Michèle Cohen Hadria: Il me semble que tout ce nous vivons n'est qu'une des conséquences de la fin de la Guerre froide à travers la mondialisation et les dérégularisations qu'elle entraîne. Au fond, la mondialisation pour moi est une histoire de puissance. Elle n'a rien d'égalitaire et a été précédée par d'autres mondialisations au long de l'histoire, telles celles des empires (grec, byzantin, romain, perse, islamique, ottoman puis l'expansion coloniale européenne et aujourd'hui par ce qu'on appelle l'Occident). Ce bouleversement total, global, t'a-t-il amenée à réfléchir sur cette problématiques des murs qu'on érige dans le monde face au flux des migrations?
Moufida Fedhila Draw me world from memory (2008) drawings, dimensions variable
Moufida Fedhila: A vrai dire, je ne me suis pas posé autant de questions sur l'histoire. Ce qui m'intéresse surtout est ce que nous vivons, là, maintenant. Ce qui est central pour moi est le corps et son déplacement dans un contexte géopolitique. Dans les années 2000, parler des clandestins a pris une ampleur incroyable. J'avais l'impression que les puissances économiques ne s'en souciaient pas du tout auparavant. Tant que l'économie fonctionnait, peu importait si ces populations se déplaçaient à la recherche d'un travail ou si, parce que le climat avait changé, des catastrophes naturelles avaient poussé certains d'entre eux à trouver un autre lieu où vivre. Moi, la question que je me pose est de savoir, ce corps, comment vit-il? Comment se déplace-t-il face à ces nouveaux codes politiques et géopolitiques? Tous ces paramètres influent sur cette notion de corps.
Michèle Cohen Hadria: Tu veux dire ce corps qui se déplace à travers des espaces qui ne sont plus natifs?
Moufida Fedhila: Ce corps est confronté à une limite. Quel événement me contraint à une limite par rapport à mon corps? Le corps est déjà une limite. Géographiquement, géopolitiquement on ne peut pas se déplacer comme cela. Mais il y a aussi tout ce qui se passe dans ce corps, sa pensée, son ressenti. Où place-t-on la limite? Avec My Island mon travail prend une dimension plus explicite par rapport à la géopolitique. Face à la mondialisation la question est de savoir où les individus se placent. J'étais intéressée par les textes de Paul Virilio sur la vitesse et la disparition qui étaient en avance sur leur temps. Car c'est cela ce qu'on retrouve aujourd'hui, ses idées sont devenues très actuelles. De quelle façon vivons-nous dans ce monde où on nous présente la globalisation et le capitalisme comme des « systèmes ouverts », donnant accès à plus de richesses, y compris au niveau personnel. En fait, c'est tout le contraire, ce monde ne fait que nous enfermer. Ce paradoxe du profit, je voulais le mettre en évidence. Car on crée au contraire des îlots où on contient les individus. Dans le passé, le système communiste n'a pas marché. Maintenant c'est le système capitaliste, qui lui non plus ne marche pas. Où trouver l'alternative? Peut-être dans la politique participative? Je me suis posé ces questions au-delà des intérêts d'un seul pays, comme la Tunisie. Aujourd'hui, on ne peut plus se limiter à un seul territoire. Tout est relié.
Michèle Cohen Hadria: Tu évoques souvent un « espace sans limite »... Est-ce chez toi une forme d'utopie?
Moufida Fedhila: Je ne sais pas si c'est une utopie... La chose qu'on peut en dire me vient de la physique quantique et de la « théorie des cordes » dont je t'avais parlé. C'est quelque chose qui me parle, de penser que les choses ne s'arrêtent pas simplement là...
Michèle Cohen Hadria: A leur limite visible?
Moufida Fedhila: Oui, je pense qu'il y a une autre manière de penser: Y a-t-il plusieurs mondes ou un seul?
Moufida Fedhila Noise of Silence (2007) stills from experimental film, black and white, 8 min. projected on Wall in via Anelli, Padoua, Italy
Michèle Cohen Hadria: Tu as à coeur de décloisonner l'espace dans tes travaux En créant un mur à la galerie Noloco de Padoue, tu faisais références à d'autres murs qu'on érige dans le monde, en Palestine, au Mexique, en Afrique... Mais à Padoue, en Europe même, cela semble presque incroyable...
Moufida Fedhila: Peu de gens savent cela.
Moufida Fedhila A Wall for Everyone (2007) installation, parpen, black light, 200 x 300 cm.
Michèle Cohen Hadria: Dans ce travail tu dialectises la limite. Pour toi un mur génère un autre espace que celui de la séparation, mais aussi des comportements, des usages...
Moufida Fedhila: Le mur sépare et relie. Cela paraît difficile à concevoir mais il crée une nouvelle vie autour de lui. C'est très complexe...Comme dans la ville Tijuana où une vie s'organise autour du mur érigé entre Mexique et USA.
Michèle Cohen Hadria: La lumière bleue sur ce mur construit dans la galerie avait un sens particulier?...
Moufida Fedhila: Je voulais créer un côté science fiction. Donner à vivre quelque chose qui ne soit pas tout à fait la réalité, procurer au visiteur un état de sensation autre, le faire déambuler entre le réel et l'irréel...
Michèle Cohen Hadria: Quelle fut la réception de cette oeuvre à Padoue?
Moufida Fedhila Noise of Silence (2007) stills from experimental film, black and white, 8 min. projected on Wall in via Anelli, Padoua, Italy
Moufida Fedhila: Les habitants vivaient très mal ce qui se passait. Quand je me proposais d'aller poser des questions aux migrants, ils avaient peur pour moi. En fait, ils ne savaient que faire avec ce lieu-là, c'était une blessure tellement douloureuse. Quand je m'en suis approchée, j'ai vu un check-point et la police qui patrouillait et ne laissait entrer personne. Même les gens qui vivaient au-delà du mur m'ont demandé de partir. Pour eux, je n'avais pas à être là. Le seul qui a voulu m'en dire plus, c'était un imam, responsable d'une mosquée située à l'intérieur de ce lieu ostracisé. J'ai senti qu'il avait besoin de me parler de cette situation d'enfermement. Là, des émigrés jouaient au baby-foot ou improvisaient un marché entre eux, un petit monde se créait à l'intérieur de ces murs.
Michèle Cohen Hadria: Etait-ce une sorte de camp?...
Moufida Fedhila Noise of Silence (2007) stills from experimental film, black and white, 8 min. projected on Wall in via Anelli, Padoua, Italy
Moufida Fedhila: C'est un immeuble abandonné où survivent des clandestins au-delà d'un mur de quatre vingt quatre mètres sur trois mètres de haut qui fait l'impasse avec un immeuble. Un non-lieu, je dirais, suivant l'anthropologue Marc Augé qui, dans Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, exprimait ce sentiment d' « un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel ». Ce qui ressort de ce film court The Noise of Silence; un paysage traumatisé, une vie en suspens. Un camp! Oui, ce camp qui devient pour Giorgio Agamben le paradigme extrême de notre monde moderne.
Michèle Cohen Hadria: De quoi ce mur protégeait-il les habitants?
Moufida Fedhila: Il était censé être « provisoire » pour stopper le trafic des revendeurs de drogue et mettre un terme aux violences récurrentes. Il est vite devenu emblématique: on le comparait au mur de Berlin. En définitive, il n'a servi à rien: les émigrés l'escaladaient quand même. Ce quartier est essentiellement habité par des émigrés. Le check-point et les policiers ont fini par les stigmatiser. Dans A wall for Everyone j'érigeais à mon tour un mur coupant la galerie en deux, pour mettre à l'épreuve le corps du visiteur, l’espace en lui-même, à travers ce mur qui isole son corps du reste de la pièce et de la réalité du mur à Padoue. Si mon mur de parpaings était éphémère, celui de Padoue est réel, durable et insupportable.
Michèle Cohen Hadria: Comment ont-ils ressenti la métamorphose de la galerie?
Moufida Fedhila: Beaucoup connaissaient bien cette galerie et y venaient souvent. Soudain, c'était un lieu coupé en deux. Je voulais voir le corps déambuler dans cet espace transformé. C'était aussi une forme de dérision de dire: « Je peux faire ce que je veux de cet espace »... C'était absurde car quand j'ôterai ce mur l'espace redeviendrait tel quel. J'ai conçu ainsi une pièce essentielle, minimaliste, mais qui confronte le corps.
Michèle Cohen Hadria: My Island montre une sorte de dérive des continents où chaque pays semble se refermer sur lui-même comme une boucle...
Moufida Fedhila: Presque comme des plaques.
Michèle Cohen Hadria: Est-ce une carte politique et migratoire?..
Moufida Fedhila My Island (2008) installation, wood, acrylic, 240 x 470 cm and video, 4 min 47, black and white
Moufida Fedhila: Je me suis inspirée du travail de l'architecte, designer, inventeur et futuriste américain, Buckminster Fuller, qui fut l'un des premiers à propager une vision systémique du monde. Il s'intéressait à l'écologie et à la communication. Il a conçu des projets très intéressants. Il était respecté dans son milieu, pour ses vues avant-gardistes.
Michèle Cohen Hadria: Nous avons évoqué l'autre jour la relativité de la ligne d'horizon qui n'est qu'un concept, car à mesure qu'on avance, cette ligne se déplace... Il n'y a pas réellement d'horizon. Concernant ton travail sur les cartographies et les points cardinaux tu joues de cette même relativité?...
Moufida Fedhila: Tout à fait. J'ai fait des recherches sur les cartographies. Pour Jean-Claude Groshens, « La cartographie vit de cette sorte d'ambiguïté qui la situe à la confluence de la science exacte et de l'art ».24 Le géographe-cartographe, à travers l'imagerie satellitaire et des systèmes de projections, « invente » une représentation visuelle de ces informations géographiques primaires. Il élabore l'architecture, prépare sa carte comme un peintre, sa toile avant d'y appliquer les formes et les couleurs. La lecture d'une cartographie ne montre jamais exactement où commence et finit un territoire. Et lorsqu'on se rend sur place, on comprend qu'il n'existe aucune frontière absolue. Dans ma série de dessins intitulée Dessine-Moi le Monde Mémoire, j'invitais des passants, les gens de différents pays, à tracer les contours du monde, à se confronter à la vulnérabilité de la mémoire, avec un droit à l'erreur. Ballotté entre ces constructions et ruines qui s'y côtoient, le dessin indique un lieu habitable. Le public s'est donc attaché à un exercice complexe: dessiner de mémoire la carte du monde. Entre simplification extrême des continents, symbolisation du monde et compte rendu des détails et tracés, on aboutit à une accumulation de visions, de souvenirs et de conceptions toujours différentes.
Michèle Cohen Hadria: Une limite conceptuelle...
Moufida Fedhila: Conceptuelle, mais en s'approchant de la réalité, on perçoit toute l'organisation d'un pays... c'est plus palpable dans les pays du Sud: ici s'arrête la Libye, là commence la Tunisie... On ressent peu à peu une présence policière. Tout est contrôlé. Et même si une frontière peut nous sembler conceptuelle, elle ne l'est pas pour un état. Il existe un quadrillage.
Moufida Fedhila In You We Trust (2011) installation, mixed media, 470 × 240 cm
Michèle Cohen Hadria: Ton installation de drapeaux tunisiens exprime un norme analogue, nationale, linguistique, sociale. N'était-il pas risqué de l'exposer dans le climat de la révolution? Tu as décomposé le graphisme des drapeaux, en as découpé le centre comme pour le vider de ses emblèmes, le croissant et l'étoile, que tu as placés au sol..
Moufida Fedhila: Le drapeau est présent dans toute révolution, c'est le symbole de la patrie. En Tunisie, plus on avançait dans les événements, plus on s'attachait à cet emblème dont on ne connaissait pas forcément l'histoire. En faisant des recherches historiques, j'ai compris que peu de gens connaissent la signification de cet emblème. Le rouge du drapeau tunisien symbolise le sang des martyrs. Mais quels martyrs? La plupart des Tunisiens pensent qu'il s'agit des martyrs qui ont libéré la Tunisie du Protectorat français. C'est faux. Il symbolise le sang des combattants ottomans pour conquérir la Tunisie tombée aux mains des Espagnols. Au fond, le drapeau tunisien est une version exacte de celui ottoman, mais inversé. Les drapeaux turc et tunisien sont très semblables en fait, ils ont la même étoile, le même croissant. Ce qui les différencie c'est le cercle blanc sur lequel sont placés le croissant et l'étoile dans le drapeau tunisien. Les Beys qui gouvernaient la Tunisie ont consenti à la France d'instaurer son protectorat, car le pays vivait une crise économique.
Michèle Cohen Hadria: Pourquoi avoir posé à plat les emblèmes du croissant et de l'étoile sous les drapeaux alignés?
Moufida Fedhila: Pour traiter du côté fétichiste de tout drapeau mais aussi par rapport à l'état de la société tunisienne après la révolution. Ce drapeau était omniprésent depuis la révolution du 14 janvier 2011. Il a depuis, envahi la rue, symbolisant la contestation du pouvoir. C'est devenu un fétiche dans l’imaginaire collectif cristallisant les espoirs et les enjeux d’une nation à reconstruire. La question de l'identité ne se posait pas auparavant. Or peu à peu on a senti un nouveau sentiment émerger par rapport à la religion. Et je voulais problématiser cette question de l'identité et dire que finalement on ne fait que se cacher derrière ces symbo...