Chapitre 1
Organiser la jeunesse acadienne : de l’ACJA à l’ACJC ou de l’Action nationale à l’Action catholique
Noble jeunesse d’Acadie. À l’action l’on te convie. L’avenir s’annonce brillant. En avant. […] L’ACJC c’est notre aînée. Par elle la voie est tracée. Honorons-nous en la suivant. En avant1.
ÉMERY
Au tournant du XXe siècle, quelques pédagogues de collèges classiques au Québec s’engagent à organiser la jeunesse afin de la responsabiliser face aux problèmes que rencontrent l’Église et la nation canadienne-française. Inquiets de la sécularisation croissante de la société, les abbés Lionel Groulx, du Collège de Valleyfield et Émile Chartier, du Séminaire de Saint-Hyacinthe et le jésuite Samuel Bellavance, du Collège Jésus-Marie de Montréal, contribuent à la fondation, en 1904, et à son orientation par la suite, de l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française (ACJC)2. Cette dernière ne s’est pas gardée de faire des emprunts idéologiques et méthodologiques à son aînée, l’Association catholique de la jeunesse française (ACJF) fondée en France en 18863. Intransigeante et contre-révolutionnaire, l’ACJF aspire également à contrer l’essor de la sécularisation et de l’individualisme post-Révolution française en engageant la jeunesse dans le projet, soutenu par l’autorité pontificale, de rétablir un « ordre social chrétien ». L’ACJC n’a pas dérogé au vœu de « refaire la société chrétienne » d’Albert de Mun, fondateur de l’ACJF, de même qu’à l’investissement grandissant de sa consœur pour engager la jeunesse sur les sentiers de la question sociale en raison du nouvel ordre industriel et de la déchristianisation du monde qui en découle4. Cependant, à l’ACJC, l’idéal de régénération chrétienne de la société par l’apostolat laïque, soit l’Action catholique de la jeunesse, s’est accompli dans un rapport consubstantiel au projet national canadien-français. L’ACJC a ainsi été, durant les premières décennies de son existence, un organe de l’Action nationale, entrecroisant les idéaux du catholicisme et ceux du nationalisme canadien-français.
La mise sur pied des premiers mouvements de jeunes catholiques en Acadie n’est pas un phénomène isolé dans le monde occidental. Si l’Acadie a assisté à la mise sur pied de l’Association catholique de la jeunesse acadienne (ACJA) en 1908, ce n’est pas sans avoir fait écho aux visées et aux initiatives de ses précurseurs que sont l’ACJF et l’ACJC. Ce qui ne veut pas dire que l’histoire des associations jeunesse et de l’Action catholique en Acadie soit le miroir de ces mouvements analogues et qu’elle n’ait connu aucune singularité. L’histoire de l’ACJA, des invitations que lui adresse l’ACJC pour la rallier au mouvement canadien-français et de l’essor de l’Action catholique et de ses mouvements en Acadie au tournant des années 1930, pour inconnue qu’elle soit dans la production scientifique, est d’une importance capitale pour comprendre l’orientation des mobilisations collectives acadiennes au cours de la première moitié du XXe siècle. Ce que nous voulons faire ici, c’est la preuve de cette assertion, par une étude des grandes mutations qu’a connues le mouvement acéjiste en Acadie, de sa genèse à son essoufflement.
Le présent chapitre est divisé en quatre parties. D’abord, nous documentons la fondation d’associations jeunesse en Acadie au début du XXe siècle, période marquant l’entrée des jeunes dans l’espace public acadien. Nous expliquons ensuite, par une étude de la polémique nationaliste entourant la fondation des cercles de l’ACJC en Acadie, que l’attitude réfractaire des nationalistes acadiens devant la possibilité de se joindre à une association canadienne-française, craignant d’y voir leur spécificité absorbée, les amène à fonder une association analogue, mais distincte : l’Association catholique de la jeunesse acadienne. Nous enchaînons en interprétant la disparition de l’ACJA et l’adhésion massive des jeunes Acadiens à l’ACJC, au tournant des années 1930, à la lumière du contexte politique international qui voit émerger les fascismes européens. Les papes, qui en viennent à condamner les nationalismes exacerbés, favoriseront le déploiement des mouvements d’Action catholique spécialisée dans le monde catholique. Enfin, nous montrons qu’avec le retour à l’Action nationale de l’ACJC dans les années 1940, les cercles en Acadie disparaissent pour laisser place aux mouvements d’Action catholique, qui se sont enracinés depuis les années 1930.
Entrée des jeunes Acadiens dans l’espace public : de la jeunesse passive à la jeunesse agissante
Au moment des premières Conventions nationales acadiennes de la fin du XIXe siècle, la jeunesse ne représente pas encore un sujet en soi dans le projet collectif. L’« élite définitrice », qui est à définir la « nation », s’affaire surtout à formuler la spécificité de l’Acadie, son caractère « distinct » par rapport au Canada français5. On attend alors des jeunes qu’ils répondent aux impératifs de la société acadienne : s’enraciner au sol, coloniser, pour lutter contre l’émigration et s’éduquer « à la science de la vertu » et au respect de leurs traditions ancestrales, de leur langue et de leur religion6. Les affres de l’industrialisation et de l’urbanisation et l’engouement pour les villes étatsuniennes conduisent toutefois les élites à des actions précises, au début du XXe siècle, pour encadrer la jeunesse. L’émigration de jeunes Acadiens, particulièrement, dans les villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre – « villes accapareuses d’hommes, où […] règnent le désordre et le mal7 » – et la trop grande « liberté8 » dont jouissent les écoliers durant la saison estivale inquiètent les nationalistes. Reprenant les condamnations du cardinal Louis-Nazaire Bégin à l’endroit des « fléaux modernes9 », ils dénoncent les méfaits moraux du cinéma, du mauvais théâtre, de l’intempérance, des danses – ces lieux de « dégénérescence morale10 » et « école[s] de vice11 » –, des « modes indécentes12 », de la paresse, du vagabondage, du luxe13 et de la « littérature malsaine », dont les romans, qui « peuplent l’imagination de chimères14 », et les œuvres de fiction, comme celles relatant les aventures des détectives Nat Pinkerton et Nick Carter, « qui atrophie[nt] l’esprit et souille[nt] le cœur de la jeunesse15 ». En 1909, à l’occasion d’une conférence prononcée devant les membres d’un cercle étudiant du Collège Sainte-Anne, en Nouvelle-Écosse, le jeune nationaliste acadien Hyacinthe Arsenault résume cette critique de l’« oisiveté16 » d’une partie de la jeunesse
qui vit d’insouciance et de désintéressement du bien, d’aspirations basses et de rêves futiles, une jeunesse qui a voué un culte acharné à l’abdication la plus complète de la dignité dont Dieu nous a faits [sic] les dépositaires en nous confiant quelque chose de sa puissance, une jeunesse légère ne pensant qu’à la mode du jour et au dernier roman pervers, ne s’occupant que de conversations mondaines et de théâtre où tout est exhibé hors le bien, ne fréquentant que les salles d’amusements, buvettes, cafés dangereux, ne songeant même pas à l’accomplissement intégral et consciencieux des devoirs les plus élémentaires de la vie17.
C’est dans ce contexte où naît le désir d’encadrer la jeunesse pour éviter qu’elle sombre dans la criminalité, surtout durant cette période de taxation excessive, de récession économique et de prohibition de l’alcool18, et pour la préserver de l’immoralité qu’entraîne l’américanisation que les nationalistes acadiens fondent des associations de jeunes pour offrir à ceux-ci un lieu de socialisation et de loisirs catholique19. Une pléthore de cercles jeunesse sont ainsi créés au début du XXe siècle. Sont notamment fondés le cercle Montcalm de Campbellton en 1905 à l’initiative de l’abbé Louis-Joseph-Arthur Melanson20, le cercle Saint-Thomas de Memramcook en 191321, le cercle Dollard d’Edmundston en 1921 sous le patronage des nationalistes de la Petite Boutique22, le cercle paroissial Nicolas-Denys de Bathurst en 192823 et le cercle Beauséjour de Moncton en 1910, lequel, après une existence chancelante, laisse place au Cercle catholique de la jeunesse acadienne (CCJA) fondé en 1923 dans la même ville24. Notons que ces associations jeunesse ont connu quelques précédents, dont la Société de la jeunesse acadienne de Moncton, qui aspire à offrir aux jeunes, dès 1893, un lieu « de récréation honnête et d’instruction ». À l’exception de quelques cercles associés à des établissements d’enseignement d’Acadie, dont la Société Saint-Jean-Baptiste du Collège Saint-Joseph fondée en 1866, ces groupes mis sur pied au XIXe siècle n’ont connu qu’une vie éphémère, pour ne pas dire qu’ils sont restés à l’état d’ébauche25.
Ces divers cercles de jeunes ont un double objectif : susciter l’engouement de la jeunesse pour les questions nationales et religieuses et lui offrir un lieu de récréation sain. Dans les termes de la constitution du cercle Beauséjour, le but de ces organisations est de
développer parmi ses membres le dévouement à la patrie acadienne par l’exaltation des sentiments religieux, le souvenir de l’héroïsme des aïeux, de les former à la lutte contre tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, attenteraient aux droits religieux ou civils du peuple acadien [et, dans un deuxième temps,] de procurer à tous ses membres un lieu de r...