PARTIE 1
LE BOULEVARD SAINT-LAURENT, LâINCARNATION DâUN COSMOPOLITISME IDENTITAIRE
Toutes les grandes villes se targuent dâavoir de grandes avenues. Ă MontrĂ©al, il y a Sherbrooke, ou la commerciale Sainte-Catherine, mais unique est cette rue qui change de visage tout au long de son dĂ©veloppement (Ă nous, de MontrĂ©al, qui nous forgeons souvent une identitĂ© en regardant celle des autres, on pourrait se dire que Saint-Laurent est notre petit Broadway à « nous autres » ou un spectaculaire boulevard Saint-Martin empruntĂ©, et remodelĂ© sur une plus grande Ă©chelle, directement Ă Paris).
NORMAND THĂRIAULT, 2005,
« Depuis 100 ans, la âMainâ »,
Le Devoir, p. H 1.
Extraites dâun article paru dans Le Devoir Ă lâoccasion dâun cahier spĂ©cial consacrĂ© Ă la Main, ces quelques lignes soulignent lâimportance du boulevard Saint-Laurent dans la ville de MontrĂ©al. Cette artĂšre sud-nord, longue de quelque six kilomĂštres du Vieux-Port Ă la rue Jean-Talon, traverse trois arrondissements (Ville-Marie, Plateau-Mont-Royal et RosemontâPetite-Patrie) et plusieurs quartiers. Parfois frontiĂšre et marge, parfois centre, la Main concentre et multiplie caractĂ©risations et adjectifs renvoyant Ă son statut particulier dans lâhistoire de la ville, notamment du point de vue de sa diversitĂ© ethnoculturelle. Le boulevard Saint-Laurent possĂ©dait en effet une fonction dâaccueil pour les nouveaux venus des diffĂ©rentes vagues dâimmigration des XIXe et XXe siĂšcles. « Plus que dâautres espaces de la ville, pour lâĂ©tranger, dans le prolongement de la rĂ©flexion simmelienne, la rue âethniqueâ offre la double possibilitĂ© dâune expĂ©rience de la similitude communautaire et de la dissemblance sociĂ©tale. » La concentration des diffĂ©rences, ajoutĂ©e Ă son rĂŽle de frontiĂšre est-ouest, fait du boulevard le support de la forme de la ville, un emblĂšme de la montrĂ©alitĂ©. Ce vocable de la montrĂ©alitĂ© (montrealness), dâabord utilisĂ© par lâarchitecte Melvin Charney, a Ă©tĂ© repris pour Ă©noncer le caractĂšre identitaire de MontrĂ©al et pour souligner lâĂ©cart entre la mĂ©tropole, de plus en plus cosmopolite, et le reste de la province quĂ©bĂ©coise. Selon Jocelyn LĂ©tourneau, il y a « consolidation de la âdistinction montrĂ©alaiseâ (ce que certains appellent ouvertement la montrĂ©alitĂ©), notamment fondĂ©e sur le caractĂšre cosmopolite de la ville et sa prĂ©tention Ă se reprĂ©senter et se repositionner comme citĂ© globale branchĂ©e sur le monde ». LĂ©tourneau fait explicitement le lien entre cosmopolitisme et montrĂ©alitĂ©, quâil dĂ©finit comme une « sorte dâidentitĂ© mĂ©tropolitaine aux enracinements pluriethniques et aux rĂ©sonances cosmopolites ».
Les reprĂ©sentations de cet espace sont si nombreuses quâelles construisent un imaginaire patrimonial du cosmopolitisme du boulevard Ă travers les rĂ©cits journalistiques, littĂ©raires ou politiques. Ces rĂ©cits proviennent de plusieurs Ă©chelles de lâaction publique (Ătat fĂ©dĂ©ral, Ătat provincial, MunicipalitĂ© centrale et municipalitĂ©s dâarrondissements) et renvoient Ă diffĂ©rents imaginaires de la diversitĂ© : multiculturalisme, interculturalisme, diversitĂ© ethnique. Ces derniers se superposent au boulevard, sans nĂ©cessairement se recouper, tant au niveau spatial quâau niveau du projet politique. Le boulevard Saint-Laurent figure ainsi un espace privilĂ©giĂ© pour comprendre le cosmopolitisme, mais quelles sont les valeurs vĂ©hiculĂ©es par les choix des politiques de la diversitĂ© et comment peut-on les analyser sur lâespace du boulevard Saint-Laurent ? En dâautres termes, quelles sont les cristallisations matĂ©rielles et immatĂ©rielles des constructions narratives autour du cosmopolitisme sur le boulevard ? Il sâagira de montrer dans cette partie comment le cosmopolitisme sur le boulevard est au fondement de lâidentitĂ© montrĂ©alaise : au cĆur des rĂ©cits sur la ville de MontrĂ©al et sur lâimmigration, il se dĂ©cline en projet politique, identitaire et patrimonial.
Le chapitre 1 est centrĂ© sur la rue comme lieu mĂ©tonymique de lâhistoire de la diversitĂ© culturelle montrĂ©alaise. Objet gĂ©ographique Ă analyser en soi, le boulevard constitue un prisme pour comprendre le cosmopolitisme comme projet politique. Le chapitre 2 interroge quant Ă lui la patrimonialisation du cosmopolitisme du boulevard, Ă diffĂ©rentes Ă©chelles. Quand les reconnaissances fĂ©dĂ©rales, provinciales et municipales du patrimoine se superposent les unes aux autres, la sociĂ©tĂ© civile, par le biais dâassociations, y construit un « nous » montrĂ©alais autour du cosmopolitisme comme identitĂ© urbaine.
Chapitre 1
Une Main Street reflet du cosmopolitisme urbain et politique
Streets and their sidewalks, the main public space of a city,
are its most vital organs. Think of a city and what
comes to mind ? Its streets.
JANE JACOBS, 1961,
The Death and Life of Great American Cities, p. 29.
Lâobjectif de ce premier chapitre est dâinterroger le boulevard Saint-Laurent comme espace de lecture du concept du « cosmopolitisme », en tant que projet politique et identitaire montrĂ©alais. Il sâagit aussi de passer dâune lecture thĂ©orique du cosmopolitisme Ă sa traduction empirique et spatiale, Ă partir de la rue. Lien entre sphĂšre publique politique et espace public matĂ©riel, le boulevard Saint-Laurent, comme rue commerçante centrale, constitue un espace pertinent pour apprĂ©hender les traductions spatiales des politiques de la diversitĂ©. Lâaccueil et lâinsertion des immigrants ont fortement Ă©voluĂ© Ă toutes les Ă©chelles de la fĂ©dĂ©ration (Canada, QuĂ©bec, MontrĂ©al) depuis les annĂ©es 1970. Le boulevard nâest pas forcĂ©ment une prioritĂ© de cette politique. Cependant, câest le lieu dâinstallation des immigrants aux XIXe et XXe siĂšcles et, en tant que tel, il permet de comprendre lâimportance du fait migratoire dans la construction de la mĂ©tropole montrĂ©alaise, de mĂȘme que lâantagonisme traditionnel entre francophones et anglophones. Le boulevard Saint-Laurent est un espace privilĂ©giĂ© de construction dâun paysage cosmopolite. Dans le contexte quĂ©bĂ©cois dâinterculturalisme, les deux Ă©lĂ©ments forts Ă retenir sont le statut central de la langue française et la reconnaissance du besoin dâune politique dâamĂ©nagement de la diversitĂ©, deux points qui ont des incidences sur lâespace urbain (langue dâaffichage, marquage, toponymie, amĂ©nagement urbain). On peut alors se demander sâil existe des spĂ©cificitĂ©s montrĂ©alaises dans cette mise en valeur de la diversitĂ©.
Ce chapitre est lâoccasion de souligner les traductions spatiales du cosmopolitisme Ă travers trois dimensions identitaires de la rue : une dimension historique (le boulevard comme ancienne frontiĂšre), une dimension politique (le boulevard reflet de ces politiques de gestion de la diversitĂ©) et une dimension urbaine (le boulevard comme rue principale dans lâorganisation de la ville).
Le boulevard Saint-Laurent : mĂ©tonymie de la ville et de lâhistoire de lâimmigration
Vivre la Main, câest vivre une ville en raccourci.
NORMAND THĂRIAULT, 2005,
« Depuis 100 ans, la âMainâ »,
Le Devoir, p. H 1.
Dâabord frontiĂšre entre anglophones et francophones, le boulevard devient couture : il est lâespace de rencontre et le lien entre ces diffĂ©rents quartiers ethniques. Les marques laissĂ©es par les immigrants permettent de dĂ©limiter la rue et son Ă©paisseur. Par cette concentration et lâurbanitĂ© qui en rĂ©sulte du fait de la coprĂ©sence de groupes diffĂ©rents, le boulevard, espace public urbain par excellence, constitue un espace pour lire le cosmopolitisme urbain.
Un espace frontiĂšre entre francophones et anglophones
Dâabord Ă©videmment, ça se trouve ĂȘtre comme une frontiĂšre entre lâest et lâouest et entre les francophones et les anglophones de la ville, au dĂ©part [âŠ] Parce quâil y a quand mĂȘme eu des anglophones sur le boulevard Saint-Laurent et aux alentours, mais câĂ©tait vraiment comme une limite si on veut (une rĂ©sidente du boulevard Saint-Laurent, entretien du 2 octobre 2012).
Une « frontiĂšre », une « limite » : câest ainsi que la plupart des personnes dĂ©crivent le boulevard. Une employĂ©e de lâassociation multiethnique pour lâintĂ©gration des personnes handicapĂ©es, installĂ©e sur le boulevard, se souvient des premiĂšres annĂ©es oĂč elle est arrivĂ©e dâItalie Ă MontrĂ©al. Ă lâĂ©poque de ses Ă©tudes Ă lâUniversitĂ© Concordia dans les annĂ©es 1970, un soir de sortie dans un restaurant sur lâavenue du Parc, une de ses collĂšgues Ă©tait complĂštement perdue : elle nâĂ©tait jamais venue « de lâautre cĂŽtĂ© » du boulevard, du cĂŽtĂ© anglophone. Pour elle, le boulevard Saint-Laurent constituait « un mur de sĂ©paration », comme si câĂ©taient « deux mondes coupĂ©s » (entretien du 18 octobre 2011). La littĂ©rature quĂ©bĂ©coise vĂ©hicule cette mĂȘme image : le boulevard est « rue de dĂ©marcation » chez Mordecai Richler, « maniĂšre de mĂ©ridien de Greenwich montrĂ©alais » chez lâĂ©crivaine quĂ©bĂ©coise Dominique Fortier, ou encore « frontiĂšre » chez Alain MĂ©dam.
Depuis sa naissance au milieu du XVIIIe siĂšcle, la ville de MontrĂ©al prĂ©sente une dualitĂ© linguistique, entre francophones et anglophones. Dâabord Ă dominante française et autochtone, MontrĂ©al devient successivement majoritairement francophone puis anglophone aprĂšs les victoires britanniques de 1759 et 1760 et lâarrivĂ©e massive dâĂcossais et dâIrlandais. Le groupe francophone lâemporte Ă nouveau dans la seconde moitiĂ© du XIXe siĂšcle. Ces deux groupes linguistiques organisent alors la ville en formant une mosaĂŻque de quartiers selon la langue, la religion et lâorigine. Ă lâest du boulevard, sâĂ©tendent les quartiers francophones, avec les Canadiens français ; et Ă lâouest, les anglophones, avec les quartiers anglais, irlandais ou Ă©cossais. Cette sĂ©paration est cependant Ă nuancer. Lâhistorien Paul-AndrĂ© Linteau souligne la prĂ©sence de Canadiens français Ă lâouest, et inversement. Le gĂ©ographe Raoul Blanchard ajoute quant Ă lui une « troisiĂšme ville » aux francophone et anglophone : la ville « israĂ©lite ». MalgrĂ© cette porositĂ©, la rĂ©partition spatiale est-ouest de lâĂ©poque « a eu une influence profonde sur la vie sociale, Ă©conomique et politique Ă MontrĂ©al ». Surtout, cette sĂ©paration a pu attĂ©nuer les risques de conflits entre les diffĂ©rents groupes grĂące à « une vĂ©ritable stratĂ©gie de cloisonnement ethnique ». Ce partage de lâĂźle jusque dans les annĂ©es 1960 dĂ©coule de lâapplication « du principe de coexistence pacifique » selon lequel « les bonnes barriĂšres sociales permettent le bon voisinage » avec lâexistence dâorganisations, dâassociations et dâinstitutions de chaque groupe. La gĂ©ographe Claire McNicoll avançait en 1993 la notion de « confort culturel » pour expliquer cette sĂ©grĂ©gation rĂ©sidentielle montrĂ©alaise : selon elle, cette caractĂ©ristique se poursuivrait aujourdâhui, ce que Martha Radice confirme par son Ă©tude des MontrĂ©alais anglophones. Lâinconnu conditionne en effet un dĂ©sir dâ« agrĂ©gation » avec ses semblables dans un environnement culturel spĂ©cifique.
Une scission sociale sâajoute Ă cette scission linguistique et rĂ©sidentielle. Puisque les quartiers francophones sont largement ouvriers tandis que les quartiers anglophones sont historiquement plus aisĂ©s, câest une « sĂ©grĂ©gation double » qui sâopĂšre sur le sol montrĂ©alais. Bien que majoritaire numĂ©riquement dĂšs le milieu du XIXe siĂšcle, le groupe francophone est rĂ©duit au statut de minoritĂ© par rapport Ă la population anglophone jusque dans les annĂ©es 1960, quand dĂ©bute la RĂ©volution tranquille. Cette expression correspond Ă une remise en cause des figures identitaires traditionnelles, notamment en ce qui concerne la religion catholique et les autoritĂ©s ecclĂ©siastiques. Ces changements vont de pair avec le « rééchelonnement de la province par rapport aux autres rĂ©gions nord-amĂ©ricaines » : pour rĂ©pondre au dĂ©classement, « il sâagit dâutil...