CHAPITRE
Astroturfing, une usurpation de l’identité citoyenne | 1 |
1.1. L’État des connaissances sur l’astroturfing
Nous amorçons ce chapitre par une synthèse des travaux scientifiques portant sur l’astroturfing. Nous aurons ainsi une première impression de la diversité des stratégies de communication considérées comme étant de l’astroturfing. Nous découvrirons également les conséquences potentielles de celui-ci, telles qu’elles sont pressenties par quelques auteurs, ainsi que les arguments que ces derniers proposent pour expliquer la popularité et l’efficacité de ce type de stratégies. Nous terminerons cette section en prenant la mesure de l’étendue du phénomène et des démarches légales entreprises par certains pays pour contrer l’astroturfing.
1.1.1. Les conceptions de l’astroturfing dans les écrits scientifiques
La première utilisation du terme « astroturf », avec une signification autre que la marque de commerce qu’il désigne, est le fait de Lloyd Bentsen. Elle est rapportée dans l’article « Playing on AstroTurf », publié le 19 avril 1986, qui illustre l’astroturfing de la manière suivante :
Issue-oriented newspaper advertisements featuring clip-out coupons are often designed to show that the sponsor’s goal has grass-roots support. But the “grass roots is AstroTurf in many cases, artificial turf,” says Sen. Lloyd Bentsen, D-Texas. A case in point, in his view, is the recent ad campaign by the Distilled Spirits Council of the United States against increases in excise taxes on liquor. Bentsen reports that a third of the 190 coupons his office received were altered to express support for tax increases that the coupon says could raise the price of a bottle of liquor $2 and “put a lot of people in the beverage alcohol business out of work” (National Journal, 1986).
Voici le cas d’une campagne de communication qui veut inciter les citoyens à soutenir un point de vue. Or, certains d’entre eux ont utilisé le moyen de communication mis à leur disposition pour démontrer leur désaccord sur le sujet, plutôt que de soutenir la démarche, sabotant ainsi la campagne d’astroturfing. Ainsi, la campagne de communication orchestrée pour simuler une participation spontanée et autonome des citoyens a plutôt été détournée par ces derniers ! Par sa remarque, le sénateur Bentsen souligne l’augmentation du nombre de stratégies de communication d’allure citoyenne promouvant des positions, lesquelles, finalement, ne sont pas réellement appuyées par les citoyens. Bien qu’elle puisse paraître anecdotique, cette première observation est révélatrice, car elle sous-entend l’idée que la stratégie est orchestrée par un intervenant autre que le citoyen. Elle démontre que l’astroturfing ne reflète pas réellement (ou entièrement) la position du citoyen et que l’astroturfing peut être créé à l’intention d’un membre du gouvernement.
Malgré le fait que Bentsen ait utilisé l’expression pour la première fois en 1986, ce n’est qu’en 1995 que la littérature savante se l’approprie. Stauber et Rampton proposent alors une première définition du mot « astroturf » : « A grassroots program that involves the instant manufacturing of public support for a point of view in which either uninformed activists are recruited or means of deception are used to recruit them » (Stauber et Rampton, 1995, p. 23). Ils font référence à une campagne citoyenne créée spontanément et promptement, au sein de laquelle les citoyens recrutés ne seraient que partiellement informés des enjeux, ou auraient reçu une information trompeuse. Cette définition, dont on observe toujours l’influence, reste la plus référencée dans la littérature (Beder, 1997). Pour Klotz, « the term astroturf is used to denote grassroots support that is artificial because it is manufactured and does not arise spontaneously » (Klotz, 2007, p. 5). McNutt et Boland résument : « Astroturf, quite simply, is synthetic grassroots organizing created for manipulative political purposes » (McNutt et Boland, 2007, p. 1). Plusieurs auteurs utilisent le terme comme adjectif qualificatif : astroturf efforts, astroturf campaigns, astroturf programming, astroturf lobbying, astroturf group. Dans ces cas, ce qui est qualifié d’astroturfing se prétend d’origine citoyenne, mais ne l’est pas réellement ou entièrement. Le terme « astroturf » fait invariablement référence à l’usage de la tromperie. Celle-ci est présente lors du recrutement de supporters citoyens à partir de demi-vérités ou au moment de la création d’un groupe ou d’une action dite citoyenne, qui est plutôt le résultat des efforts d’un intérêt autre que citoyen (commercial, politique, etc.). L’expression « astroturfing » réfère à la mise en branle d’une action ou d’une stratégie pouvant être qualifiée d’astroturf. L’astroturfing renvoie toujours à l’utilisation illégitime de l’identité citoyenne dans le cadre d’une stratégie de communication. En somme, chaque auteur faisant référence à l’astroturfing a proposé sa définition. Dans les écrits recensés, nous notons que deux types de stratégies (quoique non formellement définies) sont relevées par les auteurs : les groupes astroturfs et les actions astroturfs.
1.1.2. Les groupes astroturfs
Des groupes dits astroturfs évoluent en société. Ils prétendent être d’origine citoyenne et représenter les intérêts des citoyens. En réalité, ils font valoir les intérêts de leurs promoteurs, qui semblent être souvent, mais non exclusivement, des intérêts commerciaux. Le groupe astroturf imite le groupe citoyen en tous points. Son nom, la mission qu’il dit poursuivre, son identité graphique, le choix des moyens de communication et la mise en forme des messages diffusés copient et expriment une identité citoyenne.
Diverses possibilités s’offrent à l’initiateur qui désire fabriquer un groupe astroturf. Il peut le concevoir et l’orchestrer lui-même, grâce à ses propres ressources humaines et financières. Il peut aussi en confier le mandat à des entreprises spécialisées, notamment en relations publiques, ou recruter un leader d’opinion qu’il encadre et qui devient l’instigateur d’un (faux) groupe de citoyens. Une fois le cheval de Troie construit, l’initiateur recrute des citoyens réels pour adhérer à son groupe astroturf. Dans ces cas, le recrutement est exécuté de manière trompeuse, en ce que l’origine du groupe est occultée et ses véritables objectifs dissimulés. Dans les faits, le groupe astroturf est le porte-parole de ses initiateurs (Lyon et Maxwell, 2004, p. 579). À certaines occasions, les initiateurs n’iront pas jusqu’à recruter concrètement des citoyens : ils ne feront que prétendre qu’ils ont le soutien de ces personnes, grâce à divers subterfuges. Notons que, paradoxalement, certains groupes d’origine exclusivement citoyenne finissent par être qualifiés d’astroturfs. À un moment donné de leur évolution, ces groupes acceptent le soutien financier d’entreprises privées. On présume alors que les commanditaires ont une incidence sur les orientations et les actions du groupe, ce qui laisse entendre que le groupe n’est plus strictement de nature citoyenne. Selon O’Donovan (2005, 2007), cette tactique d’infiltration, aussi nommée corporate colonization, est très répandue dans l’industrie pharmaceutique. Marshall et Aldhous (2006) ont étudié les sources de financement de multiples groupes d’intérêts de cette industrie. Ils remarquent que les entreprises privées donnent exclusivement aux groupes dont les membres sont les consommateurs de leurs produits et, dans un deuxième temps, que les échéanciers des dons sont souvent synchronisés avec le lancement de nouveaux médicaments. Les auteurs expliquent qu’il est impossible de démontrer la présence de conflit d’intérêts en raison du manque d’informations, les groupes d’intérêts n’ayant aucune obligation de divulgation des données financières. En revanche, lors d’entretiens avec les groupes d’intérêts, il est paru évident que ces questions étaient délicates et qu’elles soulevaient des enjeux importants pour les gestionnaires de ces groupes.
Quelques définitions du concept de groupe astroturf sont ...