée ici, qui est aussi la plus courte puisqu’elle s’étend de 1750 à 1850, il existe bien entendu un grand nombre d’ouvrages traitant de la géographie et de l’histoire de l’Islande et du Groenland ainsi que des conditions de vie de leurs populations. On assiste à une véritable multiplication des récits de voyage, notamment au XIXe siècle, et les représentations picturales de ces pays se font de plus en plus fréquentes. Les deux îles sont, bien plus qu’auparavant, reliées au monde qui les entoure, bien qu’elles soient encore largement isolées. L’Islande demeure alors «lointaine et désolée», selon l’expression du médecin anglais Henry Holland (1788-1873) qui s’y rendit en 1810, et une telle description vaut a fortiori pour le Groenland1. Cette époque marque bien un changement dans les représentations des deux pays.
Les récits sur l’Islande n’étaient pas nombreux avant 1500 et ceux qui concernaient le Groenland étaient encore plus rares. Les hommes qui connaissaient le mieux ces régions étaient ceux qui y entretenaient des relations commerciales et qui avaient l’occasion de naviguer dans leurs eaux, ainsi que quelques érudits. Nous savons peu de chose, sinon rien, du point de vue des premiers puisqu’ils ne laissèrent pas d’écrits. Quant aux seconds, dont nous connaissons un peu mieux le point de vue, ils considéraient, lorsqu’ils en parlaient, qu’il y avait peu à dire à propos de ces contrées septentrionales. C’est par exemple l’avis qu’exprima le chroniqueur et moine bénédictin anglais Orderic Vital (1075-vers 1140) quand il évoqua l’Islande. Et trois siècles plus tard, après 1430, l’île était présentée ainsi: «Il est de peu d’utilité de parler de l’Islande, à l’exception du stockfish.» La citation est extraite du poème «Of the comodius stokfysshe of Yselond», inclus dans l’ouvrage Libel of English Policy2. Il apparaît cependant que les pêcheurs anglais s’y rendaient fréquemment. Signalons encore le fait que, dans sa chronique écrite au XVIe siècle, Albert Krantz affirmait que les navigateurs anglais connaissaient à peine ce pays3. Les visiteurs anglais y étaient pourtant si fréquents et leur influence au XVe siècle fut si importante que les Islandais ont qualifié bien plus tard cette époque de «siècle anglais4».
Si nous avons si peu de récits, ce n’est donc pas faute de connaissances accessibles sur ces pays, dans la mesure où marchands et voyageurs, pèlerins et émissaires de l’Église faisaient le voyage entre l’Europe continentale et les deux îles. Certains d’entre eux ont dû relater ce dont ils avaient été témoins5, mais il existait une tradition contraignante qui imposait la manière de décrire les espaces éloignés. Selon celle-ci, les pays du Nord étaient en règle générale considérés comme froids, étranges et souvent effrayants, bien qu’il y ait eu des exceptions. Cela explique que les récits relatifs à ces pays aient présenté des caractéristiques qui évoluèrent modestement et lentement. On peut rejoindre le médiéviste britannique Richard Vaughan lorsqu’il affirme que les auteurs du Moyen Âge tardif et du début de la Renaissance qui écrivaient sur la géographie et l’histoire ignoraient presque tout de l’Islande, et encore plus du Groenland et des environs de ces deux terres6. Il y avait néanmoins matière à raconter et, à la fin du Moyen Âge, les pays situés les plus au nord de l’Europe étaient surtout évoqués dans différentes descriptions du monde et dans des ouvrages de nature historique.
Thulé et l’Islande
Thulé
Il est impossible de parler des représentations de l’Islande au Moyen Âge sans évoquer le nom de Thulé (également appelé Thilos, Tile ou Tyle), île que le navigateur grec Pythéas de Marseille (vers 380-310 av. J.-C.) fut le premier auteur de l’Antiquité à décrire dans son ouvrage De l’Océan. Les informations qu’il en donne eurent une influence capitale sur la manière dont l’Islande fut évoquée par la suite et elles devinrent en quelque sorte la source ultime sur laquelle se fondèrent les auteurs du Moyen Âge.
On estime que Pythéas effectua son voyage au début du IVe siècle avant notre ère7. Il ne reste rien de son ouvrage, mais certains auteurs antiques l’utilisèrent, comme le géographe grec Strabon (64/63 av. J.-C.-24), qui mentionne Pythéas dans son livre Geographica. Il n’en fait pas grand cas et le traite de menteur, doutant de l’existence même de Thulé et de la possibilité d’une présence humaine dans des régions aussi froides et donc inhabitables8. Par la suite, différents auteurs romains parlèrent de Thulé, notamment Pline l’Ancien (23-79), et ils fondaient principalement leurs récits sur celui de Pythéas9. Cette île trouva progressivement sa place dans les ouvrages géographiques et encyclopédiques du Moyen Âge et elle fut tantôt assimilée à l’Islande, tantôt à une autre île ou à une autre région10.
Dans son récit, qui est sans aucun doute basé sur celui de Pythéas, Pline affirmait qu’il fallait six jours de navigation, à partir des côtes de Bretagne, pour atteindre cette île dont on estimait qu’elle était située à l’extrémité du monde11. Au-delà s’étendaient les glaces éternelles et, en quittant l’île vers le nord, il ne fallait qu’une journée de navigation pour rejoindre la mer de glace, la Mare Cronium. Il y faisait nuit six mois d’affilée et le jour y régnait les six mois suivants, comme c’était le cas en Scythie, au-delà des monts Riphées12. Certains auteurs comme Solin estimèrent que Thulé était habitée. Selon ce dernier, les habitants menaient là une existence insouciante, se nourrissant de plantes, de lait et de fruits, et les femmes appartenaient sans distinction à tous les hommes. C’est donc l’image d’une île fortunée que Solin donnait de Thulé, où la population jouissait d’une vie qui ressemblait à celle des Hyperboréens13. On peut ajouter que dans certaines sources médiévales, Thulé était confondue avec l’île de Thile ou Tilos/Tile située dans l’océan Indien, où les arbres gardaient leurs feuilles toute l’année14.
Thulé n’apparaissait pas seulement comme une île fortunée; elle pouvait prendre différents aspects, comme le montrent certaines sources arabes et persanes du Moyen Âge, par exemple l’érudit persan Al-Bîrûni (973-1048). Celui-ci affirmait que Thulé se trouvait aux confins du monde habité et que ceux qui y vivaient ressemblaient davantage à des bêtes sauvages qu’à des hommes15. Les lieux étaient donc inhabitables, l’été à cause du soleil qui brillait constamment, et l’hiver, en raison du froid16. Certains exemples montrent que Thulé était considérée comme l’île des morts et l’on racontait que ceux qui sentaient leur fin approcher souhaitaient se faire transporter jusque-là afin d’y mourir en paix.
Les récits relatifs à Thulé étaient, comme on peut le voir, fort confus. Il est néanmoins possible d’en distinguer quelques traits communs: l’île se trouvait tout à l’ouest et elle était tellement septentrionale que le soleil y brillait tout un semestre, en alternance avec une obscurité d’égale longueur; elle était également le lieu le plus éloigné de l’«Ancien» monde, pour reprendre l’expression en usage au milieu du XVIIe siècle17. Elle n’était guère propice au développement de la vie, mais si des êtres parvenaient à s’en accommoder, il était impensable qu’il puisse s’y développer une existence humaine. Thulé était parfois aussi décrite d’une manière qui rappelait les récits antiques sur les Hyperboréens ou les îles fortunées. Selon ces représentations, Thulé était une île exotique, une hétérotopie, à la frontière du monde des hommes, à la fois bonne et maléfique. Elle devint le symbole de ce qu’il était difficile, voire impossible, à atteindre, aux confins de l’Ouest et du Nord, tout en offrant la promesse d’une occasion nouvelle ou d’un recommencement18.
Des siècles durant on débattit sur la localisation de Thulé et la véracité du récit de Pythéas. Dès l’Antiquité, comme on l’a vu, Strabon s’était efforcé de mettre en doute le géographe. Des recherches récentes indiquent cependant que, dans les grandes lignes, le récit de Pythéas est fiable, et l’archéologue Barry Cunliffe estime probable que le navigateur soit parvenu jusqu’à Thulé, qui selon lui n’est autre que l’Islande. Aucune preuve ne vient toutefois soutenir cette hypothèse et on doit garder à l’esprit que ce n’est qu’à partir d’autres écrits qui l’ont cité que l’on peut se faire une idée du contenu de l’ouvrage de Pythéas19. Les chercheurs ont longtemps spéculé sur la question de la localisation de cette île de Thulé: elle devait se trouver quelque part très loin vers l’ouest et le nord. Au Moyen Âge tardif et longtemps après, l’opinion générale admettait que l’antique Thulé était l’Islande et c’est également ce que pensaient les auteurs islandais de l’époque20. Il régnait tout de même une grande confusion sur ce point et beaucoup avaient une opinion différente sur la question. Parfois, l’Islande et Thulé étaient présentées comme deux îles différentes et cette dernière était alors située juste au nord des îles Britanniques. Signalons encore que Thulé a été identifiée également à la Norvège, à la Finlande, aux pays baltes et à quelques autres pays21. Dans la première partie du XXe siècle, Thulé, identifiée à l’Islande, fut investie d’une fonction particulière en devenant l’île sacrée des nationalistes allemands, et elle joua un rôle considérable dans l’idéologie de ce mouvement22. Concernant sa localisation, Thulé termina finalement sa route tout au nord du Groenland, à l’endroit où fut installée une base militaire américaine de ce nom des décennies durant. On n’entrera cependant pas davantage dans ce sujet dans la mesure où ce travail s’applique avant tout à analyser les discours et non pas à vérifier la véracité de ce qui a pu être affirmé.
L’Islande dans les écrits médiévaux
Les sources étrangères au Moyen Âge à propos de l’Islande sont assez peu nombreuses, comme on l’a déjà signalé. Les principales sont les ouvrages d’Adam de Brême, de Saxo Grammaticus, de Ranulph Higden, ainsi que Le miroir royal norvégien (Konungsskuggsjá) et quelques autres textes dont on parlera le moment venu. Les passages relatifs à l’Islande ont en commun d’être brefs. Nombreux sont ceux qui ont admis que Bède le Vénérable et le moine irlandais Dicuil (dont on ignore les dates de naissance et de décès), qui a écrit s...