CHAPITRE 1
Résistances, féminismes et décolonisation autochtones
Ce premier chapitre présente les repères théoriques mobilisés dans le cadre de cette étude, c’est-à-dire l’ensemble des concepts, notions et angles théoriques ayant orienté le processus de recherche, campé l’analyse et ancré ses principales conclusions. J’emploie ainsi les concepts de résistance et d’engagement de façon différente. Alors que la résistance est posée comme objet d’étude, l’engagement est l’angle choisi pour l’aborder et explorer ses différents niveaux de cohérence et de complexité. Je mobilise aussi des écrits issus des théories féministes autochtones, qui parlent de la lutte contre la violence coloniale, des dimensions politiques de l’engagement communautaire ainsi que des subjectivités politiques féminines autochtones. Enfin, je présente la méthodologie de recherche et les enjeux éthiques liés à cette étude. Ce projet a en effet soulevé son lot de questionnements éthiques, c’est pourquoi je souhaite parler de mon propre positionnement par rapport à ce dernier.
1.1 / Résistance, engagement et carrières militantes
La principale référence utilisée en anthropologie pour parler de résistance est James C. Scott (2008). Le principal mérite de Scott est d’avoir délaissé une définition étroite de la résistance centrée sur les moyens d’action explicites visibles du public. Notamment, il propose le concept d’infrapolitique pour désigner les formes de résistance au quotidien, des formes de résistance moins explicites qui comprennent une « série de stratagèmes discrets et pratiques visant à minimiser l’appropriation » (ibid., p. 204). Scott donne en exemple le phénomène du braconnage collectif, qui réfère au fait de chasser ou de pêcher illégalement en groupe de manière à revendiquer quelque chose ou affirmer ses droits. Selon l’auteur, ce type d’action ne peut pas avoir lieu sans culture de résistance implantée : il doit y avoir un texte de valeurs, d’acquiescements et d’indignation populaire présent et partagé. La domination systémique est ici étudiée sous l’angle des relations sociales. De la domination systémique (et historique) s’accumulent « toutes les humiliations personnelles qui caractérisent l’exploitation » et les expériences où il y a eu atteinte publique à la dignité (ibid., p. 127). La formation d’une sous-culture résistante, avec ses discours et ses pratiques, résulte d’une socialisation constituée à même un historique de résistance à cette domination.
De son côté, Sherry Ortner (2006) explique qu’un des problèmes dans l’étude de la résistance est la tendance à limiter le politique à une dichotomie, soit à le réduire à la relation entre dominants et subordonnés et à omettre les différents niveaux de conflictualités en présence. Il y a lieu de s’intéresser à la politique interne des résistants et d’éviter de tomber dans le romantisme. Selon Ortner, la vision de Scott tend toujours à opposer deux blocs homogènes et à diluer leurs complexités et les différentes relations de pouvoir en présence.
Ortner trouve également problématique la tendance à oblitérer la dimension de la culture dans l’étude de la résistance. Bien qu’elle soit d’accord avec les critiques récentes adressées au concept de culture pour ses tendances essentialisantes – « for assumptions of timelessness, homogeneity, uncontested sharedness », elle rappelle que la culture constitue la base où grandit et s’articule la résistance (ibid., p. 50). La culture n’est pas quelque chose d’abstrait ou de distant, mais sculpte les configurations conceptuelles et affectives à travers lesquelles on interprète et agit dans le monde (ibid.) Elle contient les idées, les pratiques, les sentiments et a un effet certain sur la résistance. Ainsi, on a avantage à conceptualiser le terme de culture de manière radicale en prenant en compte ses dimensions politiques et historiques.
Finalement, l’étude de la résistance passe également par l’étude de l’individu et donc de la subjectivité, l’identité, la conscience et l’intentionnalité. À travers un examen des théories de Spivak et de l’influence des théories postcoloniales, Ortner se positionne au sein du débat concernant les pôles structures-agents. Si ces théories ont complexifié les sujets en rejetant la catégorie monolithique dans laquelle étaient cloisonnés les subalternes, elles ont aussi retiré toute dimension structurelle ou construite de l’individu en action. Pour Ortner (2006, p. 58), le pouvoir d’agir (agency) n’existe pas en dehors d’une certaine construction sociale. Ainsi, il y a lieu de s’intéresser aux sujets à travers les projets qu’ils construisent.
Dans cette étude, j’emprunte le concept de résistance au quotidien de James C. Scott pour appréhender les diverses formes de résistance auxquelles les femmes innues prennent part. Je parlerai de culture de résistance pour parler de l’idée que l’homogénéité de la domination se traduit par une cohésion sociale des dominés. Puis, en empruntant l’approche théorique critique d’Ortner, je vise à appréhender trois dimensions de la résistance trop souvent passées sous silence. En premier lieu, il s’agit d’appréhender la politique interne de la résistance. En particulier, je souhaite comprendre les différents niveaux de cohérence au sein de la résistance en partant du principe que la domination, bien qu’elle soit homogène, peut avoir un effet différencié sur les individus selon les catégories sociales qui leur sont imposées. Je pense ici, bien entendu, aux différents déterminants de l’oppression tels le genre ou l’ethnie. En deuxième lieu, je souhaite réconcilier l’apparente opposition entre le politique et le culturel. Je souhaite m’écarter d’une approche culturaliste aux différentes expressions de la résistance qui construit le « culturel » dans la différence et le relègue en bloc au domaine de l’essentialisme stratégique ou de la stratégie publique du résistant. Plutôt, le culturel sculpte tout ce qui participe à la résistance et est lui-même constitué par son évolution politico-historique. En troisième lieu, je souhaite recentrer l’étude de la résistance sur l’acteur. En particulier, je m’intéresse au parcours individuel des actrices et des acteurs qui ancrent leur engagement actuel.
Pour appréhender cette troisième dimension de la résistance, l’étude de l’engagement et des carrières militantes sera privilégiée (Fillieule, 2001 ; Fillieule et Pudal, 2010). Dans leur article « Engagement social et politique dans le parcours de vie » (2004, p. 6), Guillaume et Quéniart définissent l’engagement comme un processus de subjectivation s’activant dans un espace de participation sociale. Or, plus que sur le fait de l’engagement, je me penche sur les trajectoires d’engagement des femmes innues, puisqu’il s’agit moins de saisir le moment déclencheur de l’engagement individuel que de replacer un moment précis d’engagement dans le creuset du récit de vie de la protagoniste. En ce sens, je m’inscris davantage dans la lignée de la sociologie du militantisme qui s’appuie depuis une dizaine d’années sur le concept de carrière militante (Fillieule et Pudal, 2010, p. 171). Ce concept permet de penser l’engagement de manière temporelle et de l’étudier par
les questions de prédispositions au militantisme, du passage à l’acte, des formes différenciées et variables dans le temps prises par l’engagement, de la multiplicité des engagements le long du cycle de vie (défection[s], déplacement[s] d’un collectif à l’autre, d’un type de militantisme à l’autre) et de la rétraction ou extension des engagements (ibid., p. 172).
Bref, il s’agit d’appréhender l’engagement dans ses différentes périodes et différents contextes. Le concept de carrière militante a l’avantage de permettre de penser la subjectivité, c’est-à-dire le sujet qui interprète et réinterprète au fil du temps ce qui lui arrive. Cette démarche est englobante en ce sens qu’elle implique de s’intéresser au « sens que revêt pour les individus cette activité sociale spécifique qu’est le militantisme », dans le cas qui m’intéresse, aux définitions données de l’engagement par les femmes innues (Fillieule, 2001, p. 203). Enfin, une dimension importante à l’étude des carrières est les rétributions du militantisme, soit « les bénéfices matériels ou symboliques que les individus pensent retirer de l’engagement » (ibid., p. 176). Cet intérêt particulier pour les rétributions découlerait, selon Fillieule et Pudal (2010, p. 166-167), d’une désacralisation de la figure du militant dépeinte autrefois comme sujet désintéressé et dont les mérites doivent être exposés.
1.2 / Théories féministes autochtones
Trois analyses présentes au sein des théories féministes autochtones sont aussi mobilisées tout au long de cet ouvrage. Dans un premier temps, je m’appuie sur les écrits qui tissent les liens entre la spécificité des positions des femmes autochtones et l’articulation de la résistance (Huhndorf et Suzack, 2010 ; Ramirez, 2007 ; Smith, 2005, 2008). Ces positions auraient une influence sur la manière dont les femmes autochtones mènent leur lutte et formulent leurs analyses, à l’intersection de différents facteurs d’oppression.
En particulier, ces écrits articulent le lien entre les enjeux de genre et de souveraineté. Selon la chercheuse féministe Andrea Smith, si la violation de la souveraineté des peuples autochtones est passée par la violence de genre, alors on ne peut penser accéder à la souveraineté sans mener une lutte contre la violence de genre. C’est entre autres par cette violence que le colonialisme s’est articulé, et c’est entre autres par elle qu’il se reproduit. Autrement dit, puisque la violence de genre est une forme, une expression particulière de la violence coloniale qui touche surtout les femmes, elle doit donc être centrale à toute lutte anticoloniale (Smith, 2005, 2008).
Toujours selon ces écrits, si les femmes autochtones se positionnent de manière critique vis-à-vis des luttes autochtones qui priorisent la lutte au colonialisme en effaçant les autres dimensions qui lui sont corollaires, en particulier l’oppression de genre, elles se distancient également des luttes féministes qui priorisent la lutte contre l’oppression des femmes et qui prétendent, par défaut, représenter les femmes autochtones. En effet, dans les années 1970 émergent d’importantes critiques à l’endroit du dit féminisme mainstream, ce dernier prétendant à un nous-femme universelle, mais tendant à représenter les intérêts de la femme blanche de classe moyenne. Ces contre-discours, d’abord émergeant du black feminism, amèneront les femmes autochtones à formuler leurs propres analyses. Alors que certaines refusent d’emblée le concept de féminisme, d’autres se l’approprient, voire se le réapproprient. Les premières se distancient résolument du terme, par exemple en expliquant que la lutte pour la décolonisation, et non contre l’oppression de genre, est ce qui caractérise avant tout l’ensemble de leur militantisme (Grande, 2003, p. 329). Les deuxièmes affirment l’existence de féminismes autochtones et encouragent le développement de la pensée féministe autochtone (Huhndorf et Suzack, 2010 ; Ramirez, 2007 ; Smith, 2005, 2008).
Ramirez (2007), dont l’objectif avoué est de contribuer à la construction du corpus de pensée féministe autochtone, a de fortes affinités avec l’approche intersectionnelle. Elle propose un modèle d’analyse dans lequel « race, tribal nation, and gender should be non-hierarchically linked categories of analysis in order to understand the breath of our oppression as well as the full potential of our liberation in the hope that one day, we can belong as full members of our homes, communities, and tribal nations » (ibid., p. 23). Cette définition n’est pas sans rappeler celle que propose Bilge (2009) qui, citant Stasiulis, dit :
L’intersectionnalité renvoie à une théorie transdisciplinaire visant à appréhender la complexité des identités et des inégalités sociales par une approche intégrée. Elle réfute le cloisonnement et la hiérarchisation des grands axes de la différenciation sociale que sont les catégories de sexe/genre, classe, race, ethnicité, âge, handicap et orientation sexuelle. […] Elle propose d’appréhender « la réalité sociale des femmes et des hommes, ainsi que les dynamiques sociales, culturelles, économiques et politiques qui s’y rattachent comme étant multiples et déterminées simultanément et de façon interactive par plusieurs axes d’organisation sociale significatifs » (p. 70-71).
Autrement dit, il ne s’agit plus de cibler une catégorie sociale et d’y intégrer de façon accessoire d’autres dimensions d’oppression, mais de préférer une approche compréhensive à l’étude des rapports sociaux. Par exemple, il ne s’agit pas d’intégrer une dimension ethnique au sein de l’oppression de genre, qui s’apparente à une approche libérale multiculturelle, d’intégrer une perspective de genre à l’étude de l’oppression de classe, approche assurément marxisante, ou d’intégrer une dimension de genre à l’oppression raciale et coloniale, option dénoncée par des femmes autochtones par rapport aux mouvements de souveraineté autochtones. Plutôt, il s’agit de voir comment l’enchevêtrement de différents facteurs d’oppression mène à la création de conditions spécifiques pour les femmes autochtones.
Ainsi, ces théorisations m’amènent à favoriser une approche intersectionnelle à l’étude de l’engagement des femmes innues. Je suis attentive à la façon dont les enjeux soulevés par les femmes pourraient être constitués de manière plurielle, ou contestés selon différents rapports d’oppression. Puis, je m’inspire du propos de Patricia Roux qui, s’inscrivant dans la mouvance intersectionnelle, s’intéresse aux rapports sociaux de domination, en particulier aux conceptions que les actrices et les acteurs ont de ces rapports et à la manière dont elles et ils se positionnent vis-à-vis d’eux. Dans Dumont (2008), elle dit :
Je m’intéresse en particulier aux conceptions que femmes et hommes ont de ces rapports, et à l’ancrage de ces conceptions dans leurs expériences quotidiennes vécues à partir de leurs positions sociales dominées et dominantes. Ces conceptions sont révélatrices du type d’ordre social qui leur paraît souhaitable – légitimant ou contestant l’ordre de genre – et, conjointement, de leur propre insertion dans des rapports de pouvoir multiples constitués non seulement par le genre, mais aussi par d’autres critères telles [sic] que la classe sociale et l’origine nationale ou culturelle. Les conceptions me servent alors de guide de lecture des pratiques qu’adopte chaque personne dans sa vie quotidienne (domestique, professionnelle, conjugale, militante), dans la mesure où ces pratiques sont une manière de réguler les rapports de domination tels qu’elle les conçoit (p. 115-116).
Ces propos rejoignent parfaitement le type de regard que privilégie Ortner (2006). En effet, l’auteur soutient qu’il n’est pas pertinent d’analyser une entité sociale (ou un groupe de personnes partageant une position sociale semblable) en fonction de qui elles sont et de la manière dont elles forment un tout, mais de s’intéresser aux projets qu’elles construisent et mettent en œuvre. C’est à travers leurs projets, dit-elle, que les individus créent et transforment eux-mêmes leur univers social et culturel. Il y a lieu de retenir l’idée que les actrices et les acteurs mettent en œuvre des projets qui sont au diapason avec le type d’ordre social qui leur paraît souhaitable. C’est sur ces projets et ces conceptions que je m’attarde, cette manière de voir, dans la résistance, les formes d’actions et les pratiques qui sont privilégiées ou condamnées, ou encore la manière dont la résistance préfigure cet ordre social souhaitable.
Dans un deuxième temps, cette étude s’appuie sur l’analyse critique de la dichotomie entre les enjeux de souveraineté (associés à la sphère masculine) et les enjeux de communauté (associés à la sphère féminine). En effet, des auteures voient dans quelle mesure le colonialisme a une influence sur les types d’espace investis par les femmes autochtones dans leur engagement politique, notamment l’engagement communautaire. Bonita Lawrence et Kim Anderson (2005, p. 1) expliquent que le processus colonial a construit une dichotomie posant, d’un côté, les enjeux de souveraineté principalement masculins – incluant les revendications territoriales, les batailles constitutionnelles, juridiques et étatiques – de l’autre, les enjeux communautaires principalement féminins incluant la violence faite aux femmes, la santé, l’alcoolisme, l’éducation, etc. Or, cette dichotomie résulte en grande partie de la hiérarchie créée avec l’instauration des conseils de bande et d’une nouvelle séparation entre les sphères publique et privée s’opérant au détriment des voix politiques féminines. Plutôt, les enjeux de communauté sont des enjeux de souveraineté. Une réconciliation entre les deux est, par conséquent, essentielle à la décolonisation :
Because gender discrimination has been a central means through which the colonization of Native communities has taken place, particularly in Canada, addressing the marginalization and devaluation of women’s voices becomes central to decolonization. Viewed this way, the political choices facing our communities are not, as they are frequently articulated, between « sovereignty » (men’s concerns) and « community healing » (women’s concerns). They are about different ways of understanding sovereignty (ibid., p. 4).
Dans les faits, les femmes travaillent sur un ensemble d’enjeux qui sont, selon leurs perspectives, essentiels à la survie de leur communauté (ibid., p. 1). Dans son article « Women’s contribution to community healing », Castellano (2009,...