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1. La taverne des Trois Singes
À l’angle de la rue de la Monnaie et de l’étroit passage des Fèves s’élevait au temps de la Révolution une vaste maison dont l’aspect évoquait un passé de grandeur et de luxe. Pour la décorer, l’or avait été dépensé sans compter. Les balcons de la façade s’ornaient de balustrades finement sculptées, tandis que des personnages allégoriques aux nobles attitudes encadraient les hautes fenêtres à petits carreaux et surmontaient la grande porte cochère. Cet hôtel avait été la résidence d’un riche banquier autrichien, qui s’était empressé de quitter Paris dès que s’étaient fait sentir rue de la Monnaie les premiers souffles de la tourmente révolutionnaire.
L’opulente demeure était restée inhabitée pendant deux ans au bout desquels le gouvernement en avait pris possession, la confisquant comme « bien d’étranger ». Paris étant à court de logements, on avait partagé par des cloisons les salons de réception du banquier pour en faire de petites pièces que louaient des familles modestes, de petits commerçants et des hommes d’affaires. Chose curieuse, les deux années pendant lesquelles la maison avait été abandonnée avaient suffi à lui donner un air de vétusté, et il semblait que privée de ses habitants, dépouillée de ses meubles, de ses tentures et de ses tableaux, elle fût maintenant hantée par je ne sais quels fantômes qu’on croyait entendre chuchoter, et dont on s’imaginait voir les formes vaporeuses glisser à travers les grandes salles désertes, les antichambres et le monumental escalier de pierre. Bien que, par la suite, le rez-de-chaussée fût entièrement occupé par des bureaux d’hommes d’affaires et que plusieurs familles se fussent installées dans les étages supérieurs, une atmosphère de désolation et de ruine continuait à envelopper le vaste hôtel qui conservait entre ses murs une odeur de pierre humide et de moisissure.
À l’intérieur, cependant, la vie suivait son cours. Dans un petit logement, un enfant venait au monde ; dans tel autre, un mariage apportait un peu d’animation joyeuse ; des vieilles femmes se racontaient les nouvelles, des jeunes gens courtisaient des jeunes filles ; mais tout cela sans bruit, à voix contenue, presque furtivement, par crainte, semblait-il, de réveiller les échos endormis.
À vrai dire, cette atmosphère de silence et d’inquiétude n’était pas particulière à l’hôtel de la rue de la Monnaie. En France, pour beaucoup, les temps étaient durs, très durs même, et à de pareilles époques les gens, instinctivement, recherchent le silence et s’efforcent de passer inaperçus. À Paris surtout, la vie était difficile : les denrées les plus communes, les plus nécessaires – lait, sucre, savon – étaient devenues chères et rares, parfois introuvables. Quant aux choses de luxe, si courantes naguère, personne ne pouvait plus se les offrir, à part ces hommes qui avaient excité les passions populaires par leurs discours incendiaires et par les belles promesses de bonheur et d’égalité au moyen desquelles ils éblouissaient de pauvres ignorants. Trois années de bouleversement politique et social avaient procuré à la France plus de misère que de bonheur. Les riches, pour la plupart, avaient été dépouillés de leurs biens ou s’étaient réfugiés à l’étranger, et les pauvres étaient dans le besoin encore plus qu’auparavant. La vue d’un roi détrôné et d’aristocrates en fuite pouvait satisfaire les esprits assoiffés de justice et d’égalité, mais ne calmait pas la faim, ne réchauffait pas les corps mal vêtus. La seule égalité apportée par cette révolution était celle de la misère, de la crainte, du soupçon. Voilà ce que les gens se chuchotaient les uns aux autres, mais ils ne le disaient pas tout haut. Personne n’osait parler ouvertement, de crainte qu’un espion ne fût à l’écoute, prêt à jouer le rôle de dénonciateur.
Ainsi des femmes et des enfants pâtissaient, et des hommes souffraient de ne pouvoir alléger les peines et les privations de leur famille. Certains avaient eu la chance de pouvoir s’échapper de cet enfer et, abandonnant leur malheureuse patrie, ils avaient été chercher dans d’autres pays, sinon le bonheur, du moins la sécurité et la paix. Mais innombrables étaient ceux que retenaient en France des liens impossibles à dénouer – famille, intérêts, profession – et ceux-là supportaient des privations de plus en plus grandes, alors que les auteurs responsables de cette misère générale vivaient largement, avaient une table bien servie et s’asseyaient le soir dans les meilleurs fauteuils de la Comédie française. On festoyait chez Danton, dans sa maison d’Arcis-sur-Aube ; Camille Desmoulins et Saint-Just portaient des jabots de dentelle de Malines sur leurs habits de drap fin, et François Chabot habitait une belle maison rue d’Anjou. Les privations, le dénuement, c’était bon pour le menu peuple qui y était habitué et pour les aristos qui avaient ignoré jusqu’alors ce que c’est que de manquer du nécessaire ; mais eux, les maîtres du jour, qui avaient déployé l’étendard de l’Égalité et de la Fraternité, qui avaient arraché le peuple français à la tyrannie de la royauté et de la noblesse, eux, les libérateurs de la nation, ils avaient droit au luxe et à l’abondance, surtout s’ils se l’offraient aux dépens de ceux qui en avaient joui dans le passé.
En cette année 1792, Maître Sébastien de Croissy louait dans l’hôtel de la rue de la Monnaie deux petites pièces qu’il avait converties en bureaux pour exercer sa profession. C’était un homme d’âge moyen dont les cheveux commençaient à grisonner ; son visage était beau, mais les soucis avaient creusé prématurément des sillons sur son front et aux commissures de ses lèvres, et son regard était empreint de mélancolie.
Quelques années plus tôt, Maître Sébastien de Croissy comptait parmi les membres les plus appréciés du barreau de Paris. Des hommes éminents, appartenant au monde des arts, de la littérature et de la politique venaient le consulter dans sa belle étude de la place Vendôme, et il avait pour clients jusqu’à des membres de la famille royale. Riche, bien né, de belle prestance, le jeune avocat avait été accueilli partout avec faveur, et son mariage avec Louise de Vendeleur, fille unique du général de Vendeleur, avait été un événement mondain. Le duc d’Ayen le traitait en ami, et la duchesse avait voulu être la marraine du petit Jean-Pierre que Louise avait mis au monde quelques mois avant la réunion des États Généraux. Puis la Révolution était venue, et avait privé de ses ressources cet homme jusqu’alors favorisé par la fortune. Beaucoup de ses meilleurs clients avaient émigré, et ceux qui restaient, appauvris et peu soucieux d’attirer sur eux l’attention, n’étaient pas tentés de se lancer dans des procès coûteux. D’autre part, il avait vu le revenu de son patrimoine fondre et se réduire à rien, tant pour les impôts écrasants qui frappaient son domaine du Dauphiné que par la malhonnêteté de ses fermiers qui, assurés de l’impunité, avaient cessé de payer leurs redevances.
En conséquence, Maître de Croissy avait dû renoncer à sa belle installation de la place Vendôme pour prendre un modeste logis rue Quincampoix qui abritait non seulement lui-même, sa femme et son fils, mais aussi son secrétaire et une amie de Louise. Il traitait ce qu’il pouvait en fait d’affaires rue de la Monnaie, dans les deux petites pièces occupées naguère par le majordome du banquier autrichien. Il s’y rendait à pied chaque matin, quelque temps qu’il fît, et donnait des consultations juridiques à de petits bourgeois que les impôts faisaient renâcler ou à des commerçants besogneux menacés de faillite. Ce n’était plus « Maître de Croissy », mais « le citoyen Croissy » réduit à se féliciter de ce que des hommes comme Chabot ou Bazire l’eussent favorisé de leur clientèle, et que le grand Danton lui-même lui confiât parfois quelques affaires. Alors que trois secrétaires suffisaient à peine à le seconder trois ans auparavant, il ne gardait auprès de lui que le fidèle Maurice Reversac qui s’était obstinément refusé à le quitter lors du départ de ses collègues.
– Vous ne voulez pas me mettre sur le pavé, maître, j’en suis sûr ? avait dit le jeune homme d’un ton suppliant.
– Bien sûr que non, Maurice ; mais vous trouveriez aisément une autre situation, avait affirmé Sébastien de Croissy. (Non sans raison, car Maurice était jeune, travailleur, très instruit en jurisprudence, et il pouvait certainement se faire une position indépendante.) Et je n’ai plus les moyens de vous assurer les appointements auxquels vous avez droit.
– Donnez-moi seulement le vivre et le couvert, maître, avait insisté Reversac. Je ne veux rien de plus. J’ai mis de côté quelques louis, mes vêtements dureront bien encore deux ou trois ans, et d’ici là…
– Oui, d’ici là…, répéta Maître de Croissy en soupirant.
Pour ce loyal serviteur du roi, attaché aux traditions et au passé glorieux de la France, une des pires épreuves était de voir l’état de désordre dans lequel s’enfonçait peu à peu sa patrie. Tout d’abord il avait pensé que cette période de chaos, d’oppression, de cruauté ne pouvait pas durer, et que le peuple de France retrouverait bientôt son bon sens. Mais petit à petit il avait perdu ses illusions. Depuis cette conversation avec Maurice Reversac, la situation avait encore empiré. Le roi, déchu, était maintenant emprisonné au Temple avec sa famille, les massacres de Septembre venaient de faire frémir Paris d’effroi, et des Français parlaient de faire passer Louis XVI en jugement comme un vulgaire criminel. Comment ne pas désespérer d’un pays où soufflait un tel vent de folie ?
La vie continuait cependant, simple et laborieuse dans le logis de la rue Quincampoix. Chaque matin, les deux hommes se rendaient au bureau de la rue de la Monnaie. Parti le premier, Maurice Reversac commençait le travail de la journée par le balayage et le rangement du modeste local. Le soir, Sébastien et son clerc revenaient ensemble à la rue Quincampoix. Ce logement, si resserré fût-il, représentait pour tous deux le foyer, et ils y trouvaient l’un et l’autre la mesure de bonheur intime dont leur cœur avait besoin. Pour Sébastien de Croissy, c’était l’amour de sa femme et de son fils. Pour Maurice Reversac, le bonheur consistait à vivre sous le même toit que Josette, à la voir chaque jour, à l’emmener chaque soir de beau temps faire une promenade le long de la Seine ou sous les marronniers du Palais-Royal.
Vers le milieu de l’étroit passage des Fèves, il y avait alors une taverne fréquentée surtout par des travailleurs des ateliers nationaux. Elle portait l’enseigne Aux Trois Singes et l’on y ac...