CHAPITRE 1 /
L’(im)mobilité contrôlée
Les programmes de migration temporaire dans l’agriculture canadienne
1 / Win-win-win
En novembre 2016, j’ai été invité au séminaire permanent sur les migrations entre le Canada, les États-Unis et le Mexique, à l’Universidad Nacional Autónoma de México. Dans le cadre des deux jours qu’a duré ce séminaire, nous avons dressé un bilan du PTAS (Programme des travailleurs agricoles saisonniers) qui fêtait cinquante ans d’activité, l’un des programmes de migration temporaire actuels qui peut se targuer d’être le plus ancien au monde.
Plusieurs universitaires qui ont analysé le PTAS au cours des dernières décennies ont pris part à ce débat. Comme c’est souvent le cas dans de telles occasions, l’échange entre les membres de cette communauté partageant les mêmes intérêts de recherche a été très enrichissant. Néanmoins, la curiosité générale était suscitée par l’intervention à venir de l’invité spécial, monsieur Enrique Evangelista, directeur de la mobilité du travail au sein du Secretaría del Trabajo y Previsión Social (ministère du Travail et de la Sécurité sociale), en raison de la rareté des échanges directs entre membres de la communauté scientifique et acteurs politiques sur l’état des programmes.
Evangelista, assis parmi le public, a écouté les autres présentations avec attention, participant parfois par des expressions faciales, comme lorsqu’il a approuvé mon commentaire sur la volonté des personnes embauchées de travailler beaucoup d’heures par jour. Ensuite, il a participé à une table ronde. Vu le caractère exceptionnel de sa présence, le directeur a été invité à prendre la parole au début pour ensuite répondre aux questions du public.
Lors de son intervention, le directeur, avec les données en main, a présenté le PTAS comme un « modèle » de migration « légale », « ordonnée » et « sûre », mentionnant que même les États-Unis voulaient créer un programme comparable pour leur recrutement1. Parmi les raisons du succès du PTAS, Evangelista a souligné le nombre peu élevé de rapatriements, et encore moins d’abandons de la part des entreprises, selon la volonté du gouvernement mexicain qui « vise à la réunification familiale au Mexique » et travaille ainsi chaque année afin que les personnes retournent dans leur pays.
D’autres raisons mentionnées par le directeur pour expliquer le succès du programme concernaient les retombées économiques et les compétences acquises dans le cadre de cette expérience. Selon ses données, en 2015, les fonds transférés par les personnes embauchées sous le PTAS vers leurs familles au Mexique représentaient un montant total de 225 millions de dollars. Il a également mentionné l’expérience, une seule, d’un travailleur qui avait construit une serre dans l’État de Puebla, à la suite des expériences qu’il avait pu acquérir dans le cadre du PTAS et avec les revenus que cela lui avait procurés.
Ce directeur n’est pas le seul à considérer le PTAS comme un modèle. En effet, vu sa longévité cinquantenaire, au fil du temps, le PTAS est devenu un exemple pour les autres pays qui cherchent à recruter une main-d’œuvre temporaire dans l’agriculture, surtout depuis que cette forme de recrutement a attiré de nouveau l’attention de nombreux pays. En 2000, dans un atelier international de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), le PTAS a été considéré comme la meilleure pratique de recrutement de travailleurs migrants (Hennebry et Preibisch, 2012). En 2006, la Banque mondiale a déclaré que le PTAS canadien pouvait constituer un modèle de grand intérêt pour l’Australie et la Nouvelle-Zélande, parce qu’il s’agissait d’un pays d’immigration avec un système politique et légal comparable à celui des deux pays du Pacifique, et que le Canada recrutait dans les « petites îles » des Caraïbes, une condition comparable à celle du Pacifique pour la proximité de plusieurs îles (World Bank, 2006, p. 117). En 2008, 2009 et 2010, le PTAS a aussi été reconnu comme un modèle de migration temporaire dans les réunions du Forum global sur la migration et le développement (Gabriel, 2014). Finalement, la préférence pour le modèle du PTAS a été accordée par plusieurs universitaires, même si ce fut à des degrés différents (Basok, 2007 ; Greenhill et Aceytuno, 2000 ; Verduzco et Lozano, 2003).
Face à ces nombreuses appréciations, est-ce que l’apologie du programme faite par l’employé du Secretaría del Trabajo y Previsión Social était justifiée ? Si le PTAS est comparé aux nouvelles possibilités de recrutement de main-d’œuvre agricole temporaire au Canada, le « volet des postes à bas salaire » et le « volet agricole », introduits par le gouvernement canadien entre 2002 et 2011, il est effectivement meilleur, comme je l’ai reconnu lors de la rencontre avec Evangelista. Précisons que ces derniers volets ont favorisé une privatisation du recrutement exposant davantage la main-d’œuvre à diverses formes d’abus.
En même temps, comme Jenna Hennebry et Kerry Preibisch l’ont relevé, le PTAS constitue un modèle parce que les États et les entreprises tirent des bénéfices de ce programme. Cependant, si le regard se porte sur les droits des personnes recrutées, on peut s’apercevoir que le programme est en réalité toujours caractérisé par des problématiques structurelles qui entraînent plusieurs formes d’abus (Hennebry et Preibisch, 2012).
Pour revenir à monsieur Evangelista, lorsque le temps des questions est arrivé, j’ai pris la parole pour soulever une problématique encore très actuelle du PTAS, soit celle des accidents de travail et des déportations suivant les accidents, demandant les statistiques relativement à ces accidents. Evangelista a répondu avec soin à toutes les questions, sauf à la mienne. Comment interpréter cet oubli ? Le PTAS représente-t-il le « meilleur des mondes possibles », pour emprunter les mots de Voltaire ? En réalité, la supériorité relative du PTAS vis-à-vis des autres programmes n’empêche pas de songer à des changements pour tenter de résoudre les problématiques structurelles qui le caractérisent encore.
Si, très récemment, le gouvernement fédéral a envisagé la possibilité d’accorder la résidence permanente après un an de travail aux ouvriers considérés comme « moyennement spécialisés », dans les derniers quinze ans, les principales mesures adoptées par le gouvernement canadien, comme l’introduction de nouvelles possibilités d’embauche, ont plutôt exposé davantage les personnes embauchées à des formes d’abus.
Dans les pages suivantes, j’analyserai le parcours qui a amené à l’état actuel des programmes. Après avoir fait un survol général des programmes de migration temporaire à l’international et de la nouvelle tendance mondiale qui célèbre cette forme de recrutement, je m’attarderai à l’histoire des programmes de migration temporaire pour l’agriculture canadienne. Je me pencherai notamment sur certains moments clés, de la création des premiers programmes jusqu’aux changements qui leur ont été apportés depuis les années 2000, en passant par le remplacement du système des quotas par un système d’offre et de demande à la fin des années 1980. Finalement, je mettrai en lumière les similitudes et les différences entre les volets d’embauche actuels au Québec en abordant les conséquences de cette multiplication des volets qui montrent la contemporanéité de cette forme de recrutement.
2 / Un regard sur ce type de programmes à l’international
En 1892, Max Weber, à l’époque encore un jeune chercheur, publiait au nom de la Verein für Sociapolitik les conclusions d’une enquête menée entre 1890 et 1891 sur les conditions des ouvriers agricoles saisonniers polonais dans la région située à l’est de l’Elbe, appartenant à l’État allemand naissant. Malgré la distance temporelle, le texte abordait des aspects de grande actualité : Weber soulignait la tension entre la volonté des employeurs de garder une gestion patriarcale, tout en instaurant de nouvelles relations sociales basées sur le rapport salarial qui effaçaient « la communauté d’intérêts » du système précédent. En outre, il soulignait la docilité majeure de la main-d’œuvre polonaise vis-à-vis de la main-d’œuvre allemande et surtout la possibilité de ne pas prendre en charge les « obligations juridico-administratives » existantes pour la main-d’œuvre allemande. Il mettait en lumière les contraintes structurelles, comme la compétition entre les employeurs et la lutte pour leur survie. Finalement, Weber s’attardait à la position subjective de la main-d’œuvre polonaise face à ces changements, notamment à ses aspirations et à son désir d’autonomie, ce qui allait au-delà d’une analyse strictement économique, car Weber rappelait que « l’homme – et même l’ouvrier agricole – ne vit pas seulement de pain » (Weber, 1986 [1892], p. 65-67).
Dans ces mêmes années où l’État allemand régulait formellement la migration temporaire des ouvriers agricoles polonais en Allemagne racontée par Weber, en Afrique du Sud se régulait aussi la mobilité d’une main-d’œuvre temporaire pour les mines d’or et de diamants. Notamment, les compagnies minières, en recherche d’une main-d’œuvre docile, se tournèrent vers les colonies portugaises en Afrique de l’Est, dans l’actuel Mozambique2 (Hahamovitch, 2003, p. 77). Depuis, les programmes de migration temporaire ont eu diverses fortunes, selon les décennies et le pays de référence, mais ils ont toujours été introduits pour répondre à un besoin de main-d’œuvre docile, facilement déportable, ayant moins de droits que la main-d’œuvre nationale.
En ce qui a trait au secteur agricole, le Bracero Program a été très populaire aux États-Unis entre 1942 et 1964 et a permis d’embaucher une main-d’œuvre saisonnière du Mexique pour répondre à la demande de l’agriculture intensive étasunienne, notamment en Californie (Griffith, 2006). Toujours aux États-Unis, durant la même période, par le biais d’un programme de migration temporaire nommé « H2 », des personnes provenant des Caraïbes ont commencé à migrer de façon temporaire pour couper la canne à sucre dans les entreprises en Floride (Griffith, 2006).
Après la Deuxième Guerre mondiale, d’autres programmes de migration temporaire ont été mis en place dans l’Europe occidentale (notamment en Allemagne, en Belgique, en France, au Pays-Bas et en Suisse). Ces programmes ont permis de recruter de la main-d’œuvre migrante temporaire dans plusieurs secteurs de la production, comme la construction, l’industrie ou l’agriculture, contribuant à l’élan économique de nombreux pays européens (Castles et Kosack, 1973).
Cependant, avec le temps, les résultats de ces programmes ont été de plus en plus décevants, jusqu’à leur disparition. Le Bracero Program prend fin en 19643, à la suite des pressions des syndicats agricoles, de l’église et des groupes de soutien qui ont amené le ministère du Travail à augmenter les salaires, à améliorer l’état des logements4, et à mécaniser l’agriculture. Dix ans après, les programmes européens subissent le même sort, après le choc pétrolier de 1973 et la crise économique subséquente qui fait baisser la demande en main-d’œuvre (Castles, de Haas et Miller, 2014 [1993]). À la suite de la crise, en 1986, le chercheur Stephen Castles considérait désormais les programmes de migration temporaire comme une pratique dépassée en Europe (Castles, 1986).
Or les années 1990, et surtout les années 2000, ont été caractérisées par une nouvelle tendance internationale visant à favoriser la migration circulaire et le recrutement de main-d’œuvre temporaire. Plusieurs organismes internationaux se sont prononcés au cours des années en faveur de ce type de migration. Ces organismes ont soutenu qu’il s’agissait d’une migration avec trois gagnants : le pays d’arrivée, qui peut satisfaire la demande de main-d’œuvre ; le pays d’origine, car il peut compter sur le transfert d’argent et le retour de personnes plus compétentes à la suite de l’expérience migratoire ; et, finalement, les personnes elles-mêmes qui participent au programme, car elles peuvent acquérir de nouvelles compétences et gagner plus d’argent que dans leur pays.
Plusieurs facteurs ont contribué à la renaissance, bien que partielle (Castles, 2006), de ce type de programmes dans les pays du Nord : des raisons économiques, comme la recherche d’une main-d’œuvre flexible et bon marché dans le nouveau scénario de production postfordiste et de compétition internationale ; l’augmentation des inégalités socioéconomiques déterminée par les politiques néolibérales dans les pays du Sud, avec un plus grand nombre de personnes démunies disposées à participer aux programmes, car l’alternative, comme Leigh Binford le souligne dans le contexte de l’Amérique latine et des Caraïbes, c’est l’économie informelle ou l’activité criminelle (Binford, 2013, p. 5) ; des raisons politiques, étant donné que les programmes sont souvent présentés comme une réponse à l’obsession de la sécurité, notamment après le 11 septembre 2001 (Binford, 2013 ; Sharma, 2006).
C’est ainsi que dans les pays où ces programmes avaient pratiquement disparu, un intérêt renouvelé pour ce type de migration est apparu avec l’ouverture de nouveaux programmes. Dans les pays où ce type de programmes étaient demeurés en vigueur pendant les années 1970-1980, comme le Canada, on a assisté à une augmentation du nombre de personnes embauchées comme main-d’œuvre temporaire et à l’ouverture de nouveaux volets d’embauche.
Le secteur agricole, à l’origine du premier programme de migration temporaire dans l’Allemagne du XIXe siècle, ou du célèbre Bracero Program aux États-Unis, ne fait pas exception eu égard à cette nouvelle tendance internationale (Sánchez Gómez et Lara Flores, 2015). Actuellement, de nombreux programmes de migration temporaire permettent à des entreprises agricoles dans différentes parties du monde d’embaucher une main-d’œuvre saisonnière internationale pour répondre aux besoins de la production : aux États-Unis, le H2A5 a de plus en plus intégré le recrutement de la main-d’œuvre irrégulière (Martin, 2014) ; en France, c’est l’Agence nationale de l’accueil des étrangers et des migrations (ANAEM) qui permet d’embaucher des personnes d’autres pays temporairement, notamment du Maghreb, une forme de recrutement appelée aussi « OMI » (de l’ancien nom de l’institution : Office des migrations internationales) (Décosse, 2008 ; Morice, 2008) ; en Espagne, la Contratacion en origen est à la base de la migration féminine saisonnière des ouvrières marocaines, et plus récemment de l‘Europe de l’Est, vers les champs de fraises en Andalousie (Hellio, 2017) ; en Océanie, le Recognised Seasonal Employer permet aux entreprises agricoles en Nouvelle-Zélande d’embaucher la main-d’œuvre des îles proches (Smith, 2015), démarche comparable à celle du Pacific Seasonal Worker Pilot Scheme en Australie (Petrou et Connell, 2018) en Corée du Sud, le « système de permis d’emploi » qui permet d’embaucher de la main-d’œuvre provenant d’autres pays d’Asie dans plusieurs secteurs, dont l’agriculture, avec des contrats qui peuvent être prolongés jusqu’à quatre ans, a été l’objet de critique à cause des « conditions d’exploitation » de la main-d’œuvre migrante agricole (Amnesty International, 2014). Les programmes de migration temporaire au Québec et au Canada s’inscrivent donc dans une tendance mondiale, avec bien sûr leurs particularités propres.
3 / Les programmes de migration temporaire pour l’agriculture canadienne
Le secteur agricole canadien depuis son industrialisation a toujours éprouvé des difficultés pour le recrutement de la main-d’œuvre, compte tenu du caractère saisonnier des activités, des conditions de travail et des salaires inférieurs à ceux que procurent les emplois en ville. Pour atténuer ces difficultés, l’État canadien est souvent intervenu en instaurant des politiques visan...