Chapitre 1
Théories de
l’apprentissage et
potentiel cognitif
des technologies
EN BREF…
Dans cet ouvrage, nous nous sommes efforcés, dès son entame, de mettre en évidence les liens qui peuvent exister entre l’exploitation du potentiel cognitif des outils technologiques et la conception de l’apprentissage qui a servi de référence à l’usage et à l’appropriation de ces outils.
D’une conception centrée sur la transmission des connaissances (approche behavioriste) à une conception interactive (approche constructiviste) en passant par des modèles basés sur l’ancrage des connaissances à la structure cognitive de l’individu (approche cognitiviste), le potentiel cognitif des outils sera exploité avec une pertinence très inégale.
Ce détour par les modèles d’apprentissage nous permettra aussi de souligner le rôle essentiel joué par le contexte dans l’apprentissage et dans l’actualisation du potentiel cognitif des outils mobilisés. Cette notion inclut, dans les modèles récents, non seulement le sujet apprenant et sa structure cognitive personnelle, mais aussi l’environnement physique et humain dans lequel l’activité cognitive sera mise en œuvre.
1. Quels sont les liens entre les modèles d’apprentissage et les TIC?
Les liens qui unissent modèles d’apprentissage et utilisation des technologies en éducation sont souvent plus subtils qu’il n’y paraît à première vue.
Une première approche pour analyser ces liens repose sur l’idée que l’usage qui sera fait des technologies dépend de la conception qu’ont les enseignants de l’apprentissage. De nombreuses recherches sur l’innovation plaident en faveur de cette hypothèse en montrant comment les technologies sont assimilées par le fonctionnement quotidien de la classe. En fonction de cette conception, un enseignant aura tendance à maintenir ses pratiques antérieures et à réduire les usages des nouvelles technologies à ce qui est compatible avec ses habitudes de travail.
Une approche alternative, elle aussi largement documentée dans la littérature, confère aux technologies de l’information et de la communication une fonction de vecteur de changement. L’introduction des TIC crée un déséquilibre qui contribue à favoriser le changement sur le plan des pratiques et le passage à des modèles d’apprentissage privilégiant l’activité et l’initiative des apprenants.
Que l’on souscrive à l’un ou à l’autre de ces points de vue, les liens entre TIC et modèles d’apprentissage sont déterminants par rapport aux formes d’usage qui prendront place dans la classe. La question est de savoir lequel de ces éléments est prépondérant. Faut-il modifier les manières d’enseigner avant d’introduire les TIC ou peut-on s’appuyer sur les TIC pour modifier les pratiques de classe? Ces deux conceptions peuvent d’ailleurs se nuancer en reconnaissant aux TIC un potentiel de changement sur les pratiques, mais qui ne s’exprimera que si le contexte est favorable. L’adhésion à cette troisième conception implique que l’on reconnaisse la nécessité d’agir sur le milieu par une série d’actions permettant d’épauler le changement et de lever les principales sources de résistance. Il est clair que, dans cet ouvrage, c’est à cette troisième conception que nous nous rallierons en reconnaissant explicitement que le potentiel cognitif attaché à l’usage des TIC ne pourra s’actualiser qu’en présence d’acteurs humains préparés à le mettre en valeur.
Une autre question qui relève également des liens entre TIC et modèles d’apprentissage concerne plus directement le potentiel des TIC à incarner toute la richesse des modèles d’apprentissage qu’ils sont censés mettre en œuvre. Lorsque, comme nous le verrons, les ordinateurs sont venus à la rescousse des machines à enseigner pour concrétiser les idées skinnériennes en matière d’apprentissage automatisé, ils ont permis de faire évoluer le modèle vers une plus grande ouverture et une meilleure prise en compte des différences individuelles. On ne peut toutefois en dire autant des solutions apportées par l’intelligence artificielle lorsqu’il s’est agi de proposer des environnements constructivistes conformes aux ambitions des spécialistes de l’enseignement. Il faut bien reconnaître que, dans ce cas, les ambitions des chercheurs ont dû progressivement être réfrénées pour aller vers des dispositifs capables de soutenir l’intelligence humaine plutôt que de la remplacer. Toutefois, ce recadrage ne doit pas être assimilé à un échec, puisqu’il a permis l’émergence de voies nouvelles centrées sur la prise en compte de l’interaction sociale plutôt que sur la modélisation du comportement individuel.
La rencontre entre les TIC et les modèles d’apprentissage a également favorisé l’émergence de ce que Reigeluth (1999) appelle des «modèles de l’enseignement». En effet, les efforts des spécialistes en technologie éducative pour opérationnaliser les modèles d’apprentissage afin de les traduire sous forme de dispositifs concrets ont conduit à dépasser la description de la manière dont un individu apprend pour aller vers la prescription des actions à mettre en œuvre pour favoriser l’apprentissage. En pratique, ces deux types de modèles sont intimement liés et complémentaires: une compréhension en profondeur des mécanismes de l’apprentissage constitue un substrat indispensable à l’élaboration d’une théorie de l’enseignement susceptible de guider le design pédagogique. Ainsi, un modèle d’apprentissage comme le cognitivisme a permis de décrire le fonctionnement de la mémoire ainsi que la nature des connaissances en cause dans les mécanismes de mémorisation. C’est en se basant sur cette conception de l’apprentissage qu’Anderson a mis au point son modèle ACT (contrôle actif de la pensée). Ce modèle, qui décrit l’articulation entre connaissances déclaratives et connaissances procédurales à travers un formalisme très précis, a servi de référence pour la mise au point de plusieurs dispositifs d’apprentissage par ordinateur (tuteurs intelligents) utilisés principalement dans l’enseignement des mathématiques (arithmétique, géométrie, etc.).
Pour articuler les modèles qui seront présentés dans la suite de ce chapitre, nous nous centrerons sur le statut qui est donné à la connaissance dans ces différents modèles, sachant que de ce statut découleront, dans une large mesure, à la fois la conception de l’enseignement qui sera mis en œuvre et les formes d’usage des TIC qui seront privilégiées.
La conception classique, héritée de la tradition objectiviste selon laquelle la connaissance construite par les sujets est un reflet fidèle d’une réalité objective, a largement influencé les modèles basés sur le renforcement de la réponse. Ces modèles, regroupés dans le cadre de ce qu’on appelle le «behaviorisme» (comportementalisme), ont joué un rôle important dans les premières réalisations en matière d’usage de l’ordinateur en éducation.
La prise en compte de l’individu qui apprend dans le processus de construction de la connaissance a conduit à réfuter le caractère objectif et unique de la connaissance au profit d’une conception qui reconnaît explicitement que toute connaissance est le reflet de celui qui apprend. Une meilleure compréhension du fonctionnement du cerveau, associée aux possibilités offertes par le développement de l’informatique, a permis de construire des modèles du fonctionnement cognitif très utiles pour mieux cerner les mécanismes en jeu dans l’apprentissage. Ces modèles, qualifiés de «cognitivistes», sont radicalement différents de ceux proposés par les behavioristes puisqu’ils s’intéressent à ce qui se passe dans la «boîte noire»: il ne s’agit plus d’énoncer les conditions qui permettent d’établir des associations entre un stimulus et une réponse, mais de décrire finement les processus internes mis en œuvre par le système nerveux central pour sélectionner, traiter et mémoriser des informations. Cette rupture conceptuelle radicale consistant à réfuter toute idée d’isomorphisme direct entre la réalité externe et la réalité personnelle s’est traduite par l’émergence d’approches nouvelles de l’enseignement dans lesquelles le rôle prépondérant de l’apprenant était explicitement reconnu.
La conception des constructivistes en ce qui concerne le statut de la connaissance apparaît encore plus radicale puisque, pour eux, toute réalité n’existe qu’à travers l’individu qui la crée: c’est de l’interaction du sujet avec son environnement que naît la connaissance. Comme nous le verrons par la suite, la notion d’interaction constitue selon cette approche le moteur de l’apprentissage. Pour cette raison, on parle aussi d’«inter-actionnisme» pour désigner ce courant. L’interaction peut s’appliquer à une situation que l’individu aura à traiter seul, en petit groupe ou encore dans le cadre d’une communauté culturelle. La connaissance est le résultat d’une élaboration personnelle dont le siège ne se situe plus seulement dans le cerveau de l’individu, mais aussi dans les interactions sociales et dans les outils cognitifs qui serviront de médiateur entre l’individu et son environnement. La centration délibérée sur l’interaction a conduit non seulement à déplacer le lieu où la connaissance se construit, mais aussi à élaborer des modèles de l’enseignement beaucoup plus ouverts qui ont largement influencé la conception des dispositifs. Il ne s’agit plus d’organiser, d’une manière plus ou moins intelligente, l’interaction entre l’individu et l’ordinateur, mais plutôt d’aménager la rencontre de l’apprenant avec son environnement social, culturel et matériel au moyen d’outils cognitifs pertinents.
La notion d’outil cognitif (ou plus exactement d’outil à potentiel cognitif) est centrale dans cette conception de l’apprentissage, car c’est à travers de tels outils et les interactions auxquelles ils donnent naissance que s’élaborera la connaissance.
Comme l’illustre la figure 1.1, certaines zones de recouvrement existent entre les modèles que nous avons évoqués. Le passage d’une conception de la connaissance à une autre n’est jamais le résultat d’une rupture brutale, mais plutôt celui d’une prise de conscience progressive par un groupe de chercheurs, plus ou moins influents, du caractère réducteur ou inadéquat des conceptions qui leur servaient de référence jusqu’alors. Ainsi, à côté du behaviorisme radical qui réfute toute prise en compte des processus internes, certains modèles comme celui de Hull (1943) ou de Staats (1970) font intervenir des variables intermédiaires (entre le stimulus et la réponse) pour décrire le comportement.
La naissance du cognitivisme illustre bien ce glissement progressif des conceptions. Alors que l’idée d’examiner le contenu de la boîte noire remonte aux travaux menés, d’une part, par Miller (1956) sur les limites de la mémoire et, d’autre part, par Bruner, Goodnow et Austin (1956) sur les processus de catégorisation, ce n’est qu’à la fin des années 1960 que le cognitivisme prendra son envol pour détrôner le behaviorisme.
Bien que le terme «constructivisme» soit issu des travaux menés par Jean Piaget à partir des années 1930, il faudra attendre la fin des années 1980 pour voir les conceptions de celui-ci reconnues par les chercheurs anglo-saxons. Il en va de même pour l’école russe et en particulier pour Lev Vygotsky (1978) dont les travaux sur la dimension sociale de l’apprentissage ont mis près de trente ans à être connus des chercheurs occidentaux.
Le décalage historique que nous venons de souligner entre les travaux menés en Europe à propos du constructivisme et leur prise en compte par les chercheurs nord-américains explique qu’il n’y ait pas toujours accord parfait, de part et d’autre de l’Atlantique, sur ce que recouvre exactement ce terme. En effet, alors que les chercheurs américains ont tendance à l’utiliser pour désigner de manière générique les théories modernes de l’apprentissage, en Europe la filiation avec les travaux de Piaget reste encore très prégnante.
2. Modèles basés sur l’isomorphisme entre la réalité externe et la réalité personnelle
Cette conception de la connaissance est issue de la volonté d’asseoir les bases scientifiques de la psychologie en refusant l’introspection et le mentalisme qui l’avaient dominée jusqu’alors. Les travaux menés dans le cadre de ce paradigme ont conduit à réfuter l’idée que le fonctionnement cognitif interne puisse être accessible à l’analyse objective. Il s’agit non pas d’étudier les processus cognitifs, c’est-à-dire le contenu de ce que les behavioristes appelleront la «boîte noire», mais d’analyser les effets de différentes formes de stimulation sur le comportement de l’individu.
Les recherches de Thorndike, qui remontent au début du XXe siècle, ont conduit à définir un certain nombre de lois décrivant les conditions d’un apprentissage efficace. En particulier, Thorndike (1911) a décrit ce qu’il a appelé la «loi de l’effet», qui met en évidence que l’association entre un stimulus et une réponse est renforcée ou affaiblie selon l’effet de ses conséquences. Si l’association stimulus-réponse est suivie d’un état de satisfaction du sujet (récompense), elle est renforcée; si elle est suivie d’un état non satisfaisant (punition), elle est affaiblie. Pour Thorndike, l’enseignement consiste pour l’essentiel à créer les conditions permettant le renforcement des associations correctes et l’affaiblissement de celles qui ne le sont pas.
Par la suite, ces lois ont été reprises et systématisées par Skinner (1957). En particulier, la notion de récompense a joué un rôle central dans la théorie du conditionnement opérant proposée par cet auteur sous l’appellation «agent de renforcement». L’expression «conditionnement opérant», choisie par Skinner pour décrire le processus par lequel l’apprentissage s’élabore, souligne à la fois sa filiation mais aussi ses différences avec le conditionnement répondant proposé auparavant par Pavlov. Le terme «opérant» met en évidence, en effet, le fait que l’apprentissage ne peut avoir lieu que si l’individu est actif, contrairement à ce qui était le cas chez le chercheur russe.
La place prépondérante donnée à l’activité de l’apprenant dans le conditionnement opérant a largement influencé les applications pédagogiques issues des travaux de Skinner, mais aussi, d’une manière plus générale, les conceptions de l’enseignement qui ont orienté les premières applications pédagogiques de l’ordinateur. C’est en effet à l’époque où la vision skinnérienne était la plus influente, c’est-à-dire à l...