Partie 1
Le bilan
Chapitre 1 Les études de visiteurs
La formation, l’évolution et les défis actuels du champ
Bernard Schiele
1.1. Les études de visiteurs : un champ distinct et distinctif
1.2. Les débuts des études de visiteurs, 1900-1920
1.3. Les années 1920-1960
1.4. Les années 1960-1980
1.5. Des années 1990 à aujourd’hui
1.6. L’hétéronomie du champ des études de visiteurs
Chapitre 2 Dépasser ou réinventer l’évaluation
Serge Chaumier
2.1. L’évaluation, outil de management
2.2. Quid de l’évaluation muséale ?
2.3. Diversité des méthodes d’évaluation
2.4. Pour une approche évaluative engagée
Chapitre 3 L’intérêt et l’usage des études de publics pour les responsables de petits et grands musées
Céline Schall
3.1. Une étude macroscopique des institutions muséales luxembourgeoises
3.2. Une connaissance des publics relativement limitée
3.3. Les usages restreints des connaissances sur les publics
3.4. Les difficultés posées par la segmentation des publics
Chapitre 1
Les études de visiteurs
La formation, l’évolution et les défis actuels du champ
Bernard Schiele
Toutes choses étant causées et causantes,aidées et aidantes, médiates et immédiates,et toutes s’entretenant par un lien naturel insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes,je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout,non plus que de connaître particulièrement les parties.
Pascal (1669)
En 1916, Benjamin Ives Gilman diffusait les résultats d’une enquête dans un article intitulé « Museum Fatigue », publié dans la revue The Scientific Monthly. Au cours de cette enquête, Gilman avait photographié et recensé trente postures qu’il qualifiait de contraignantes pour les visiteurs. Regroupées en neuf catégories, ces attitudes corporelles illustraient chacune un type d’effort physique exigé pour pouvoir observer les objets disposés dans des vitrines qu’il jugeait à l’évidence inadaptées. Gilman invitait donc les musées à revoir leur conception des installations afin que les visiteurs n’aient plus constamment à se pencher, à s’accroupir ou à se contorsionner. Éviter une fatigue inutile, se préoccuper du confort, rendre plus agréable le temps passé au musée, autant de conditions préalables, concluait Gilman, pour enrichir l’expérience muséale d’un visiteur alors libre de se concentrer sur ce qui lui est montré.
1.1. Les études de visiteurs : un champ distinct et distinctif
Cette enquête marque pour beaucoup la naissance des études de visiteurs, car elle est la première à faire du visiteur l’objet d’un questionnement spécifique et à procéder à une observation systématique de ses comportements. Depuis, les études de visiteurs se sont développées, tout particulièrement au cours des quarante dernières années : le nombre de travaux a augmenté rapidement, les sujets se sont diversifiés, les méthodes, affinées et les questions, élargies. Qu’il suffise de rappeler, pour illustrer cette progression, que la bibliographie établie en 1989 par Samson et Schiele (1989a) recensait 1 365 titres, soit en moyenne moins d’une vingtaine par année durant près de soixante-quinze ans, alors que celle de Schram, publiée en 2013 et portant uniquement sur les zoos et les aquariums, en compte plus de 6 000.
Les études de visiteurs livrent constamment de nouveaux résultats à nombre de musées, lesquels se doivent d’en disposer pour planifier les expositions et les activités qu’ils offrent à leurs publics, tout autant que pour jauger leur intérêt, et mesurer leur portée auprès de ces mêmes publics. Avec les années, c’est donc une somme considérable d’informations qui a été accumulée, même si elles ne sont pas toujours immédiatement accessibles.
Ces travaux sont fréquemment réalisés, à la demande de musées, d’établissements assimilés (tels les zoos et les aquariums) ou d’organismes de tutelle, par des chercheurs d’horizons divers travaillant dans des universités, des musées, des groupes de recherche, des laboratoires, des bureaux d’études, des organismes de sondage, etc. Ils empruntent à plusieurs disciplines (sociologie, linguistique, sémiologie, psychologie, anthropologie, éducation, communication, marketing) leurs modèles et leurs méthodes, tout en adaptant ces différentes approches au monde muséal, ce qui leur confère un caractère singulier et les différencie d’autres travaux conduits en sciences humaines. Les études de visiteurs, comme plusieurs autres domaines de recherche, se distinguent par un « regard » (Moscovici, 1984) qui leur est propre. Ainsi, elles forment un champ d’études spécifique, donc distinct et distinctif.
Il est peut-être prématuré d’en déduire qu’elles constituent une discipline. Toutefois, en raisonnant comme Bitgood (1988) et Trench et Bucchi (2010), on peut faire valoir que ce champ respecte certaines des conditions qui définissent une discipline : les travaux se circonscrivent autour d’un domaine de recherche et d’intervention délimité ; les chercheurs ont des intérêts en commun (Shettel, 1988) ; ils ont développé un ensemble de termes et de concepts qui leur sont propres ; les études de visiteurs font l’objet d’un enseignement universitaire ; plusieurs thèses y sont consacrées chaque année (Bitgood et Ford, 1990) ; un ensemble de travaux théoriques sous-tend les recherches empiriques ; les résultats des travaux sont diffusés dans des revues spécialisées, comme Culture et Musées, en France, ou Visitor Studies, aux États-Unis ; ces revues s’adressent prioritairement aux spécialistes du domaine ; et ceux-ci ont formé des réseaux nationaux et internationaux.
C’est donc naturellement que plusieurs ont cherché à restituer une vision d’ensemble des acquis, ce que fait en particulier le présent ouvrage. Signalons, parmi d’autres, le volumineux rapport rédigé en 1976 pour le Musée royal de l’Ontario, Communicating with the Museum Visitor – Guidelines for Planning (Scott, 1988). Ce rapport établissait des principes directeurs pour guider la planification des expositions, et détaillait un ensemble de facteurs dont il fallait tenir compte lors de leur réalisation. Ces préconisations, qui visaient l’optimisation de la communication avec les visiteurs, synthétisaient les résultats de travaux en études de visiteurs. Les guides publiés par Blais (1993) et par Serrel (1983, 1996) poursuivaient le même objectif : ils expliquaient aux concepteurs tout l’intérêt qu’il y avait à mieux comprendre le rôle de l’écrit dans l’exposition, et ils leur offraient des informations pratiques pour augmenter la lisibilité des textes et ainsi en faciliter la compréhension. Jacobi et Le Roy (2013) ont fait de même avec la signalétique. Sur un plan plus théorique, Hein (1998), et Falk et Dierking (1992, 2000) ont proposé chacun une synthèse des travaux sur le rôle éducatif des musées en vue, comme pour les autres guides, de fournir des outils aux concepteurs d’expositions. Toutefois, le bilan le plus ambitieux à ce jour est certainement le rapport Learning Science in Informal Environments : People, Places an...