CHAPITRE III
LA FEMME DANS LA VIE INTELLECTUELLE
DE LA FRANCE
(XVIe-XVIIIe SIÈCLES)
Le mouvement qui, depuis le règne de François Ier, attire à la cour les châtelaines et leurs familles, affaiblit, disions-nous, l'action domestique de la femme, mais développe son action sociale. Nous allons étudier cette action sur les lettres, sur les arts, et même sur cette forme inimitable de l'esprit français: la causerie. Nous examinerons dans le chapitre suivant ce que fut l'influence de la femme dans un autre domaine: celui qui embrasse à la fois les événements historiques et les ouvres collectives de la charité.
En cherchant quelle fut la part de la femme dans la vie intellectuelle de la France, nous entrons tout d'abord dans cette époque brillante que l'on a si improprement nommée: la Renaissance. Les esprits impartiaux le constatent; les lettres, les arts, les sciences, n'avaient pas à renaître, puisqu'ils vivaient toujours. Il est vrai qu'au moyen âge, c'était surtout la vie de l'âme qui les animait, tandis que, sous l'influence païenne du XVIe siècle, ce fut surtout la vie matérielle qui fit ruisseler dans leurs branches une sève plus riche que bienfaisante.
L'Italie avait opéré cette transformation en initiant la France aux traditions grecques et romaines interprétées par elle. Malheureusement ce que la cour voluptueuse des Valois demandait aux écoles italiennes, ce n'était pas l'idéale pureté ou la grandeur biblique de leurs plus nobles génies, c'était le sensualisme qui dominait alors dans ces écoles, c'était aussi le faux goût avec lequel elles donnaient souvent à la beauté antique ce fard trompeur que produisent les civilisations raffinées.
La France cependant ne subit qu'à des degrés divers l'influence antique modifiée ou dénaturée par l'Italie. Dans cette première période de la Renaissance qu'avaient ouverte, sous Charles VIII et Louis XII, les premières guerres d'Italie, le génie français, mesuré, simple, vif et sévère à la fois, n'avait pris de l'influence nouvelle que ce qui pouvait le féconder. Et lorsque, dans la seconde période de la Renaissance, sous François Ier et ses successeurs, l'influence italienne devint prépondérante, et que, poètes, artistes, lui empruntèrent la grâce voluptueuse et maniérée de la forme, la pompe affectée de l'expression, la recherche alambiquée de la pensée, les traditions nationales se maintenaient toujours, et c'était à ces traditions, vivifiées par le génie antique pris à sa source même, que devait revenir le bon sens du pays. Heureuse si, dans cette évolution, la France eût retrouvé une part précieuse de son patrimoine, ces vieilles épopées que lui avait fait mépriser la dédaigneuse Renaissance!
Quelles que soient nos réserves, il nous faut reconnaître que si la Renaissance n'eût rien à ressusciter en France, elle imprima du moins un prodigieux mouvement aux intelligences, surtout dans le domaine de l'art et dans celui de l'érudition. Nous savons combien, dans ce dernier domaine, la femme se distingua. Ajoutons ici qu'au double point de vue artistique et littéraire, elle exerça une influence considérable. Il ne s'agissait plus, comme autrefois pour la châtelaine, d'inspirer de loin en loin le trouvère, le troubadour, l'artiste. La femme se mêle activement au mouvement intellectuel dont la cour est le centre. Nous la voyons encourager à la fois les traditions italiennes et les traditions françaises; mais il nous semble qu'en général, ce sont ces dernières qu'elle a surtout favorisées. Nous le remarquerons particulièrement pour les deux arts qui ont le plus gardé à cette époque le caractère national: la sculpture qui unit alors à la puissante expression morale de l'école française la pureté des lignes grecques; l'architecture qui marie aux ordres antiques rajeunis par l'esprit nouveau, les dentelles de pierre de ses vieilles cathédrales, ses élégantes tourelles, ses clochetons à jour.
Aux lueurs de la première Renaissance, la reine Anne avait fait exécuter par Michel Colomb l'un des plus purs et des plus nobles monuments de la sculpture française: le tombeau des ducs de Bretagne.
A Chambord, cette merveilleuse expression de l'architecture et de la sculpture françaises, la femme inspire le ciseau du statuaire: dans les cariatides du château se reconnaissent les traits de la comtesse de Chateaubriand et ceux de la duchesse d'Étampes, la duchesse d'Étampes, «la plus belle des savantes et la plus savante des belles», la duchesse d'Étampes qui tient le sceptre de la royauté artistique avant qu'il lui soit ravi par la séduisante duchesse de Valentinois, Diane de Poitiers.
A Fontainebleau, où règne l'école italienne, la duchesse d'Étampes protège dans le Primatice la peinture et l'architecture italiennes. Mais quant à la sculpture, Mme d'Étampes a compris que l'art antique ne pouvait que perdre à l'influence de l'Italie. Quand Benvenuto Cellini expose son Jupiter d'argent au milieu de toutes les statues antiques que le Primatice a groupées dans la galerie de François Ier, le roi admire avec enthousiasme l'oeuvre du sculpteur italien; mais la belle duchesse ne souscrit pas à ce jugement. «Il semble, dit-elle, que vous soyez aveugles, et que vous ne voyiez pas ces statues antiques, ces figures de bronze. Voilà où est le vrai modèle de l'art, et non dans ces bagatelles modernes.» Mais peut-être y avait il dans les paroles de Mme d'Étampes autre chose que l'expression du goût classique; peut-être vengeait-elle contre l'impétueux Benvenuto un rival qu'il détestait: le Primatice.
Comme la duchesse d'Étampes, la duchesse de Valentinois protège le Primatice. Elles encourageaient du moins dans ce peintre un artiste dont le goût n'était pas indigne d'influer sur ce génie français avec lequel il n'était pas sans affinité. Le Primatice avait d'ailleurs été formé à l'école d'un élève de Raphaël. Malheureusement, dans cette école, celle de Jules Romain, on avait oublié l'idéal du Sanzio pour ne se souvenir que de sa grâce puissante.
A Fontainebleau, dans cette galerie de Henri II où le Primatice n'ayant plus, comme dans la galerie de François Ier, à continuer l'oeuvre du Rosso, put s'abandonner librement à sa verve, tout rappelle le souvenir de Diane de Poitiers. Le chiffre de la duchesse, enlacé à celui de Henri II; le croissant, attribut de la déesse dont elle porte le nom; Diane chasseresse représentée de diverses manières, une fois même sous les traits de la favorite, voilà un frappant exemple de ce divorce entre le beau et le bien, divorce qui ne fut que trop fréquent à la cour des Valois.
Le chiffre enlacé de Henri II et de Diane se retrouve, non seulement dans les palais royaux, mais dans les demeures seigneuriales de ce temps. Et la ligure de la duchesse est reproduite aussi bien par l'école française que par l'école italienne. Jean Goujon et Germain Pilon la font apparaître dans leurs sculptures. Jean Cousin, sur ses vitraux, Léonard de Limoges, sur ses émaux, évoquent la souriante image.
La duchesse de Valentinois avait paru favoriser à Fontainebleau la peinture et l'architecture italiennes. Mais dans son château d'Anet, elle protège plus particulièrement les deux arts français: l'architecture et la sculpture. Philibert Delorme éleva cette délicieuse résidence, que décorèrent Jean Goujon et Jean Cousin. Toutefois, l'art italien se montre encore ici dans la célèbre Nymphe de Fontainebleau, due au ciseau de Benvenuto Cellini.
Issue d'une race qui avait le culte délicat des lettres et des arts, Catherine de Médicis ne protège pas seulement les artistes italiens, ses compatriotes; mais la princesse qui goûtait Amyot et Montaigne, demeure fidèle à la tradition française pour nos deux arts nationaux. Elle fait élever les Tuileries par Philibert Delorme et par Jean Bullant, et l'hôtel de Soissons par le premier. Celui-ci raconte que la reine, douée d'un goût particulier pour l'architecture, jetait elle-même sur le papier les plans et les profils des édifices qu'elle faisait construire.
Catherine fit exécuter par Germain Pilon le groupe des Trois Grâces, pour supporter l'urne qui renfermait le coeur de Henri II. Les pieux Célestins à qui elle confia la garde de ce monument n'acceptèrent pas ce symbolisme païen, et pour eux les Trois Grâces devinrent les Trois Vertus théologales.
Une princesse, Française de coeur comme de naissance, Marguerite d'Angoulême, soeur de François Ier, avait, elle aussi, favorisé l'art national. Si, avec son frère, elle avait visité les travaux du Primatice, pénétré dans l'atelier de Benvenuto Cellini, et défendu celui-ci contre celui-là; si elle avait pensionné l'architecte Sébastien Serlio, elle avait fortement encouragé dans Clouet l'école française. Marguerite protégeait aussi notre orfèvrerie qui produisait alors ces oeuvres merveilleuses que nous admirons dans nos musées, et où le cristal de roche, les pierreries, prenant les formes les plus gracieuses, s'enchâssent dans d'admirables ciselures d'or. Le vieil art français, la tapisserie, la compte parmi ses protectrices, et même, comme les châtelaines du moyen âge, parmi ses artistes. Deux broderesses de Paris, Renée Serpe et Jehanne Chaudière, lui envoient leurs oeuvres, les Enfants dans la fournaise, le Jugement de Daniel. Elle-même prend l'aiguille, et, entourée de ses femmes, elle produit de belles tapisseries. On lui en attribue une qui avait pour sujet le Saint sacrifice de la messe, et que défigura avec toute la passion d'une sectaire, la fille de Marguerite, Jeanne d'Albret.
Mais Marguerite d'Angoulême appartient surtout à l'histoire des lettres, et, comme les femmes de la Renaissance, c'est là qu'elle a tracé le plus large sillon.
J'ai mentionné plus haut la vaste instruction qu'avait reçue Marguerite. Initiée au latin, au grec, elle lisait Sophocle dans le teste hellénique, et se fit enseigner l'hébreu par le Canosse. Elle avait la passion de la science. Malheureusement elle porta cette passion jusque dans la théologie, et nous verrons que ce fut là un écueil aussi bien pour sa foi qui pencha vers la Réforme, que pour son talent littéraire qu'altéra souvent l'abus des dissertations religieuses.
Marguerite aide de ses conseils François Ier pour la fondation du Collège de France. C'est d'après son avis que le roi porte de quatre à douze le nombre des chaires qu'il y a établies. Elle le guide dans le choix des professeurs. Par elle, la chaire d'hébreu est donnée à son professeur le Canosse. Elle alloue une pension à l'orientaliste Postel.
Duchesse d'Alençon et de Berry, apanage qu'elle garde lorsqu'elle épouse en secondes noces le roi de Navarre, Marguerite fait fleurir l'université de Bourges. Elle y donne la chaire de grec à Amyot, l'inimitable traducteur qui fait passer dans la langue du XVIe siècle, déjà si riche, si abondante, les tours et les expressions de l'idiome hellénique. La soeur de François Ier favorise aussi la fondation de l'université de Nîmes. Aux frais de Marguerite plusieurs pensionnaires sont entretenus dans les écoles de France, d'Allemagne même.
Nous avons vu Marguerite entrer avec le roi, son frère, dans l'atelier de l'artiste. Elle accompagne aussi François Ier lorsqu'il visite, dans l'atelier de la rue Jean-de-Beauvais, Robert Estienne, le savant imprimeur qui s'applique à répandre les livres des anciens.
Si malheureusement elle ne se refuse pas à chercher dans Rabelais l'esprit gaulois jusque dans son cynisme, c'est la grâce délicate et enjouée de l'esprit français qu'elle aime dans Clément Marot, cet homme du peuple devenu son valet de chambre. Elle fait plus que d'accepter son poétique hommage, et, traitant avec lui d'égal à égal, elle lui écrit en vers. C'est qu'elle parle à chacun dans sa propre langue, au poète comme au savant, comme au diplomate, et comme aussi, par malheur, au théologien, témoin la correspondance de la princesse avec Guillaume Briçonnet.
Ne redisons pas encore les hommages reconnaissants qu'offrirent à Marguerite les esprits les plus distingués. Nous comprendrons mieux encore ces hommages quand nous aurons vu la princesse enrichir de ses propres travaux cette vie intellectuelle qu'elle honorait en la protégeant.
L'oeuvre à laquelle Marguerite a attaché son nom d'une manière impérissable, est l'Heptaméron, plus connu sous cet autre titre: les Contes de la reine de Navarre. Elle s'y est peinte elle-même, et elle y a peint son siècle. On trouve dans cette oeuvre toutes les tendances contradictoires du XVIe siècle: les souvenirs du moyen âge et les impressions de la Renaissance païenne, le sensualisme avec l'amour chaste, l'amour chevaleresque, l'amour qui s'immole au devoir; la profondeur du sentiment avec la légèreté de l'esprit et du langage; la raillerie qui se défie de l'attendrissement et qui sourit en essuyant une larme; la licence gauloise des vieux fabliaux et la grâce délicate qu'une société plus corrompue, mais mieux policée, jette comme un voile sur la crudité de la pensée; la foi naïve et profonde d'autrefois avec la libre pensée de la philosophie nouvelle et les préjugés du protestantisme, et aussi avec cette préoccupation théologique qui, familière à Marguerite, passionne facilement les conversations aux temps des luttes religieuses.
Les personnages de l'Heptaméron, ces seigneurs et ces belles dames que l'inondation du Gave retient dans une abbaye, ces aimables causeurs qui, chaque jour, sur le pré, se content des histoires (et souvent quelles histoires!), entendent tous les matins leur présidente, dame Oisille, leur expliquer la Bible avec une éloquence qui les touche profondément. D'après les travaux de la critique contemporaine, dame Oisille en qui l'on avait cru reconnaître Marguerite elle-même, serait sa mère, Louise de Savoie, non telle qu'elle était, mais telle que la voyait la piété filiale. Au commencement de la huitième journée, dame Oisille commente l'Apocalypse, «à quoy elle s'acquicta si très-bien, qu'il sembloit que le Sainct-Esperït, plein d'amour et de doulceur, parlast par sa bouche; et, tous enflambez de ce feu, s'en allèrent ouyr la grand messe...» Ils ne manquent pas, du reste, d'assister chaque matin au saint sacrifice... Et ils osent invoquer l'inspiration du Saint-Esprit pour leurs étranges récits! Est-ce là, de la part de Marguerite, une raillerie protestante? Ne serait-ce pas encore un signe de ces temps où le mélange si fréquent du mal et du bien produit la perversion du sens moral? Je ne le crois pas. Si les contes de la reine de Navarre sont bien des fois licencieux, la conclusion en est souvent honnête. Comme dans ses poésies, Marguerite y joue volontiers le rôle d'un prédicateur. En faisant demander par les interprètes de sa pensée l'assistance du Saint-Esprit, elle ne se souvenait que du but qu'elle poursuivait, elle oubliait par quels périlleux sentiers elle y conduisait. Mais nous reviendrons sur cette délicate question.
D'ordinaire, ce sont les hommes qui, dans l'Heptaméron, narrent les anecdotes les plus scandaleuses, surtout lorsqu'elles dévoilent les ruses, la fragilité, la néfaste influence des filles d'Ève. Les femmes s'en vengent bien d'ailleurs, et dans leurs récits l'homme est généralement abaissé, la femme grandie. Ce sont des femmes, Oisille et Parlamente, c'est-à-dire, avec Louise de Savoie, Marguerite elle-même, qui élèvent le plus haut la gloire de leur sexe. Une jeune femme unie à un vieil époux et lui demeurant fidèle en renonçant au monde, en vivant au service de Dieu; une autre sacrifiant sa vie à son honneur; une troisième, secrètement mariée à l'homme qu'elle aime, et souffrant mille tourments pour lui, même quand cet homme la trahit; une noble fille du peuple défendant sa vertu contre un grand seigneur «qu'elle aymoit plus que sa vie, mais non plus que son honneur», tels sont les tableaux où...