PARTIE 1 /
REGARDS FONDAMENTAUX
AUTOUR DE LA SUBJECTIVITÉ ET DE L’INTENTIONNALITÉ
Les pires geôles ne sont pas bâties de pierres,
mais de nos propres actes.
SIMON ROY, 2014, p. 133
Il y a ceci d’extraordinaire dans la vie d’un livre et de son auteur : dès que le livre est en marche, même encore indistinct dans les régions obscures de l’inconscient, déjà tout ce qui arrive à l’auteur, toutes les émotions, presque tout ce qu’il éprouve et subit concourt à l’œuvre, y entre et s’y mêle comme à une rivière, tout au long de sa course, l’eau de ses affluents. Si bien qu’il est vrai de dire d’un livre qu’il est une partie de la vie de son auteur en autant, bien entendu, qu’il s’agisse d’une œuvre de création et non de fabrication.
GABRIELLE ROY, 1984, p. 229
Chapitre 1 /
L’éthique de l’évaluation des apprentissages en arts
Denis Jeffrey et Lorna Boily
Résumé
Comment évaluer, à l’aune de critères éthiques et esthétiques acceptables et reconnus, des productions scolaires en art ? Ce type d’évaluation peut contenir une grande part de subjectivité. C’est pourquoi il apparaît essentiel de proposer une réflexion approfondie à ce sujet. Dans la première section de ce texte, nous cernons quelques enjeux pédagogiques et esthétiques dans l’évaluation de l’enseignement en arts. La seconde section est dédiée à une conception générale de l’éthique des professeurs qui est suivie, en troisième section, d’une réflexion sur l’éthique de la responsabilité en enseignement. La quatrième section porte sur les enjeux éthiques liés à la tâche d’évaluer les apprentissages des étudiants en arts. Finalement, nous présentons des pistes de réflexion sur les liens entre les expériences de création et le sacré.
Objectifs
Les autres animaux vivent dans un environnement, alors que nous habitons les mondes que nous créons. Cette formule met en évidence la préséance de l’imagination symbolique dans nos rapports au réel. Gilbert avait compris, à l’instar de Carl Gustav Jung et de Mircea Eliade, que nous pensons avec des symboles. La faculté de symboliser, soutenaient-ils, est le propre de l’homme. Leurs tissus recouvrent l’entièreté de nos idées. Les symboles définissent l’humain et nous nous définissons à travers les symboles. Sans eux, souligne Durand (1964), nous ne saurions dire qui nous sommes : « pour la conscience humaine, rien n’est jamais simplement présenté, mais tout est représenté. […] L’Homo sapiens n’est en définitive qu’un animal symbolicum » (p. 64). On ne peut échapper aux représentations à travers lesquelles nous percevons, cogitons et portons des jugements. Notre sensibilité esthétique n’est pas orpheline de ces représentations qui permettent de distinguer le beau du laid, mais aussi d’expérimenter l’émerveillement et le dégoûtant. En fait, cette approche durandienne sera la nôtre dans ce chapitre. Elle nous permet de soutenir que le beau n’est pas l’attribut intrinsèque d’une production artistique, mais qu’il est une construction issue de traditions esthétiques qui établissent des critères pour l’apprécier. À cet égard, le jugement sur une production artistique se cultive, s’affine et se raffine. Il n’est pas issu d’un savoir inné ou d’un savoir intuitif. Il n’existe pas d’instinct esthétique qui permettrait de reconnaître la valeur d’une œuvre, de l’apprécier et de la désirer. Le jugement esthétique doit être éduqué, et comme tout jugement, il touche à des dimensions affectives, narratives et réflexives. Dans ce chapitre, nous porterons notre regard sur l’éthique devant accompagner les professeurs qui assument des formations en arts.
Même si la valeur esthétique des productions d’art suscite de grands débats parmi les spécialistes, force est de constater que nous savons apprécier la qualité des tableaux de Léonard de Vinci, de Pablo Picasso et d’Alfred Pellan. Si nous sommes émus devant un Botticelli ou un Renoir, c’est parce que nous avons appris à reconnaître le génie de ces œuvres. Leur appréciation ne saurait dépendre que des sources innées du goût, car ce serait faire fi de longues traditions d’interprétation des œuvres d’art et de reconnaissance de la qualité du travail des artistes. Dans le cadre de formations en arts, les étudiants doivent apprendre ces traditions qui leur fournissent des critères pour apprécier une production artistique. Ces traditions constituent des contenus objectifs d’enseignement qui ne sont pas si difficiles à évaluer. Mais si un professeur cherche à éveiller la sensibilité esthétique des étudiants ou s’il les oriente vers une expérience de création, alors l’évaluation devient un réel défi.
En plus de demander une minutieuse préparation, les apprentissages issus de cette expérience subjective ne s’évaluent pas aussi aisément qu’un contenu objectif. Un professeur avisé pourra miser sur la coévaluation par laquelle il amène l’étudiant à raconter son expérience de création et à lui donner du sens. En première section de ce texte, nous présentons les enjeux éthiques et esthétiques dans l’évaluation d’une production académique en art. La seconde section est dédiée à une conception générale de l’éthique des professeurs qui est suivie, en troisième section, d’une réflexion sur l’éthique de la responsabilité en enseignement. La quatrième section porte sur les enjeux éthiques liés à la tâche d’évaluer les apprentissages des étudiants en arts. Finalement, nous présentons des pistes de réflexion pour saisir la dimension initiatique dans une production académique en art.
1 / Le contexte de l’enseignement en arts
L’évaluation des apprentissages, soit-elle formative ou sommative, produit un résultat devant être le plus objectif possible dans le sens où il est censé représenter la qualité du travail d’un étudiant. Le résultat devrait indiquer à l’étudiant son progrès, au professeur la valeur de son enseignement et à l’établissement d’enseignement une mesure sur la qualité du programme et de la formation. Même s’ils s’efforcent d’atteindre l’objectivité, les professeurs reconnaissent en général que leur jugement évaluatif compose avec leur subjectivité (Jeffrey, 2013). Au moment de l’évaluation, ils peuvent être fatigués, inattentifs, moins concentrés, et parfois exaspérés par des travaux brouillons. Le jugement évaluatif n’échappe pas aux changements d’humeur, à la baisse d’énergie ou à la lassitude. Un professeur peut être plus ou moins sévère selon qu’il commence ou termine ses corrections. En fait, tous les professeurs ont vécu des moments d’hésitation en évaluant le travail d’un étudiant. La note attribuée témoigne-t-elle de sa valeur réelle ? Est-elle trop basse ou trop haute comparée aux notes des autres étudiants ? En fait, est-elle équitable, impartiale, sans parti pris ? Les travaux devraient-ils être revus afin d’assurer l’équité dans la distribution des notes ?
Les professeurs des différentes disciplines artistiques, à tous les niveaux d’enseignement, reconnaissent la complexité de la tâche pour évaluer le plus objectivement possible les productions des étudiants. Leur pouvoir discrétionnaire ne pourrait être remis en question, mais il doit être balisé par des valeurs de justesse, de probité, d’équité et d’impartialité. Soulignons, d’entrée de jeu, qu’il n’existe pas au Québec de procédures judiciaires pour contester la décision d’un professeur concernant une évaluation scolaire. Un étudiant insatisfait peut néanmoins se plaindre aux plus hautes instances et s’inscrire dans une demande de révision de note s’il croit avoir été victime d’une erreur ou d’un traitement inéquitable. Un comité de révision peut maintenir, augmenter ou diminuer la note d’un étudiant. Tout de même, l’évaluation pratiquée par un professeur est un acte privé, autonome et discrétionnaire. Étant donné cette autorité professionnelle sur les processus d’évaluation, les étudiants doivent leur faire confiance. C’est en assumant leurs tâches avec professionnalisme que les professeurs maintiennent, et même rehaussent, cette confiance.
Les évaluations peuvent avoir un effet important sur l’avenir des étudiants (Lemay, 2000). Cela constitue un truisme de dire que ces derniers craignent l’arbitraire, surtout lorsqu’un professeur émet une note sans la justifier par des commentaires éclairants. Par souci d’objectivité, nombre de professeurs demandent aux étudiants de participer à l’évaluation de leurs travaux. Or, ceux-ci ne sont pas toujours à l’aise avec l’autoévaluation parce qu’il est difficile de porter un jugement honnête et circonspect sur son propre travail. En revanche, les étudiants seraient moins embarrassés par une coévaluation à la fois écrite et orale – par le truchement du cahier réflexif ou du portfolio pour inscrire les étapes de réalisation d’un travail dans lequel l’étudiant et le professeur consignent leurs échanges – dans la mesure où il y a entente sur des critères à l’aune desquels sera menée l’évaluation. L’expérience montre que ces critères peuvent être de divers ordres : esthétiques, pédagogiques, didactiques et éthiques. L’ordre pédagogique ne touche pas uniquement les performances ou les compétences, mais également des procédures que les étudiants doivent suivre à la lettre : préparation, utilisation et rangement du matériel, gestion des comportements, respect des consignes, etc. Et puis, au terme d’un atelier de création, chacun doit nettoyer les outils utilisés et se laver les mains.
Les professeurs peuvent initier les étudiants à des valeurs esthétiques à travers des réalités qu’ils connaissent comme le tag, la murale, la pochette de disque, la bande dessinée ou les illustrations de livres. Quels que soient les objets artistiques étudiés, les étudiants doivent connaître des critères reconnus par les traditions en arts pour les apprécier, mais surtout pour les juger dans une perspective critique. En effet, porter un « jugement critique » signifie précisément établir son point de vue à l’aune de critères établis et reconnus par une communauté de spécialistes. En fait, la connaissance approfondie de critères établis pour porter un jugement critique sur des productions artistiques est aussi importante que la connaissance des productions artistiques elles-mêmes. En l’absence de critères, le jugement risque la régression sur le plan de l’opinion personnelle ou du goût rudimentaire. L’opinion personnelle peut cependant servir d’entame pour amorcer l’étude d’une œuvre, mais, en elle-même, l’opinion ne se discute pas. Le professeur doit amener les étudiants à passer du niveau des goûts et des opinions personnels, émanant de l’affectivité, à la narration, puis à la réflexivité. Le niveau narratif est déjà plus raffiné que celui de l’affectivité, car il demande une démarche intellectuelle plus élaborée fondée sur le récit de l’étudiant au sujet de ses expériences esthétiques. Le niveau réflexif, quant à lui, permet d’émettre un jugement qui prend en compte des critères établis et se démarque par la qualité de sa justification. C’est pourquoi l’enseignement de critères historiques, sociaux, politiques et esthétiques, à l’aune desquels les étudiants peuvent émettre des jugements réfléchis, est didactiquement incontournable. De plus, les jugements élaborés à partir de critères sont certes discutables, mais ils sont évaluables.
L’évaluation doit porter sur l’ensemble du processus d’apprentissage des étudiants, et non seulement sur leurs productions, réalisations et performances finales. Plus qu’en d’autres matières, la pédagogie dans les disciplines artistiques est fortement individualisée. Les professeurs en arts encadrent jusqu’à trente-cinq étudiants (et parfois plus), travaillant simultanément sur trente-cinq projets différents à l’aide de trente-cinq processus de création divergents qui mèneront à trente-cinq évaluations distinctes. On comprend que pour ces professeurs, l’évaluation constitue une véritable corvée, surtout qu’ils doivent prendre en charge des classes de plusieurs niveaux d’enseignement. Il ne fait pas de doute que les tâches d’évaluation, additionnées à celle de gestion de classe, sont colossales. Une étude de Kuster (2010) à cet égard révèle que les problématiques liées à l’évaluation et à la gestion de classe sont de première importance pour les enseignants en arts du niveau secondaire. D’autres recherches (Huberman, 1989 ; Boutin, 2003 ; Gervais, 1999 ; Martineau et Gauthier, 1999) montrent que les enseignants débutants du secondaire ont le sentiment qu’ils ne sont pas bien préparés pour diriger leur classe et pour évaluer les apprentissages. Ce sentiment pourra être accentué chez les enseignants en arts, étant donné leurs nombreux défis. Partant de ce sentiment partagé par les enseignants novices, des chercheurs (Norman et Feiman-Nemser, 2005) considèrent que la formation des enseignants ne contribue pas suffisamment au développement d’habiletés pratiques comme la gestion de classe et l’évaluation des apprentissages. De leur côté, Lenoir et Tochon (2004) relatent que les actions éducatives des enseignants débutants reposent sur l’improvisation parce qu’ils se sentent dépassés par leurs nombreuses responsabilités. Il n’est pas déraisonnable d’extrapoler ces résultats pour l’enseignement postsecondaire étant donné que les professeurs des établissements collégiaux et universitaires ne sont pas nécessairement formés pour assumer les compétences pédagogiques associées à l’évaluation. Comme pour nombre d’enseignants, ils apprennent de leurs propres expériences.
En somme, plusieurs chercheurs (Gauthier et al., 1997 ; Tardif et Lessard, 2000) émettent des doutes sur la capacité des enseignants débutants – et cela vaut pour tous les niveaux d’enseignement – à mener des évaluations avec compétence. Ils devront pourtant apprendre rapidement à se débrouiller pour être à la hauteur de leurs tâches, mais sans faire trop de faux pas ni prendre trop de mauvais plis. Puisque l’évaluation constitue un grand défi, alors on peut considérer qu’elle demande aux professeurs une attention éthique particulière.
2 / L’éthique et la confiance mutuelle
Même si les éthiques sont plurielles, toutes s’intéressent aux régulations des libertés individuelles (Canto-Sperber, 2001). Dans les sociétés démocratiques comme le Canada, nous jouissons de plusieurs libertés que ne connaissaient pas les générations antérieures. Pensons, notamment, à la liberté acquise par les femmes d’accéder à tous les programmes universitaires. Nos chartes de droits, qui n’ont pas encore un demi-siècle d’existence, ratifient des libertés individuelles qui touchent notamment aux convictions religieuses, à l’expression des idées et à l’orientation sexuelle. Nous possédons des libertés qui font l’envie d’individus qui habitent dans des pays qui tolèrent le racisme, le sexisme et l’homophobie. Mais ces libertés chèrement acquises ont des assises frag...