CHAPITRE 1
Chaque enfant est unique
« Qu’est-ce qu’un enfant? Une tentative toute
fraîche de produire l’homme juste dans sa perfection :
c’est-à-dire de rendre divine l’humanité. »
« What is a child? A fresh attempt to produce the just
man made perfect : that is to make humanity divine. »
Bernard Shaw
La mère enfin blanchie
Peut-on croire que de nos jours, même pour l’autisme1 infantile, il y ait encore des intervenants pour prôner que cette maladie naît de la froideur de la mère dans les premières années de vie de l’enfant? Pourtant, les recherches indiquent maintenant, avec une clarté difficile à ignorer, que l’autisme est une déviation du développement reliée à un mauvais fonctionnement du cerveau, bien que la nature spécifique de ce mauvais fonctionnement soit encore indéterminée. En somme, la science ne peut encore cerner les causes précises derrière les différents sous-groupes d’autistes, mais elle sait maintenant exactement que la cause n’est pas la mère. Cet exemple montre que dans l’attente des connaissances scientifiques qui éclaireront l’origine d’un trouble de développement chez l’enfant, les spécialistes ou la société trouvent le moyen d’en faire porter l’odieux aux parents. L’évolution sociale des idées sur les causes de l’autisme ressemble à celle de plusieurs autres troubles de développement ou troubles émotifs de l’enfant : dans l’ignorance ou devant le manque de recherches méthodiques, la tendance naturelle semble reporter la faute sur les parents. De façon générale, les parents acceptent le fardeau jusqu’à ce que des recherches éclairent les causes. Par exemple, l’évolution scientifique des causes de la schizophrénie a heureusement abouti à relever les parents, la famille ou la mère de l’entière responsabilité de cette affreuse maladie.
Malheureusement, les « experts » du comportement n’ont pas été les seuls à trop souvent reporter toute la responsabilité sur les parents. Étonnamment, les parents eux-mêmes s’accusent trop facilement au tribunal d’être la cause du trouble de développement de leur enfant. En fait, et vous en savez personnellement quelque chose, les parents constituent la meilleure machine à autoculpabilisation qui existe dans les années actuelles. Dans ce contexte, les récentes recherches sur le tempérament de l’enfant révolutionnent à leur façon la conception de la responsabilité des parents face au développement de leurs enfants.
Et si l’on redécouvrait l’évidence?
Chaque enfant est unique par son tempérament. Les enfants ne viennent pas au monde comme une « tablette de cire » prête à être modelée par l’éducation des parents. Nos enfants sont tous, au départ, très différents les uns des autres. Ils naissent avec leur caractère, leur tempérament intrinsèque ou, si l’on peut dire, la tablette de cire se compose d’un matériau moins malléable que l’on croyait à l’influence des parents et de l’éducation. En effet, selon certaines études, l’enfant présenterait dès le début de la vie un tempérament qui lui est particulier et assez bien mesurable.
Ce tempérament influencerait par la suite son développement. Cette vision navigue à contre-flots des courants sociaux où baignent les tendances des spécialistes du comportement des récentes décennies. Ces derniers n’insistent-ils pas en effet sur les conditions extérieures à l’enfant comme principale influence ou source d’équilibre de son développement émotif?
Évidemment, depuis la nuit des temps, les parents savent bien que leurs enfants ont des caractères distincts. « Il n’y a là rien de neuf! Je le vois bien dans ma propre famille! », diront-ils. Les recherches scientifiques, tout en redécouvrant en quelque sorte cette évidence, fournissent une direction nouvelle pour la pratique des spécialistes, et surtout, pour leurs conseils aux parents.
Pour mieux comprendre le cheminement des idées concernant le développement émotif de l’enfant, retournons un peu en arrière. Dans les années 1950-1960, les courants psychologiques prédominants, fortement teintés des idées de Freud et de la psychanalyse, mettaient l’accent sur les premiers mois de la relation mère-enfant, sur les méthodes éducatives et les attitudes des parents. Le dogme de l’époque plaçait presque automatiquement la faute sur la mère. Celle-ci devait répondre du développement de son enfant et de l’apparition éventuelle, même tardive au cours de la vie, de troubles émotifs chez ce dernier.
Mais parallèlement, au milieu des années 1950, débutaient les désormais célèbres « Études longitudinales de New York » menées par deux chercheurs, Stella Chess et Alexander Thomas. Par leurs observations méthodiques des mêmes enfants et de leur famille, à partir des premiers mois de vie et au fil des années, ils conclurent que les attitudes parentales, et spécifiquement celles de la mère, étaient loin d’expliquer totalement le comportement de ces enfants. Ils développèrent ainsi la notion de « tempérament ».
Ces deux chercheurs perçurent alors que les façons propres à un enfant de réagir, présentes très tôt dans sa vie, pouvaient influencer considérablement sa conduite et le cours de son développement affectif2. Ces qualités, qu’ils ont appelées « tempérament », n’excluaient pas la possibilité, bien sûr, de l’influence simultanée des méthodes éducatives et des attitudes parentales. Conséquemment, les parents ne devenaient plus, invariablement, les seuls responsables des troubles émotifs de leurs enfants.
Et voilà que la vapeur se renversait. Chess et Thomas, paradoxalement, soulevaient un grand raz-de-marée dans le monde des spécialistes et des experts de l’époque tout en calmant un peu le climat d’accusation et d’autoaccusation des mères. L’étude de New York s’est déroulée sur une trentaine d’années. Mais si nous précisions davantage cette notion de tempérament?
La simplicité du concept de tempérament de l’enfant
Le terme « tempérament » désigne la manière particulière qu’a chaque enfant de réagir à son environnement. Le tempérament s’adresse au « comment » du comportement et non pas au « pourquoi », ce dernier touchant les raisons inconscientes et conscientes qui motivent les actions. Il s’agit donc d’un ensemble de traits réactionnels ou façons de réagir, innés, qui persistent plus ou moins avec les années, selon les individus et les circonstances. Bien entendu, ces traits innés demeurent constamment sous l’influence de l’environnement. Bien que le tempérament propre de l’enfant agisse sur son développement, il n’élimine aucunement la part de responsabilité des parents dans un autre contexte, comme nous le verrons plus loin. Par définition, la notion de tempérament insiste sur la particularité de chaque cas. Les recherches continuent de scruter les rôles respectifs du tempérament et de l’environnement lors de l’apparition de troubles émotifs, à différentes périodes de la vie de l’enfant.
À la surprise de plusieurs, sans doute, le tempérament de l’enfant se prête à une mesure méthodique. Soulignons que bien peu d’autres notions sur la personnalité, souvent très complexes et largement utilisées par les spécialistes, suivent d’aussi près les résultats de recherches méthodiques. Plusieurs études suggèrent que les traits de tempérament deviennent apparents ou mesurables vers le quatrième mois de vie du nourrisson. Les chercheurs peuvent ainsi tenter d’apprécier la relation entre ces traits et les attitudes parentales, ou avec d’autres caractéristiques de l’enfant tels son intelligence, ses capacités d’apprentissage, son comportement social, etc. On arrive ainsi à mesurer, avec assez de fiabilité, les traits de tempérament d’un bébé, à étudier son évolution au fil des ans et, enfin, à évaluer l’effet de son tempérament sur son développement.
Comment ces mesures se font-elles? Imageons tout cela avec plus de précision en reprenant le modèle de tempérament de New York3, qui est d’ailleurs maintenant étudié à travers le monde. Suivant ce modèle, vos bébés ou vos enfants plus âgés se distinguent à partir des neuf traits suivants :
- L’activité, leur niveau de mobilité (d’activité) dans une journée. Est-ce un enfant qui bouge beaucoup, qui court pour aller où il veut, etc.?
- La rythmicité, c’est-à-dire la régularité ou l’irrégularité de leurs fonctions physiologiques (comme l’ingestion de nourriture, l’évacuation des selles ou des urines, le sommeil, etc.). A-t-il faim toujours aux mêmes heures; dort-il toujours le même nombre d’heures, etc.?
- La forte intensité ou la faiblesse dans l’expression de leurs réactions émotionnelles (comme la peur, la joie, la tristesse, l’agressivité, etc.). Par exemple, crie-t-il ou s’exprime-t-il très fort lorsqu’il est heureux ou fâché?
- La réaction d’approche ou de retrait dans les premières minutes suivant l’apparition d’un nouveau stimulus dans leur entourage (comme un étranger, un jouet, un nouvel endroit, un objet jusqu’alors inconnu, etc.). Va-t-il facilement vers un nouveau venu, a-t-il des craintes dans un nouvel endroit, etc.?
- L’adaptabilité, c’est-à-dire leur facilité à changer leurs habitudes précédentes pour s’adapter à un nouvel environnement après quelques jours ou semaines. Acceptera-t-il facilement des changements dans la routine, l’heure des repas, un nouveau groupe, ou cela l’inquiète-t-il?
- Le seuil de sensibilité aux stimuli extérieurs, c’est-à-dire le degré d’intensité nécessaire aux stimuli pour évoquer une réponse observable, peu importe la nature de la réaction ou la modalité sensorielle impliquée. Est-il sensible aux changements de couleurs, d’odeurs, de température, etc.? Fait-il des remarques à ce sujet?
- La qualité générale de leur humeur (plaisante, positive, amicale ou bien irritable, déplaisante et négative) durant une journée ou une semaine. Est-il plus souvent souriant, enjoué ou au contraire neutre, renfrogné, boudeur, etc.?
- Le degré de distractibilité ou la facilité avec laquelle un stimulus extérieur peut altérer ou influencer le comportement en cours. Le moindre bruit ou interférence le dérange-t-il dans une activité?
- Le degré de persistance à une même activité ou leur abandon rapide face à des obstacles. Continue-t-il une activité jusqu’à ce qu’elle soit terminée?
Les parents peuvent jusqu’à un certain point apprécier le style tempéramental de chacun de leurs enfants et évaluer combien ils sont différents selon quelques-uns ou plusieurs de ces traits. Vous pouvez en faire un peu l’expérience en utilisant l’échelle fournie en annexe et voir de façon plus concrète que le profil de chacun différera selon le pointage obtenu au total pour chaque trait.
Quelques implications découlant du tempérament
Cette notion de « tempérament » est attrayante par sa relative simplicité. Cela contraste avec la complexité d’autres notions psychologiques donnant l’impression que seul l’expert possède les habiletés à comprendre. Comme parents, vous pouvez déchiffrer et interpréter le style de tempérament de votre enfant. Une fois admis que chaque enfant dispose de traits propres, le père et la mère y ajustent progressivement leurs attitudes et leurs demandes. Ce modèle implique que l’enfant se développera plus harmonieusement s’il existe une bonne complémentarité entre son tempérament et les attitudes parentales. À l’inverse, des problèmes émotifs ou des difficultés d’adaptation ont plus de chance de survenir si une mauvaise combinaison s’établit entre les traits de tempérament de l’enfant et les exigences des parents.
Illustrons d’abord par un exemple une bonne combinaison entre le style de l’enfant et les attitudes des parents. Les parents de Virginie4 sont venus me consulter alors qu’elle avait 4 ans. Ces jeunes parents étaient référés par leur médecin de famille, car leur fillette, depuis l’âge de 12 à 15 mois, montrait les signes d’une grande timidité. Dernièrement, elle avait développé des comportements de forte résistance et d’opposition aux demandes de ses parents. Depuis un an, en effet, on constatait que le comportement de Virginie allait en s’aggravant. Lorsqu’un étranger s’adressait à elle, elle faisait maintenant une crise intense qui mettait ses parents dans l’embarras. Récemment, alors qu’on l’amenait pour la première fois chez le coiffeur, Virginie avait crié à fendre l’âme; on avait dû la ramener à la maison sans être arrivé à lui couper les cheveux. Virginie en était venue au point où, si ses parents parlaient d’inviter de nouvelles personnes à la maison, elle faisait de violentes crises. Les parents interprétaient cette attitude comme une tentative pour empêcher l’invitation. Par contre, Virginie entrait facilement en relation avec sa gardienne habituelle et s’entendait bien avec les voisins ou les parents qu’elle côtoyait fréquemment.
Pourtant, le père et la mère n’éprouvaient aucune difficulté avec la sœur de Virginie, âgée de 8 ans. Les parents voyaient arriver avec appréhension les débuts scolaires de Virginie : comment allait-elle s’adapter à la maternelle? Ils formulaient donc le problème dans le sens d’un « blocage affectif » ou d’une carence émotionnelle que leur fille aurait vécue plus jeune, en raison du travail à l’extérieur de la mère. Bien entendu, au même titre que bien des mères travaillant hors du foyer, celle de Virginie était portée à se culpabiliser et à croire que son travail avait nui au développement affectif de sa fille. Ainsi, selon la mère, la détérioration des attitudes et des comportements de Virginie confirmait sa croyance en un « complexe » ou un « blocage affectif » chez l’enfant.
Déjà, quelques mois avant notre rencontre, les parents de Virginie se proposèrent de se montrer plus fermes avec elle. Elle était maintenant « en âge de comprendre », pensaient-ils. En plus de lui expliquer les situations avant qu’elle n’y soit confrontée et de la préparer à affronter de nouvelles circonstances, ils décidèrent de l’encadrer davantage. Ils lui donnèrent même de petites punitions telles que la retirer dans sa chambre ou lui enlever des privilèges si elle résistait trop à leurs demandes. Les parents remarquaient, depuis quatre mois, une sensible amélioration. Virginie manifestait verbalement davantage ses craintes au lieu de réagir par des crises. Récemment, elle avait volontiers accepté d’aller chez le coiffeur. Elle venait de débuter la maternelle et, bien que les premières semaines aient été difficiles, avec l’aide du professeur, Virginie s’était adaptée en cinq ou six semaines et commençait à se mêler aux autres enfants.
Bref, dans le cas de Virginie, mes interventions de consultant se résumèrent presque uniquement à clarifier aux parents que chaque enfant venait au monde avec son propre tempérament.
Virginie présentait certainement des traits distincts de ceux de sa sœur Marie-Ève, puisque toutes deux étaient vraisemblablement aimées de la même façon et avaient reçu une éducation similaire. Depuis sa première année de vie, Virginie montrait des réactions émotionnelles intenses. Elle se retirait davantage devant de nouvelles personnes ou de nouvelles situations. Elle s’adaptait moins rapidement à de nouveaux environnements et de plus, elle persistait longtemps sur la même idée ou dans la même activité. J’exprimai mon désaccord aux parents sur l’idée d’un « blocage affectif » ou d’un manque d’affection en leur expliquant que Virginie faisait tout simplement partie des 5 à 10 % d’enfants caractérisés par des traits extrêmes de tempérament, ce qui la rendait plus difficile à éduquer par ses parents. J’ajoutai que ces caractéristiques, même extrêmes, s’inscrivaient dans la normalité et l’individualité de chaque être humain. Ainsi, les parents furent encouragés à continuer ce qu’ils avaient déjà amorcé depuis quatre mois : préparer et soutenir Virginie avant qu’elle n’aborde une situation nouvelle, et user de petites punitions consistantes et appropriées à ses gestes lorsqu’elle ripostait et dépassait les limites acceptables pour son âge. Les parents ont rapidement compris qu’ils devaient développer avec Virginie des attitudes différentes de celles adoptées avec Marie-Ève. Enfin, j’avisai les parents que possiblement, pour quelque temps encore, ils devraient prévoir pour Virginie une période d’adaptation de plusieurs semaines lorsqu’elle se trouverait devant une situation inconnue, un nouveau groupe ou un nouveau professeur.
Nos enfants sont uniques, chacun naît avec ses différences. Voilà pourquoi ce qui réussit avec l’un peut échouer avec l’autre.
En attendant le résultat de recherches plus probantes sur la meilleure façon de l’éduquer, tout parent, en présence d’un enfant au tempérament plus difficile, aurait probablement avantage à porter attention aux quatre grands « C » : pas de Culpabilité, pas de Camouflage, davantage de Cadre et pas de Comparaison. Pour illustrer cela, les parents de Virginie auraient pu agir autrement et de manière à nuire à l’enfant en ne prenant pas garde aux quatre « C ». Certes, le père ou la mère s’était au départ un peu culpabilisé, mais les parents étaient susceptibles, comme bien d’autres, de se torturer énormément plus, jusqu’à ressentir de l’anxiété et du remords envers l’enfant. Ces sentiments les auraient éventuellement paralysés dans leurs efforts pour modifier le comportement résistant de l’enfant. En clinique, il m’est arr...