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Des parcours personnels et professionnels marqués par l’engagement auprès des communautés
En faisant appel à l’expérience et à la réflexion critique des intervenants collectifs (IC) qui ont participé à la recherche, nous présumions qu’ils ont dans leurs fonctions exercé leurs rôles en s’appuyant sur des référents théoriques, méthodologiques et éthiques qu’ils ont intuitivement créés ou adaptés, qui sont peu ou pas connus ou reconnus par les grands modèles classiques ou métamodèles généralement reconnus dans la littérature et par les programmes de formation dont ils sont issus.
En plus d’alimenter la diversité de ces programmes universitaires, et contribuer à la formation de base des futurs praticiens, les connaissances ainsi générées devraient permettre de soutenir dans leur pratique la génération actuelle des IC (majoritairement féminine) qui ne peut compter sur un outil commun de transmission de ces savoirs peu documentés et codifiés. Les nombreux départs à la retraite des IC expérimentés et les profondes modifications aux conditions de pratique générées par les restructurations en cascade du réseau sociosanitaire et des organisations régionales et locales du développement (Richard et al., 2017) limitent de tels transferts de savoirs, ce que permettait le mentorat de pairs au sein des milieux de travail ou des communautés de pratiques dans les différents secteurs d’intervention.
À la suite de ces restructurations, pour leur part, les gestionnaires de programmes et d’organisations encadrant ces « métiers » flous (Jeannot, 2011), peu codifiés et peu reconnus comme pratiques professionnelles, se retrouvent souvent non préparés à ce type de pratiques atypiques, alors que les outils pour mieux les connaître et les comprendre sont lacunaires. Ce contexte affecte le soutien et l’encadrement qu’ils doivent leur apporter, mais aussi fragilise la reconnaissance de ces pratiques au sein même des organisations qui emploient les IC.
Les écrits disponibles sur ces savoirs et pratiques privilégient la mise en valeur des compétences inhérentes à l’« agir professionnel » générique dans un contexte très large de soutien au développement des communautés. Ces compétences rejoignent aussi bien l’agent de développement affecté à un programme de soutien à des organisations et entreprises actifs dans un champ particulier (économie, développement social, culture, environnement) que l’intervention en soutien aux processus structurants de démarches collectives et territoriales de concertation, thématiques ou intégrées, comme en témoigne la pratique des organisateurs communautaires de Centres intégrés (universitaires) de santé et de services sociaux (CISSS/CIUSSS), des conseillers-gestionnaires de programmes publics de développement local intégré, comme la Politique nationale de la ruralité (PNR), des politiques régionales de développement social, l’Approche territoriale intégrée (ATI) de lutte à la pauvreté, etc. Ainsi, à partir de typologies développées en France (Association régionale Auvergne-Rhône-Alpes des développeurs économiques locaux [ARADEL], 2005) et d’un ensemble de fonctions types observées chez une grande variété de « métiers du développement territorial » au Québec, Robitaille (2016) a répertorié quatre grandes compétences génériques1 qui traduisent bien l’ensemble de l’agir dans ses volets procéduraux. De même, à travers une recherche menée auprès d’organisateurs communautaires de CISSS intervenant en développement local et d’agents de développement rural, Lachapelle (2017a) a associé leurs tâches à une fonction générique de « liaison » exercée à l’égard d’un système local d’action (SLA) porteur de la mobilisation locale, qui se déploie dans l’action en cinq actions génériques interdépendantes : connaître le milieu, mobiliser les acteurs, garantir la cohésion du SLA, démocratiser les rapports au pouvoir, rendre accessibles les ressources. Lachapelle et Bourque (2020) ont pu récemment valider cette grille à travers l’analyse des processus et des rôles des différentes catégories d’acteurs de collectifs territoriaux, dont les intervenants en soutien, impliqués dans huit démarches en développement territorial intégré.
Ces analyses sont certes éclairantes et utiles pour décrire et analyser les cadres de l’intervention collective comme pratique professionnelle, mais permettent peu, et ne le visent pas prioritairement, de comprendre les facteurs qui en favorisent l’intégration dans un « savoir-agir » efficace déployé dans des contextes organisationnels et communautaires particuliers et exigeants. En effet, ces contextes en font une pratique marquée, d’une part, par la complexité, l’incertitude, la polyvalence et l’imprévisibilité, et confrontée, d’autre part, à des enjeux et des paradoxes comme la double imputabilité envers l’employeur ou le programme et envers les acteurs collectifs, la conciliation des attentes de l’employeur ou des bailleurs de fonds avec les attentes des communautés, la gestion des rapports de pouvoir et de compétition présents dans l’action collective et concertée, etc. Ces dimensions des rôles et fonctions de l’intervention collective font appel à des « capacités » d’intégration d’un ensemble de connaissances théoriques et techniques dans un savoir-faire et un savoir-être où la capacité d’analyse stratégique et un sens éthique aiguisé vont permettre de concilier les exigences et les ressources des programmes et organisations, et le respect des savoirs et vécus des acteurs « accompagnés ». Ces « habiletés » dans l’exercice des compétences feraient selon plusieurs auteurs (Comeau et al., 2018 ; Lachapelle, 2017a ; Le Boterf, 2002 ; Robitaille, 2016 ; Saint-Arnaud et al., 2002) de la « personne en situation » son principal outil d’intervention, reposant tout autant sur des qualités ou dispositions, acquis antérieurs personnels, scolaires et professionnels, que sur l’attention soutenue à ce qui se vit dans la communauté comme source d’apprentissage, et de l’expérience qui vient avec la durée, la formation continue, le soutien et le mentorat de pairs.
Il y aurait donc des qualités et habiletés, et aussi des attitudes et valeurs qui déterminent en quelque sorte la façon dont on exerce les compétences, contribuant à orienter les conduites professionnelles (Mercier, 2020 ; Robitaille, 2016) dans les rapports avec les principaux « concernés », les citoyens des communautés, les acteurs collectifs qu’ils accompagnent, les organisations qui les encadrent et les partenaires avec qui ils sont en interaction. Ce qui nous a amenés à l’hypothèse que l’IC est appelé à se « construire » dans la pratique, en découvrant graduellement son « style » personnel d’intervention, qu’il alimente par une posture d’apprentissage continu. C’est vers la détermination de tels marqueurs implicites ou sous-jacents de la pratique que nous avons voulu tourner le regard.
UN APERÇU DES PARCOURS MENANT À L’INTERVENTION COLLECTIVE
Pour les 12 intervenants participants, les origines familiales ne sont pas caractérisées par des conditions de classes définies, les milieux de provenance de caractère bourgeois, intellectuel, ouvrier, commerçant et agricole étant également représentés. Pour tous, on peut cependant retracer chez les parents et le grand milieu familial d’origine une présence dominante de valeurs sociales progressistes et de pratiques d’engagement dans leurs communautés d’appartenance, par exemple sur les plans du développement des coopératives, des organisations caritatives, syndicales ou religieuses progressistes. Les IC des récits biographiques sont partagés à parts égales selon le genre, ont travaillé ou travaillent encore dans neuf régions différentes2, dont deux à l’échelle du territoire du Québec et quatre en centres urbains de grande et de moyenne taille. Chez les six sujets impliqués en milieu rural, le champ d’intervention était à l’échelle d’une région (1), d’une ville-MRC (1) ou d’une (3) ou de deux MRC (1). Retraités récents ou sur le point de l’être dans cinq cas, ces IC ont occupé leurs fonctions sur des horizons variant d’au moins 15 ans (3) à près de 35 ans (6).
Pour la moitié des IC, leurs pratiques ont été réalisées comme organisateur communautaire (4) dans le cadre d’un CISSS-CIUSSS ou comme agent de développement rural (2) au sein d’un Centre local de développement (CLD). Pour les six autres, les fonctions relevaient en général de la direction ou de la coordination d’organismes communautaires autonomes et de concertations intersectorielles de lutte à la pauvreté (2), d’intervenant ou directeur dans des fondations philanthropiques soutenant et encadrant des initiatives de développement local communautaire (2) et dans des instances municipales ou régionales (Conférence régionale des élus [CRÉ]) de promotion et de coordination en développement social ou en santé globale (2).
La presque totalité ont réalisé une formation universitaire de premier cycle, soit préalablement à l’entrée en fonction (9) ou en cours d’emploi (2), principalement dans des disciplines des sciences sociales : travail social (4), sociologie (2), géographie (2), psychosociologie-andragogie, loisirs ; ou des sciences humaines : théologie, droit, gestion. Ces formations ont en général fourni des clés importantes pour la pratique, par l’angle principal de vision ou par des éléments conceptuels ou méthodologiques qu’elles permettaient dans la façon d’aborder le territoire ou des problématiques d’intervention. La sociologie, la psychosociologie-andragogie et la géographie, par exemple, ont permis d’aborder la fonction en y apportant en dominante des capacités d’analyse et de visualisation du territoire ou de problématiques, de conceptualisation de démarches et de rédaction de projets dans le développement de ressources. Pour le travail social d’option organisation communautaire, les composantes animation et de développement-coordination de ressources et de projets territoriaux, qui ont mené à l’encadrement et à la coordination de tables intersectorielles de quartier, ou de coordination d’organismes communautaires, ont constitué des bases méthodologiques et conceptuelles qui correspondaient bien à l’approche de développement des communautés inhérente à la fonction. Mais quels que soient le contenu et le niveau de la formation préalable, c’est l’intégration de leurs acquis de savoirs de base et de leurs savoirs d’expérience à leur savoir-être comme premiers moteurs de l’intervention qui a permis de compléter ceux-ci et de les transférer dans un savoir-faire progressivement élargi par la formation continue plus ciblée et facilité la façon d’être en relation, d’établir un lien de confiance, comme en témoigne cet extrait de récit :
Je remarque trop souvent que les intervenants en développement ont beaucoup de connaissances et de compétences sur les processus, mais ont trop peu appris sur l’humain, la personne avec qui il nous faut interagir. Peu importe le secteur ou le type de projets à développer, il reste que ce sont les individus qui les construisent et les forgent, et qu’il faut apprendre à travailler sur cette matière première. Je considère que les techniques, on peut les apprendre à travers le travail, mais l’aspect humain, c’est plus complexe et pourtant essentiel. Cet aspect devrait toujours être à la base de toutes les formations.
En fait, la formation scolaire d’origine n’apparaît pas déterminante. Certes importante, celle-ci puise sa pertinence dans la mesure où elle introduit à des notions et approches compatibles avec les fondements théoriques, méthodologiques et normatifs de l’intervention collective. Globalement, elle doit contribuer à alimenter la nécessaire posture intellectuelle permettant d’intégrer les valeurs, attitudes et comportements issus de leur savoir, savoir-faire, savoir-être, et même savoir-dire, dans un agir professionnel et personnel orienté par les valeurs (value based) et les principes d’action qui donnent tout le sens et la direction à la pratique.
Le cheminement personnel vers la fonction exercée est également varié. Quelques-uns l’ont intégrée au sortir de leur formation universitaire initiale de premier ou de deuxième cycle, laquelle leur fournissait des atouts déterminants pour les principales exigences de la fonction qu’ils ont pu exercer à long terme en y acquérant les connaissances et compétences complémentaires que les changements dans l’organisation et la communauté d’intervention ont entraînées. Le contexte initial d’intervention, encadré par un programme bien circonscrit, comme la PNR ou l’Approche territoriale intégrée, une approche (éducation populaire, Villes et villages en santé, développement des communautés) ou une organisation (Centre local de services communautaires [CLSC], CLD), y demeurait quand même assez flou et nouveau. Il les a amenés à occuper la fonction avec une grande marge de manœuvre, leur capacité d’initiative et de créativité leur permettant de développer progressivement leur « style » d’intervention, en mode d’initiation et de promotion des nouvelles façons de faire le développement induites par les orientations générales de leur mandat ou programme, et à la fois en adaptation aux besoins de la ou des communautés auxquelles ils se sont durablement identifiés.
Tout en vivant ce même type d’intégration dans la fonction, la majorité de nos narrateurs ont toutefois occupé celle-ci après un parcours personnel plus sinueux et lointain. Parcours de vécus personnels de relative marginalité liée à la monoparentalité, à l’immigration, au militantisme politique ou social, à des voyages « exploratoires » permettant de voir le monde d’ailleurs et de se définir, de formations plus tardives réalisées parfois en cours d’emploi. En général, les savoirs théoriques et méthodologiques, acquis préalablement dans des organisations communautaires ou publiques dont le mandat rejoignait ou activait leurs aspirations et valeurs, les ont préparés à leur fonction et les feront y adhérer comme une certaine continuité de parcours.
Il est intéressant aussi de noter que pour la plupart, l’entrée dans la fonction spécifique s’est inscrite à la suite d’un mandat ponctuel ou des tâches provisoires effectuées dans le cadre d’une démarche collective amorcée dans la communauté où ils seront éventuellement impliqués, ce qui les a amenés d’une certaine façon à contribuer à la définition de la fonction et des approches qu’ils y mettront en valeur. Par exemple, la réalisation de l’étude des besoins préalables à l’implantation d’un CLSC ouvrira la porte à la création d’un poste d’OC, et permettra de l’occuper par les acquis de connaissances du territoire couvert et de démarches de coconstruction de projets collectifs et de mobilisation territoriale. Également, un auxiliaire familial embauché dans un CLSC deviendra travailleur communautaire pour épauler l’OC en place dans ses dossiers en maintien à domicile alors en plein développement, et le remplacera éventuellement dans son poste d’OC. Les acquis en accompagnement de projets en habitation dans un Groupe de ressources techniques (GRT) et ensuite comme responsable de la formation dans une Corporation de développement communautaire (CDC) qualifieront une intervenante pour devenir agente de développement rural (ADR) dans le territoire où elle travaillait, après avoir perçu dans l’approche de la première PNR une continuité en même temps qu’un renouvellement de l’approche d’éducation populaire et de développement communautaire de ses fonctions antérieures. Pour une autre intervenante collective, les connaissances et l’expérience acquises en développement des communautés participatif, en mobilisation de tables de concertation territoriale et en recherche-action participative en contexte de pauvreté fourniront les bases d’une pratique lui permettant une approche innovante en soutien et accompagnement organisationnels et financiers de démarches collectives en développement social ou développement territorial.
En somme, sans nécessairement résulter d’une feuille de route de pratiques préalablement assimilables à l’accompagnement en intervention collective, l’entrée dans ce type de fonctions s’est inscrite en général dans un cheminement personnel, scolaire et professionnel, immédiat ou plus lointain, qui les y a préparés plus ou moins consciemment et directement. C’est l’ensemble de leur parcours qui a pour ainsi dire forgé la personnalité qui leur a permis d’aborder cette fonction dans une posture d’ouverture et d’apprentissage continue des valeurs, principes et stratégies de l’intervention collective. Sous cet angle déterminé par les valeurs généralement associées à l’intervention collective (solidarité, démocratie, autonomie, respect, justice sociale), et aux attitudes et comportements acquis sur le plan personnel, on peut relever dans notre recherche, en lien avec d’autres études (Lachapelle, 2017a ; Robitaille, 2016) un certain nombre d’« habiletés » et d’attitudes qui nous apparaissent typiques de la capacité d’exercer la fonction : aptitude à fonctionner dans une grande marge d’autonomie, dans l’incertitude et l’imprécision des règles et structures, à penser « en dehors de la boîte », à « traduire » aux citoyens et non-initiés des règles de programmes et des processus d’action collective, à la conspiration (Jacquier, 2015) à la ou délinquance créatrice ; curiosité et aptitude à la créativité, entregent et habiletés communicationnelles, maîtrise du travail d’équipe, leadership mobilisateur, engagement, vision large et globale du développement, valeurs démocratiques fortes, dont la priorisat...