Chapitre 1
QUELS LECTEURS L’UNIVERSITÉ FORME-T-ELLE?
PETITE HISTOIRE DE L’OUVERTURE DES ÉTUDES LITTÉRAIRES FRANÇAISES AU CORPUS CONTEMPORAIN1
Mathilde Barraband
Université du Québec à Trois-Rivières
Les discours déclinistes sur la littérature, s’ils constituent un exercice aussi ancien que la littérature elle-même, se sont multipliés ces dernières décennies en France (Gefen, 2009). Ils ont servi à proclamer la mort du grand écrivain (Raczymov, 1994), la fin de la littérature (Todorov, 2007) ou, de manière un peu plus mesurée, l’adieu des Modernes à la littérature (Marx, 2005). Quoique la répétition de ces actes de décès puisse à juste titre inspirer la méfiance, force est de constater que la littérature n’occupe plus le rôle central qu’elle occupait historiquement dans la «nation littéraire» qu’est la France (Fergusson, 1991). Dans ce contexte, la formation à la lecture littéraire a inspiré d’assez nombreuses études qui ont cherché à éclairer ce qui s’enseigne dans les écoles, du primaire au secondaire, et ce qui constitue la bibliothèque intérieure des enseignants (voir la recension dans Rouxel et Louichon, 2010, p. 9). Si «la littérature, c’est ce qui s’enseigne», selon le mot bien connu de Roland Barthes (1971, p. 170), l’avenir de la littérature se joue en effet en partie dans les classes. Peu de travaux ont toutefois porté sur le cas particulier des études littéraires à l’université. Peut-être en va-t-il du sentiment que la culture littéraire des étudiants est déjà faite. Peut-être, aussi, les universitaires sont-ils peu enclins à questionner leurs propres pratiques. Pourtant, ce que lisent et étudient, font lire et étudier les universitaires a fort à nous apprendre. C’est bien à l’université que sont formés les maîtres, ceux-là mêmes qui transmettront leur savoir, du primaire jusqu’au supérieur. En outre, les corpus d’études et de recherche littéraires de l’université ont beaucoup évolué ces dernières décennies.
L’histoire récente des études littéraires universitaires en France mérite donc qu’on s’y arrête davantage. Quels types de lecteurs cherchent-elles à produire2? Quels corpus favorisent-elles et avec quelle conception de la fonction sociale de la littérature et de l’université? Pour avancer des réponses à ces questions, l’analyse du sort dévolu au corpus contemporain3 est un excellent indicateur. Si l’intégration de la littérature actuelle à l’enseignement et à la recherche s’est aujourd’hui banalisée, elle a longtemps suscité une forte opposition. On aurait pu considérer que le foisonnement de la création appelait l’expertise du chercheur, que la compréhension des formes nouvelles nécessitait la médiation d’un professeur. Mais ce sont d’autres représentations qui se sont mises en place et ont dominé le champ des études littéraires universitaires. Il y a peu, encore, une coutume prescrivait d’attendre un délai de 20 ans après la publication d’un texte pour l’enseigner, voire d’attendre la disparition d’un écrivain avant de mener des recherches sur son œuvre (Doubrovsky, 1992; Viart, 2008). Le commentaire de la littérature actuelle a longtemps été délégué à la critique journalistique et sa transmission assurée par les pairs, d’étudiant à étudiant notamment. Pourquoi une telle division des tâches entre critique universitaire et critique journalistique? Pourquoi évacuer la littérature contemporaine de l’enseignement et de la recherche? Je propose d’apporter quelques éléments de réponse à ces questions, en retraçant la lente et difficile légitimation du corpus contemporain à l’université, depuis les origines des études littéraires modernes, c’est-à-dire la seconde moitié du XIXe siècle, jusqu’à nos jours. Je reprendrai ici le résultat d’enquêtes que j’ai menées ces dernières années, souvent en collaboration, et qui ont pris diverses formes: celles de l’étude des programmes et des ressources en enseignement et en recherche dans les universités ou encore d’entretiens avec des enseignants-chercheurs de différentes générations. Ces enquêtes se concentrent pour l’instant essentiellement sur le cas des universités parisiennes et elles n’ont pas le caractère systématique qu’elles mériteraient. Mais elles permettent de dresser un premier état des lieux que d’autres travaux pourront compléter.
1.1.
UNE QUESTION DE MÉTHODE
Le sociologue de la littérature Alain Viala a proposé de découper en quatre phases le processus de classicisation d’une œuvre ou d’un auteur (1993, p. 25)4. La première phase, dite de légitimation, suppose «la reconnaissance par […] les instances autorisées du champ». La deuxième, appelée phase d’émergence, est celle d’une «légitimation supérieure» et correspond au moment où l’œuvre ou l’auteur légitimé(e) se distingue des autres auteurs ou œuvres légitimé(e)s. La troisième phase, celle de la consécration, «advient quand il y a accès aux marques les plus hautes de distinction». La dernière phase, enfin, soit celle de perpétuation, est celle de la classicisation proprement dite. Elle «suppose l’entrée dans des espaces qui assurent une diffusion de notoriété à long terme […], l’entrée au patrimoine reconnu»5. Comme Viala s’intéresse à la classicisation d’une œuvre ou d’un auteur dans l’ensemble de l’espace social, il prend pour indicateurs aussi bien l’entrée au répertoire d’un théâtre que l’inscription dans les programmes scolaires ou la transformation du nom ou du titre en toponyme. J’adapterai donc quelque peu sa proposition pour décrire la classicisation d’un corpus dans son ensemble, le contemporain, au sein d’une institution particulière, l’université française. Je partirai du principe que la classicisation d’un corpus à l’université commence par l’attention conjointe de diverses instances liées à la recherche ou à l’enseignement à l’intérieur de l’institution (phase de légitimation), qu’elle progresse à mesure que ces marques d’attention deviennent plus prestigieuses (phases d’émergence puis de consécration) et qu’elle s’achève lorsque cette attention est si forte qu’elle conduit à inscrire le corpus dans des espaces universitaires destinés à durer et à favoriser sa diffusion vers le reste de l’espace social (phase de perpétuation).
L’institution universitaire n’est pas un ensemble homogène mais a plusieurs fonctions et notamment deux fonctions principales, distinctes quoique corrélées: celle de l’enseignement et celle de la recherche. Si l’on veut observer la classicisation de la littérature contemporaine à l’université, il faut observer sa légitimation non seulement comme objet d’enseignement mais aussi comme objet de recherche. Dans le premier cas, cela revient à regarder si les programmes d’enseignement proposent l’étude d’écrivains vivants ou de faits littéraires des trois dernières décennies. Il faut encore s’intéresser à la formation des enseignants: sont-ils préparés à enseigner la littérature récente? Leur a-t-on donné des outils pour le faire, leur a-t-on laissé entendre qu’elle faisait partie des objets d’enseignement attendus? Pour observer la légitimation de la littérature contemporaine comme objet de recherche, on doit évidemment analyser les corpus électifs des chercheurs, mais on peut plus largement s’intéresser aux orientations scientifiques des structures de la recherche telles que les chaires, les laboratoires ou les centres, et même les organismes subventionnaires, à l’instar de l’Agence nationale de la recherche. D’autres indices, qui témoignent à la fois des priorités d’enseignement et de recherche d’une université, doivent encore retenir l’attention. C’est le cas des intitulés de postes de professeurs, et ce, d’autant plus qu’une coutume ancienne veut que l’on divise par périodes, en général par siècles, les domaines de spécialité en études littéraires. Les programmes en littérature ouvrent ainsi, selon leurs besoins, des postes de médiévistes, de seiziémistes, de dixseptièmistes, etc. Les fonds des bibliothèques universitaires constituent enfin un indicateur digne d’intérêt. Les politiques en matière d’achat de livres s’adaptent, là encore, aux champs d’enseignement et de recherche privilégiés par les universités. C’est donc à partir de l’ensemble de ces indicateurs que l’on peut observer la classicisation du corpus contemporain au sein de l’université.
1.2.
L’HISTOIRE DU CORPUS CONTEMPORAIN DANS LES ÉTUDES LITTÉRAIRES
1.2.1.
AUX ORIGINES DES ÉTUDES LITTÉRAIRES
Ceux que l’on appelle désormais les contemporanéistes évoquent souvent la bataille qu’ils ont dû mener, au cours des années 1980-1990, pour faire admettre la prise en compte du corpus contemporain à l’université. Le processus de légitimation de la littérature actuelle à l’université n’a toutefois pas été aussi linéaire qu’on le croit parfois. Il est possible de trouver des traces très anciennes qui prouvent que la littérature actuelle a été enseignée de longue date à la Sorbonne. Un des pionniers de l’histoire littéraire, Saint-René de Taillandier, y donne par exemple en 1846 des leçons sur la pensée «de 1789 jusqu’à nos jours» (Fraisse, 2002, p. 89). Soixante-dix ans plus tard, en 1925, le professeur Daniel Mornet publie son Histoire de la littérature et de la pensée françaises contemporaines (1870-1925)6 pour «les besoins de [s]on enseignement» à la Sorbonne et à l’étranger. Entretemps, les grandes réformes du secondaire amorcées en 1880 ont encore favorisé le phénomène. Elles ont, entre autres, ouvert les corpus d’enseignement, recommandant aux professeurs de lycée d’aborder la littérature jusqu’en 18507. À l’université, où l’on forme les professeurs du secondaire, il devient donc aussi nécessaire d’actualiser les corpus d’études pour préparer les enseignants à cette nouvelle réalité dictée par les programmes.
Il ne faudrait pas toutefois exagérer la présence du corpus contemporain dans les études littéraires au XIXe et au début du XXe siècle. Le contemporain prend place avant tout au sein de cours transversaux, dont il constitue le terminus ad quem, et non au sein de cours dédiés, comme il en existe pour la littérature dite classique, celle du XVIIe siècle. S’il est possible d’enseigner la littérature actuelle à la Sorbonne en 1846 ou en 1925, il n’existe à l’époque ni de chaire ni de postes dédiés à la littérature contemporaine. Saint-René de Taillandier a consacré sa thèse à un clerc irlandais du IXe siècle. Quant à Mornet, il est avant tout reconnu pour ses travaux sur le XVIIIe siècle8. Il faut aussi rappeler les mésaventures de Gustave Lanson, le grand refondateur et patron des études littéraires à la Sorbonne au tournant du XXe siècle. Lorsqu’il s’est lancé dans la critique théâtrale, ses collègues lui ont vertement rappelé quelle était sa place. Enfin, on remarque que, lorsque les professeurs de littérature du premier XXe siècle intègrent la littérature actuelle aux histoires de la littérature qu’ils publient en marge de leur cours, par un significatif besoin de mise à distance, leurs exemples se font plus volontiers allemands ou russes que français. Je résumerai donc les choses en disant que, dans la seconde moitié du XIXe et au début du XXe, la littérature contemporaine est présente dans l’enseignement et la recherche universitaires mais pas encore légitime.
1.2.2.
LA LÉGITIMATION: 1960-1980
Ce qui constituait tout de même une ouverture au contemporain au moment de la fondation des études littéraires modernes se ferme à partir des années 1940. Un indice le montre clairement. Les professeurs d’université sont de grands producteurs d’histoires littéraires. Prendre part à l’écriture d’une histoire ou en écrire une tout à soi a longtemps été un passage obligé de la carrière. Or les histoires de la littérature française désinvestissent nettement le contemporain à partir des années 1940 et jusque dans les années 1970. Alors que, entre 1896 et 1945, 75% des histoires de la littérature transversales (du type «des origines à nos jours») traitent de faits littéraires des 30 dernières années, entre 1946 et 1968, elles ne sont plus que 50% à le faire. Il faut attendre les années 1970 et surtout 1980 pour que réapparaissent des indicateurs d’une légitimation du contemporain en leur sein. En 1970, trois universitaires et un inspecteur de l’éducation nationale9 publient par exemple chez un éditeur scolaire, Bordas, une histoire littéraire qui fera date et trouvera divers prolongements: La littérature en France depuis 1945 (Bersani et al., 2003)10. Le but explicite des auteurs est alors d’anticiper des modifications de programme dans le secondaire mais aussi de combler un vide qu’ils jugent gênant. En effet, les programmes du secondaire ont peu été réactualisés, et s’il était audacieux d’étudier la littérature de 1850 en 1880, cela ne l’est guère un siècle plus tard. Dans la préface du volume, les auteurs affirment encore vouloir répondre au désir des étudiants en traitant de la littérature de leur temps. Cet argument, présent dans des histoires de la littérature plus anciennes, fait ici écho à un contexte particulier. Les années 1968, comme les historiens ont pris l’habitude de les appeler, ont en effet fait apparaître le gouffre générationnel qui sépare désormais les professeurs de leurs étudiants baby-boomers. Ces derniers critiquent violemment l’enseignement qu’on leur dispense qu’ils jugent daté et élitiste. La vieille Sorbonne notamment sortira fragilisée de ce conflit, prise de vitesse par d’autres établissements d’enseignement supérieur moins conservateurs, comme l’Université Paris 8 et la VIe section de l’École pratique des hautes études (EPHE), devenue en 1975, l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
À la même période, c’est aussi la formation des enseignants qui commence à se réformer. Au début de la décennie 1960, après une longue et houleuse bataille, le concours des professeurs de littérature du secondaire et du supérieur, l’agrégation, s’élargit. Une agrégation dite de lettres modernes est créée pour compléter la traditionnelle agrégation de lettres classiques fortement axée sur l’apprentissage du latin et du grec ancien11. Dans les années 1960 et 1970, le nouveau concours se montre assez favorable au contemporain, proposant de temps en temps l’étud...