CHAPITRE 1
DES TRADITIONS JURIDIQUES VIVANTES
[L]e monde est rempli de droit. Chaque comportement humain est assujetti à une norme juridique… Partout où vivent des êtres humains, on trouve le droit. Il n’y a pas de domaine de la vie qui soit hors du droit.
AHARON BARAK, « JUDICIAL PHILOSOPHY AND JUDICIAL ACTIVISM1 »
Ce livre se propose d’étudier les critères que nous considérons comme faisant autorité lorsque nous portons des jugements sur le droit au Canada. Il examine les standards que nous utilisons pour évaluer la régulation des activités et guider la résolution des conflits. Dans leur compréhension de ces enjeux, il est clair que les Canadiens ont bien des raisons d’être reconnaissants de ce qui résulte de leur système juridique. Il a contribué à établir un niveau de prospérité qui, pour bien des gens, est quasi inégalé à travers le monde. La paix et la prospérité qu’il a produites doivent être préservées, étendues et renforcées. Cependant, si les Canadiens ont raison d’être heureux de leur droit, nous continuons en même temps de souffrir de différends enracinés dans des conflits anciens quant à la légitimité de ses origines et la justice de son application contemporaine. La situation des peuples autochtones illustre l’une de ces tensions. Pour le dire simplement, les premiers habitants du continent n’ont jamais été convaincus que la primauté du droit se trouve au cœur de leurs expériences avec les autres habitants de ce pays. De ce point de vue, le système juridique canadien est incomplet. De nombreux peuples autochtones croient que leurs lois constituent un arrière-plan significatif pour juger de nos relations avec le pays et de nos relations les uns avec les autres. Pourtant, les lois autochtones sont souvent ignorées, diminuées ou considérées comme n’étant pas pertinentes ou ne faisant pas autorité pour faire face à ces enjeux. Cela a conduit à des interrogations importantes quant aux sources du droit canadien, de même qu’à ses engagements en matière culturelle, ainsi qu’à la capacité de ses institutions à s’ouvrir à la différence et à accueillir différentes interprétations.
Des questions aussi fondamentales peuvent être déconcertantes pour un pays si elles conduisent à rejeter le rôle du droit pour encadrer nos relations de manière probante. Je crois que nous ne devrions pas être forcés de vivre avec de telles réserves quant au potentiel du droit2. Le droit aspire à la certitude, à l’ordre, à la persuasion, à la raison et à la justice, et cela devrait être considéré comme l’une des forces essentielles de notre société. C’est de loin préférable à l’option de rechange, qui consisterait à construire nos relations sur la base du doute, du désordre, de la coercition, de la confusion et de la manipulation grossière, par le recours au pouvoir direct de la force personnelle ou institutionnelle. Ainsi, même si poser des questions graves sur les soutènements du système juridique du Canada peut constituer un défi important, nous ne devrions pas considérer ces interrogations comme étant dénuées de valeur. En réalité, de telles questions de recherche peuvent être cruciales pour nos sociétés si elles révèlent des manières de nous organiser susceptibles de nous rapprocher de nos aspirations collectives. Ce livre suggère que nous pouvons faire mieux pour construire notre pays en fonction de nos idéaux les plus nobles. Nous pouvons respecter et renforcer la primauté du droit, tout en déterminant des domaines dans lesquels nous pouvons nous améliorer. Ce travail tente de suivre une telle piste3. Il soutient que le Canada doit être construit sur un socle élargi, en reconnaissant les traditions juridiques autochtones comme y donnant lieu à des droits et à des obligations effectifs.
1. LE DROIT COMME TRADITION
Le droit est un important principe organisateur dans la société canadienne. Cependant, il existe plusieurs définitions et désaccords quant à ce qui constitue le droit4. Sa signification peut faire l’objet d’importantes dissensions. Le droit peut produire à la fois la paix et le chaos ; cela dépend des personnes au nom desquelles il est administré et du point de vue selon lequel il est traité. Le droit inclut à la fois des éléments formels et des éléments informels5. Il tourne autour d’idées et de pratiques explicites et implicites, profondément complexes, relatives au respect, à l’ordre et à l’autorité6. Les lois émergent chaque fois que des interactions interpersonnelles créent des attentes et des obligations quant à un comportement approprié7. Nous analysons souvent différents systèmes juridiques en les situant dans des regroupements ou traditions plus larges pour mieux les comprendre8. Comme on l’a dit,
[u]ne tradition juridique […] est un ensemble d’attitudes historiquement conditionnées et profondément enracinées relatives à la nature du droit, au rôle du droit dans la société et la communauté politique, à l’organisation et au fonctionnement appropriés d’un régime juridique, et aux manières dont le droit est ou doit être produit, appliqué, étudié, perfectionné, et enseigné9.
Une tradition juridique constitue une dimension de la culture générale ; elle peut être différenciée du régime juridique d’un État si celui-ci ne reconnaît pas explicitement sa validité10. Les traditions juridiques sont des phénomènes culturels ; elles fournissent des catégories dans lesquelles cette « entreprise désordonnée qu’est la vie » peut être organisée et par lesquelles les différends peuvent être résolus11. Il arrive que des traditions différentes puissent opérer à l’intérieur d’un seul État ou recouper plusieurs États12. On parle alors de pluralisme juridique : « l’existence simultanée dans un seul ordre juridique de règles différentes s’appliquant à des situations identiques13 ».
Si nous appliquons ces réflexions à notre pays, nous pourrions dire que le Canada est un État pluraliste sur le plan juridique : les traditions civiliste, de common law et autochtone encadrent la résolution des différends. Bien qu’il y ait des ressemblances entre ces traditions, chacune possède ses propres méthodes particulières de développement et d’application. La vitalité de chaque tradition juridique ne repose pas seulement sur son acceptation historique ou sur la manière dont elle est reçue par les autres traditions14. « La force d’une tradition ne dépend pas du fait qu’elle respecte sa forme d’origine mais de la manière dont elle se développe et reste pertinente dans des circonstances changeantes15. » Quand elle est reconnue, qu’on la dote de ressources et qu’on lui donne un espace juridictionnel, chaque tradition juridique peut s’appliquer dans un contexte moderne. La marque d’une tradition authentique et vivante c’est d’ouvrir au-delà d’elle-même16. Chacune des trois grandes traditions juridiques du Canada est pertinente de ce point de vue, et chacune continue de se développer dans des « circonstances changeantes ».
D’une part, les traditions peuvent constituer des forces positives dans nos communautés si elles existent comme des systèmes vivants, contemporains, qui sont revus à mesure que nous en apprenons plus sur la manière dont nous devrions vivre les uns avec les autres17. D’autre part, les traditions peuvent être destructrices si elles deviennent statiques et figées dans leur orientation, leur interprétation et leur application18. Elles deviennent des forces négatives si elles sont indûment romancées, essentialisées et fossilisées dans un cadre inflexible. Pour éviter ces écueils, la tradition ne doit pas seulement être vue comme aidant à établir les paramètres de nos existences, elle doit aussi « nous donner les moyens de remettre en cause et de développer ces paramètres » de manière à être efficace19. Les gardiens des traditions juridiques du Canada doivent se prémunir contre les idées et les pratiques fondamentalistes, oppressives et inflexibles20. Une interprétation exagérément statique de la common law, du droit civil ou du droit des peuples autochtones pourrait anéantir des droits et libertés précieux. Par exemple, si les praticiens de common law développent une interprétation fermée ou abusivement étroite de leur tradition, cela peut nuire à une croissance et un développement sains. De plus, s’ils entretiennent une intolérance dogmatique à l’endroit du droit civil ou des traditions juridiques autochtones, cela peut aussi miner ces traditions. On pourrait dire la même chose du droit civil ou des lois des peuples autochtones. Nous avons souvent tendance à voir les autres traditions comme potentiellement menaçantes, despotiques ou rigides, alors que notre propre ethnocentrisme nous empêche de voir les problèmes qui se posent dans les systèmes qui sont les nôtres. Nous devons nous assurer de poser un regard critique sur chaque tradition juridique, incluant la nôtre, pour nous assurer qu’elle promeut le respect et la dignité de ceux qui en dépendent.
Les études empiriques concernant l’influence des traditions juridiques peuvent constituer des outils importants pour comprendre leur effet sur la vie des gens21. Les sciences sociales peuvent vérifier l’influence des différentes traditions juridiques sur nos cultures, nos économies, nos réalisations éducatives, notre conscience éthique, notre utilisation de l’environnement, les relations de genres, les histoires, les systèmes politiques, la santé psychologique et physique, les relations raciales, le développement sociologique et l’état de la technologie. Ces indicateurs semi-externes de la relation du droit avec la société peuvent être des indicateurs importants de la mesure dans laquelle nos traditions juridiques nous servent bien. Au cours des dernières décennies, un nombre accru de chercheurs de différentes disciplines ont consacré une attention considérable à l’étude systématique du droit et des institutions juridiques22. Alors qu’il y a eu de no...