DEUXIÈME
PARTIE
L’ÉMERGENCE ET L’ÉVOLUTION DE LA MODERNITÉ EN OCCIDENT
Chapitre 4
L’existence d’un quatrième ordre humain et ses sources
Chapitre 5
L’État sous la modernité
Chapitre 6
L’imaginaire social sous la modernité
Chapitre 7
Le capitalisme et la modernité
Chapitre 8
L’individu et le social sous la modernité
CHAPITRE 4
L’existence d’un quatrième ordre humain et ses sources
1. L’hypothèse de la modernité comme nouvel ordre humain
Jack Goody a consacré une part importante de son œuvre à la mise en cause dudit « miracle européen » qui expliquerait la naissance du monde moderne. Sans nier les avancées spectaculaires réalisées par l’Occident depuis la Renaissance, il estime que l’on ne peut plus considérer ces grandes réalisations comme étant liées à des caractéristiques de très longue durée des cultures occidentales. Comme nous le rappelle Eisenstadt, la question des traits distinctifs des sociétés modernes et des raisons pour lesquelles la modernité a émergé en Occident et pas ailleurs « a toujours constitué l’une des préoccupations majeures de la pensée et de l’analyse historique et sociale modernes ». Goody rompt avec les analyses classiques qu’il présente d’une façon qui peut être résumée ainsi : celle de Marx selon laquelle l’avènement du capitalisme, qui représente un stade particulier de l’évolution de la société universelle, s’inscrit dans une continuité proprement européenne liant Antiquité, féodalisme et capitalisme ; celle de Max Weber pour qui c’est la tendance à la rationalisation des structures de la vie sociale et économique qui s’est affirmée en Europe qui a permis à l’action de se dégager des conceptions et des prescriptions de la tradition, de donner naissance au savoir scientifique et d’impulser le développement du capitalisme ; celle de Fernand Braudel qui oppose les villes autonomes de l’Occident aux « villes impériales » de l’Orient et voit dans la liberté des premières un élément inhérent aux changements que requérait l’essor du capitalisme ; celle de Joseph Needham qui explique que la science moderne a été développée en Occident malgré une avance initiale de la Chine par l’existence d’un certain type de vie urbaine hérité en droite ligne de l’Antiquité et favorable à la montée de la bourgeoisie et, au-delà, à l’essor du capitalisme ; celle de Norbert Elias qui confine le processus civilisateur complémentaire au processus de formation de l’État au seul contexte européen. Goody qualifie d’ethnocentriques ces analyses qui ont en commun de privilégier la séquence historique européenne et de prêter à l’Europe un certain nombre d’atouts très anciens. À leur encontre, il met au premier plan l’héritage commun des sociétés eurasiatiques depuis la révolution urbaine. Pour lui, le continent européen ne saurait revendiquer l’invention d’institutions comme la démocratie et le capitalisme de marché non plus que de valeurs comme l’humanisme ou l’individualisme qui se retrouvent dans un grand nombre de sociétés humaines et qui sont pourtant le plus souvent ciblées comme étant les éléments constitutifs de la modernité.
Selon Goody, « la “modernisation” est un processus continu, une avancée par bonds irréguliers auxquels des régions différentes du monde ont pris une part chaque fois singulière ». Sur la base des acquis de la révolution urbaine, les grandes sociétés du continent eurasien auraient évolué selon un mouvement de balancier, Orient et Occident dominant tour à tour pour des raisons contingentes : invasion extérieure ou troubles internes agissant comme freins, nouvelles avancées de connaissances ou nouveaux moyens de production ou de communication opérant comme accélérateurs. Aussi la thèse d’un « exceptionnalisme occidental » ne repose-t-elle, à ses yeux, que sur une priorité temporelle. S’il est possible d’observer des écarts qui ont pu se développer au fil du temps entre l’Orient et l’Occident, il n’y a pas de différence de nature qui les séparerait dès le départ : « [S]’il est indéniable que l’Occident fit des pas en avant considérables dans le champ des savoirs après la Renaissance […], bon nombre de conquêtes décisives dans l’économie, dans les sciences et dans les arts avaient déjà été enregistrées en Orient. » D’après Goody, ce mouvement pendulaire invalide toute spéculation qui implique une prééminence quasi permanente de l’Occident et un défaut de rationalité, d’invention ou d’esprit d’entreprise de l’Orient. Il rappelle que cette fausse opposition Occident/Orient trouve ses racines dans le portrait tout en négatif brossé par les Grecs anciens à la suite de leur long contact forcé avec l’Empire perse, alors que c’est essentiellement par les Perses que leur fut transmis le savoir détenu par les anciennes sociétés lettrées du Proche-Orient. À ses yeux, la particularité de l’Occident est d’avoir été le théâtre d’un effondrement spectaculaire, « le déclin catastrophique des cultures urbaines qui a fait suite à la chute de l’Empire romain », alors que la vie urbaine se poursuivit dans la partie orientale de l’empire et, au-delà, dans l’Orient en général. Le retard considérable pris par l’Europe pendant le millénaire qui a suivi l’Antiquité expliquerait que la Renaissance, cette période de renouveau dans le domaine du savoir et des arts liée en partie à l’épanouissement du commerce, a été beaucoup plus marquée en Europe occidentale que ne l’ont été les processus similaires expérimentés tôt ou tard par les autres sociétés issues des cultures de la révolution urbaine :
Ce que l’on appelle la « singularité » de l’Occident a tenu à ce formidable bond en avant des connaissances, conséquence pour une part du rattrapage et du dépassement du retard antérieur, et pour une autre des changements dans le domaine de la communication [l’adoption de l’imprimerie]. L’applicabilité et la fécondité propres de ces nouvelles connaissances furent profondément stimulées par l’aventure outre-mer, fondée sur la supériorité des armes, des bateaux et des cartes ; une aventure dont le butin fut constitué de savoirs autant que de richesse, et qui conduisit aussi bien au développement du commerce qu’à une nouvelle explosion des connaissances sur le continent et, plus tard, à la colonisation des terres étrangères.
Cette thèse de Goody nous apparaît partiale : en cherchant à dénoncer à juste titre les fausses oppositions et les prétentions ethnocentriques, Goody insiste tellement sur les similitudes et les legs entre les sociétés ayant connu la révolution urbaine qu’il en vient à tout niveler et à escamoter les spécificités de la modernité. Mais alors, qu’en est-il du statut de cette modernité ? Selon Baechler, il semble impossible d’en décider :
Ou bien elle est un possible actualisé de la matrice traditionnelle, ce qui ouvre sur deux hypothèses différentes, selon que la modernité est perçue comme un développement, progressif ou décadent, selon les sensibilités idéologiques, de la civilisation européenne ou comme une civilisation inédite en voie d’expression. Ou bien la modernité est une matrice culturelle nouvelle en voie d’émergence plus ou moins avancée, dont les possibles et les potentiels culturels ont à peine commencé à entrer dans le champ des actualisables.
Si une décision certaine ne sera possible que dans plusieurs siècles voire millénaires d’actualisations, nous pouvons tout de même, selon Baechler, formuler l’hypothèse que la modernité constitue bel et bien une configuration originale et nous
mettre en quête, dans la période moderne déjà écoulée, de développements qui puissent être plausiblement perçus comme incongrus dans la matrice traditionnelle, à la manière dont des...