PARTIE 1 /
UN REGARD SUR LA DÉCOLONISATION DE LA SCOLARISATION
PRATIQUE, THÉORIE ET RECHERCHE
CHAPITRE 1 /
La persistance d’une crise éducative autochtone au Québec (Canada) et dans l’Araucanie (Chili)
Une approche comparative
Carlo Prévil et Katerin Arias Ortega
Résumé
À travers les Amériques, la scolarisation et la formation des jeunes Autochtones traversent un spectre de crise affectant leur réussite scolaire et l’insertion socioprofessionnelle. Dans les cas du Québec (Canada) et de l’Araucanie (Chili), une approche d’éducation comparée a été utilisée pour s’interroger sur la pertinence de mettre en évidence des généralisations valables ou souhaitables des caractéristiques de ces crises affectant les finalités éducatives. L’approche établie en quatre étapes a permis d’étudier pour les deux cas : le portrait de ces réalités éducatives dans les communautés autochtones avant les colonisations ; l’évolution de ces réalités depuis les colonisations ; la juxtaposition des parcours longitudinaux ; la synthèse des profils croisés.
L’approche critique postcolonialiste adoptée pour l’analyse de ces réalités éducatives a permis d’établir la concordance dans chaque cas de quatre périodes d’organisations éducatives pour les jeunes Autochtones. Ces organisations résulteraient davantage des rapports culturels colonisateurs/dominateurs-colonisés/dominés que des contextes socioterritoriaux. Dans les deux cas, une possibilité de « nouvelles écoles » pour les jeunes Autochtones, encore fragile, semble émerger à la faveur des revendications découlant des contextes propres à chaque cas, mais aussi de la prise de position d’organismes nationaux et internationaux, sensibles à des postures postcoloniales. Ces nouvelles écoles semblent offrir plus d’atouts pour faire de la réussite scolaire pour tous une réalité et tenir compte des enjeux interculturels dans un curriculum partagé.
1 / Au Nord comme au Sud des Amériques : crise de la scolarisation des Autochtones
La scolarisation et la formation des Autochtones, à travers les Amériques, traversent des crises profondes et structurelles affectant divers aspects des réalités éducatives, sociales et culturelles de ces populations (OEA, 2011 ; ONU, 2019). Indépendamment des pays, ces états de crise ont déjà été dénoncés il y a plusieurs décennies (Lavorel, 2015 ; Bellier, 2010 ; FIC, 1972). Ces communautés dans les différentes sociétés développées, en émergence ou en développement, au Nord comme au Sud des Amériques, donnent souvent à voir dans les médias une image sociale négative (Velasco, 2016). Certains voudraient y associer des tares ataviques marquées par la pauvreté, l’alcoolisme, la toxicomanie, les violences sexuelles et physiques. Les colonisations successives, au nom de la foi, de la civilisation ou du progrès économique, auraient légué des modèles éducatifs qui, loin d’aider ces communautés à se revitaliser, accentueraient leur marginalisation (Donoso, 2010 ; Morantz et Raynault-Desgagné, 2017). De plus, les modèles éducatifs développés par ces communautés, qui leur avaient permis d’assurer leur pérennité sur les territoires des Amériques, ont été supplantés par ceux qui ont été mis en place avec les colonisations, qui leur seraient plus préjudiciables (FIC, 1972 ; Lavorel, 2015 ; Paillalef, 2018).
Depuis le début de la seconde moitié du XXe siècle, à la faveur des mouvements des droits civiques, de la décolonisation et de l’émancipation des peuples et des sociétés dans les Amériques et à travers le monde, les revendications sont devenues chaque fois plus fortes et plus précises (Lavorel, 2015). Au-delà des initiatives nationales ou régionales, différents organismes des Nations unies ont eu à prendre des positions qui constituent, à l’échelle mondiale, des repères dans la dénonciation de ces crises éducatives, sociales et culturelles affectant les peuples autochtones. Nous retenons principalement la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT, 1989), la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (DDPA, ratifiée dans ONU, 2007) et la Politique de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) sur l’engagement auprès des peuples autochtones (2018). Ces trois repères témoignent d’une reconnaissance claire des crises éducatives et structurelles touchant les communautés autochtones et de manière particulière, celles qui sont établies dans les Amériques.
1.1 / L’opportunité d’une démarche d’éducation comparée entre deux territoires : le Québec (Canada) et l’Araucanie (Chili)
Les colonisations des Amériques par les Européens et leurs descendants créoles ou métissés n’ont été uniformes ni dans le temps ni dans l’espace. Ces colonisations, déjà vieilles de plus de cinq cents ans, ont été réalisées sous l’impulsion de plusieurs pays passablement distincts dans leurs mœurs, leurs valeurs et leur culture, sans oublier les évolutions locales respectives et les dynamiques sociales propres engendrées sur place (Galeano, 2004 ; Lavorel, 2015). En outre, les communautés indigènes qui habitaient les Amériques se distinguaient entre elles, par leurs langues, leurs réalisations et leur dynamisme culturel propres (ONU, 2019). La situation de l’éducation des peuples autochtones sur les territoires du Québec et de l’Araucanie est ainsi le fruit de deux parcours distincts, affichant pourtant des éléments de ressemblance dans les perspectives d’hégémonie culturelle occidentale et de soumission-oppression-résistance autochtone (Noggler, 1972 ; Maheux et Gauthier, 2013).
Dans ce chapitre, nous chercherons principalement à analyser de manière comparative les repères marquants dans l’évolution des offres de scolarisation et de formation faites aux communautés autochtones au Québec et dans l’Araucanie. L’éducation comparée permet ici « de mieux comprendre le caractère unique de chaque phénomène dans son propre système éducatif et de trouver des généralisations valables ou souhaitables dans le but final d’améliorer l’éducation » (Van Daele, 1993, p. 16-17). De ces deux expériences de colonisation, l’une peut être qualifiée de précoce puisqu’elle a été entamée dès le XVIe siècle dans la vallée du fleuve Saint-Laurent (Québec) au Canada et l’autre a été effective de manière tardive en s’affirmant davantage dans la seconde moitié du XIXe siècle dans la région de l’Araucanie au sud du Chili (Arnove, Torres et Frantz, 2013 ; Ferrão Candau, 2010). Les enjeux relèveraient au Nord (Canada) comme au Sud (Chili) de la persistance d’une forme de « choc culturel » (Arnove et al., 2013 ; Cohen-Emerique, 2013 ; Rizvi, Lingard et Lavia, 2006) avec des attentes, des fragilités et des finalités qui semblent se différencier davantage selon les communautés autochtones et les perspectives occidentales que selon une dynamique nationale ou géographique (Battiste et Henderson, 2000 ; Rivera, 2012 ; Santos, 2010).
1.2 / Le cadre méthodologique
L’analyse d’éducation comparée peut être aussi bien quantitative que qualitative (Nóvoa, 1995). Dans une perspective épistémologique, l’approche comparative nécessite un exercice intellectuel grâce auquel les états d’un ou de plusieurs phénomènes (organisation éducative) sont contrôlés à partir d’au moins une propriété commune (lieu, temps ou culture) (Piovani et Krawczyk, 2017). L’éducation comparée permet de décrire des contextes ou objets particuliers à travers l’émergence des relations de ressemblances, de similarité, de différence ainsi que de diverses relations découlant de l’analyse (Groux, 1997). L’approche comparative aide à tenir compte des particularités des contextes pour mieux saisir le phénomène à partir de son contexte sociohistorique (Nóvoa, 1995 ; Piovani et Krawczyk, 2017). Dans ce chapitre, l’approche d’ensemble des comparaisons sera essentiellement qualitative (Bray, Adamson et Mason, 2010). Les axes de comparaison retenus seront les époques, les lieux et les cultures d’appartenance, pour mettre en contexte les organisations éducatives successives au Québec et dans l’Araucanie (Bray et al., 2010).
L’analyse comparative (Adick, 2018) se réalisera à travers une étape descriptive, soutenue par des perspectives théoriques des réalités éducatives autochtones dans les Amériques avant la colonisation (portrait) (Nóvoa, 1995) ; une étape interprétative, à la lumière des aspects historiques, culturels et politiques par une caractérisation des organisations éducatives pour les Autochtones (parcours) (Rojas-Moreno, 2016) ; une étape de juxtaposition, à travers un processus d’analyse simultanée de l’objet d’étude dans les deux contextes à comparer eu égard à la persistance d’une crise éducative autochtone (Ducoing-Watty et Rojas-Moreno, 2017) ; et, finalement, à travers la synthèse de comparaison (discussion) avec un cadre commun, grâce auquel le rapport relatif de chaque contexte sera établi de manière généralisée ou différenciée, comme annoncé dans le problème de recherche (Adick, 2018).
2 / Un portrait succinct des réalités éducatives autochtones avant les colonisations
L’histoire de l’humanité, c’est aussi l’histoire de l’éducation (Mialaret, 2006). La survie des communautés nécessite de recourir à des stratégies pour permettre aux nouvelles générations de s’approprier la mémoire expérientielle des générations antérieures (Bengoa, 2008 ; Mialaret, 2006). Les groupes humains ont appris à intégrer ces façons de faire pour traverser les temps et les espaces en transmettant tout un ensemble de savoirs et de savoir-faire encodés à travers la langue et la culture (Walsh, 2014).
2.1 / Les actions et pensées éducatives autochtones
Indépendamment des lieux dans les Amériques (Nord ou Sud), il est possible de retracer des fondamentaux d’un cadre éducatif vécu avant les colonisations. Les réalités éducatives dans les milieux autochtones s’inscrivaient dans des enseignements et des apprentissages qui se développaient au sein des communautés, sans le support d’encodage matériel systématique, par exemple les livres (Mialaret, 2006 ; Santos, 2010). Les finalités de l’enseignement étaient d’inculquer à la nouvelle génération la vision existentielle de la communauté à laquelle elle appartenait (Gauthier et Tardif, 2017). Cette enculturation devenait ainsi salutaire autant pour l’individu (épanouissement de soi) que pour la communauté (épanouissement du groupe) (Campeau, 2019 ; Escobar, 2014). Bien plus, il devait s’établir un équilibre entre les deux composantes, puisque l’un dépendait de l’autre. Cette interdépendance se conceptualisait dans le temps, dans l’espace mais également au-delà du temps, par exemple à travers le culte des ancêtres et la spiritualité (Cajete, 1994 ; Rivera, 2012). De cette manière, les motivations et les pratiques sociales ou éducatives s’interprétaient suivant les besoins de la communauté. L’individu apprenait, intériorisait et exprimait des savoirs et des façons de faire qui se définissaient, in fine, selon les desseins du groupe ou de la communauté (Chartier, 2014 ; Toulouse, 2016).
Le sens de cette mission éducative s’apprenait, se définissait et se redéfinissait tout au long de la vie puisque chaque réalité pouvait être appréhendée par l’expérience et la tradition, ou encore par l’innovation et la création (Rivera, 2012). Par exemple, une jeune génération apprenait des précédentes les multiples relations à établir avec l’espace, comme milieu de vie qui la soutenait et la nourrissait. Ce même milieu pouvait, en même temps, être en train de se renouveler et de se transformer à travers différents cycles, certains pouvant s’étendre sur plusieurs générations (Cajete, 1994). Dans de tels contextes, l’acte éducatif portait toute une vision de l’Être, de l’Autre et du Lieu (Terre-Mère) pour donner du sens à son expérience humaine, à son appartenance à des communautés et pour se doter d’une identité, autant que d’une vision du monde (cosmovision) (Battiste et Henderson, 2000 ; Toulouse, 2016).
L’activité éducative fournit ainsi de manière fondamentale et en toutes occasions, des repères à chaque individu pour :
- Apprendre dans la nature, qui est bienveillante quand elle est bien traitée. L’individu apprend à reconnaître et à découvrir les dons de la nature. L’éducation apprend à l’individu à modeler ses comportements avec l’expression de la nature (Rivera, 2012 ; White, 1967).
- Apprendre avec sa communauté. Apprendre à vivre en harmonie avec sa famille, son groupe et sa communauté sur la terre ancestrale est également porteur des marqueurs de cette fusion avec la Nature qui devient Culture (Cajete, 1994 ; Santos, 2010). Le sens du partage, les biens communs ou l’absence d’accumulation personnelle expriment, de manière cohérente, la confiance qu’on accorde à ce milieu qui nourrit et guérit. Vivre et donner sa vie pour le groupe exprime cette difficile démarcation entre nature et culture (Cajete, 1994 ; Sauvé et al., 2017).
- Apprendre par la spiritualité. L’acte éducatif apprend à l’individu à se concevoir au-delà de sa matérialité. Cette spiritualité aide à donner du sens (au-delà de l’explication logique ou rationnelle) à l’intangible, à l’interaction et à l’interdépendance entre les éléments de la nature à travers sa culture (Battiste et Henderson, 2000 ; Toulouse, 2016). Il s’en dégage une cosmovision propre (Chartier, 2014) qui rassure et aide à avancer avec confiance vers l’inconnu (adaptation) avec cette conviction intime que la Terre-Mère porte en elle la raison d’être de toute chose (Arteaga-Cruz, 2017 ; Lavorel, 2015).
2.2 / Une éducation autochtone fondée sur le territoire en trois facettes
Les réalités éducatives, à la veille des colonisations des terres d’Amérique, au Nord comme au Sud, exprimaient une vivacité et un équilibre témoignant d’une correspondance adéquate au regard de ses fondements (Chartier, 2014). Cette vision de l’éducation traduisait l’attitude fusionnelle adoptée par les différentes communautés autochtones, indépendamment des variations régionales ou locales entre les groupes (Toulouse, 2016). Ces réalités éducatives montraient clairement le quoi enseigner, le pourquoi et le comment. Premièrement, les savoirs à enseigner (connaissances) étaient centrés sur le développement de l’holisme et de la spiritualité à travers la connaissance de la langue et de la culture (Rivera, 2012 ; Toulouse, 2016). Deuxièmement, la manière d’enseigner était basée sur une diversité de modalités et de lieux pour des apprentissages tout au long de la vie, et l’apprentissage expérientiel était valorisé par-dessus tout (Walsh, 2014). Troisièmement, les méthodes d’enseignement de chaque contenu ou de chaque aspect des savoirs relevaient selon le cas : des aînés (qui avaient probablement déjà vécu la situation ou les expériences) ; de la communauté par la diversité des façons de procéder ; du milieu (nature) où tout avait déjà été gravé et qu’il fallait apprendre à connaître, à entendre et à comprendre ; des expériences propres de l’individu pour qu’il arrive à saisir le sens de sa place et de sa raison d’être au sein de la communauté et de la nature (Terre-Mère) (Bertrand, 2016 ; Paillalef, 2018).
3 / Le parcours d’éducation à travers la scolarisation des Autochtones après les colonisations
Les réalités éducatives qui étaient fonctionnelles et utilitaires tout en étant basées sur une vision holistique de la communauté pour assurer ses cycles de vie ou d’évolution avant les colonisations vont connaître des transformations radicales à la suite des différentes colonisations (Toulouse, 2016).
3.1 / L’évolution des réalités éducatives autochtones au Québec
Après la « prise de possession », en 1534 par Jacques Cartier, du territoire qui allait deven...